Pas une minute de plus

nat28

BONUS ! Appel à texte refusé, alors je vous le mets ici ;-)

            Elle ne se souvenait pas de leur rencontre, de cette première minute où leurs regards s'étaient croisés.Ils étaient chez de vagues connaissances, pour une soirée, ils avaient dû se faire la bise, par politesse, lorsqu'ils avaient été présentés l'un à l'autre. Il était seul et disponible, elle était en couple et préoccupée. Comment aurait-elle pu imaginer qu'à cause de cette unique minute, sa vie allait changer ?

            Elle était venue avec son fiancé de l'époque, un intellectuel auto-déclaré qui écrivait son premier roman depuis bien trop d'années pour espérer le terminer un jour. C'était un incompris torturé, selon ses propres dires et un homme pas vraiment agréable, pour le reste de l'humanité. Elle avait été séduite par son côté artiste et bohème, mais les désillusions avaient commencé à la minute où elle avait mis un pied chez lui, dans son studio d'étudiant au septième sans ascenseur d'un immeuble Haussmannien du 1er arrondissement. Les premiers temps, aveuglée par le romantisme de cette histoire d'amour hors norme, elle avait tout accepté, des emprunts d'argent jamais remboursés aux nombreux flirts plus ou moins poussés avec des jeunes filles subjuguées par son air maussade et sa barbe de trois jours. Elle passait la plupart de ses soirées seule, assise sur son canapé, à fixer l'horloge murale de sa cuisine dont les aiguilles essayaient de lui dire qu'elle perdait son temps. Il était rapidement venu s'installer chez elle, dans son appartement bien plus grand et confortable que la chambre mal isolée qu'il occupait sous les toits, envahissant son espace et phagocytant sa vie. Elle devait toujours être disponible pour lui, mais aussi s'occuper de toutes les tâches ménagères, car la fibre créatrice semblait empêcher l'écrivain de pousser un balai. Le destin avait d'autres projets pour lui que de l'envoyer deux fois par semaine au Shoppy.

            Et puis un jour, elle en avait eu assez . Plus précisément à la minute où elle avait ouvert un œil, le matin de la fameuse soirée, en entendant le son strident du réveil-matin. Une fois de plus, elle allait passer sa journée dans un bureau froid et sans âme, à vérifier des livres de comptes, tandis que son petit ami resterait à ne rien faire sur le canapé du salon. Elle avait donc réfléchi à une manière diplomatique de le quitter, et au fur et à mesure de la journée, ses pensées l'avaient conduite à plutôt chercher un moyen efficace de le chasser de chez elle le plus vite possible. En rentrant du travail, elle s'était préparée sans entrain pour l'accompagner à cette fête où elle ne connaîtrait personne, mais où elle était attendue pour être présentée aux amis de l'homme qu'elle était sur le point de quitter.

            “A quoi bon ?” avait-elle pensé pendant une seconde, avant de se dire que cette soirée serait l'occasion de voir à qui elle allait échapper en mettant fin à sa relation amoureuse bancale.

            Lui, il s'en souvenait parfaitement, de cette fête. Il était encore à l'aéroport, de retour de New York, quand il avait reçu un message d'un de ses amis qui le suppliait de l'accompagner à une soirée organisée par sa sœur. Ne connaissant personne mise à part sa cadette, il ne voulait pas se retrouver isolé avec son verre de punch à la main, à tuer le temps en attendant qu'on daigne lui adresser la parole. Malgré les effets anesthésiants du décalage horaire, il avait accepté de répondre positivement à cet appel à l'aide, comptant sur l'alcool pour l'aider à s'endormir avant 5 heures du matin. Il s'était rapidement brossé les dents dans les toilettes du Terminal 2Eavant de sauter dans un taxi pour se rendre à la soirée, ne changeant même pas de chemise et n'essayant pas de discipliner ses cheveux froissés par le voyage. Après tout, il n'était pas vraiment attendu et il ne pensait pas faire de rencontre importante ce jour-là. Et puis il l'avait vue.             

            A la minute où elle était entrée dans son champ de vision, il avait tout oublié : la fatigue, le bruit, sa résolution de ne plus se mettre en couple après plusieurs histoires décevantes… Même l'homme qui se tenait à ses côtés avait été balayé de la scène, car en cet instant, il n'y avait qu'elle. Lui se souvenait clairement de leur rencontre, de cette tempête qui avait éclaté sous son crâne, de son cœur qui s'était mis à battre à cent à l'heure, de ses mains, soudain moites… Il n'avait ressenti cela face à une femme qu'une seule fois dans sa vie, quand une de ses camarades de classe lui avait demandé d'être son petit ami, au collège, en classe de quatrième. Il n'avait fallu qu'une seconde pour le propulser vingt ans en arrière, à une époque où il ne savait que bafouiller devant une fille qui lui plaisait. Et c'est quasiment ce qui était arrivé, ce soir-là, face à elle. Il n'avait pu bredouiller qu'un vague “bonsoir” avant de retourner vers son ami qui, ayant remarqué son état, s'était gentiment moqué de lui.

            Qu'est-ce qui avait bien pu l'attirer chez elle à ce moment-là ? Elle n'était pas particulièrement apprêtée, elle ne parlait à personne et elle avait un air dur et fermé.   Elle n'avait pas envie d'être là, ce soir-là, pas envie d'être avec cet homme-là, qui ne lâchait pas son bras, qui riait trop fort et qui avait visiblement trop bu. L'hostilité était visible derrière son air poli, et malgré cela, il était tombé amoureux, en une seconde. Le coup de foudre.

            Il avait tenté de lui adresser la parole pendant la fête, guettant le moment où elle se détacherait de son compagnon, pour aller au buffet, ou pour échapper à son monologue ennuyeux et auto-centré. Bien qu'il ne le connût pas, il ne supportait pas cet homme, qui se donnait un genre et qui monopolisait l'attention. Chaque minute passée à quelques mètres de lui semblait durer des heures, et pas des heures agréables. Mais quel autre choix avait-il ? S'il voulait rester près d'elle, il ne pouvait s'extraire de la logorrhée de ce type. Sa stratégie d'attente n'avait même pas été payante et elle était repartie avec l'autre...

             Cet autre homme, elle l'avait quitté le soir même et elle l'avait envoyé dormir sur le canapé pour ne pas retomber dans ses filets. Il savait se montrer tendre et romantique quand cela lui était absolument nécessaire. Il savait très bien mentir, aussi. Elle s'était déjà laissée piéger, plusieurs fois, mais ce soir-là, une minute avait suffi pour la décider à le quitter, définitivement. Pendant la soirée, il avait souri à une autre femme, plus jeune, plus belle, plus gaie... Ce n'était pas la première fois bien sûr, mais cela avait été la fois de trop. Elle n'en pouvait plus de supporter tout ce cirque, elle n'en pouvait plus de passer des heures à pleurer, enfermée dans sa propre salle de bain, tandis qu'il riait avec ses amis, dans le salon, juste derrière la cloison. Cette nuit-là, elle ne céderait pas, elle ne laisserait pas son corps lui dicter sa conduite. Sa tête avait enfin pris le pouvoir. Bien entendu, elle  n'avait pas pu trouver le sommeil, et elle était restée allongée sur le dos, dans son lit qui lui paraissait soudain trop grand, à regarder défiler les heures en fixant son plafond.

           Pendant plusieurs jours, il s'en était voulu. Il n'avait pas osé faire le premier pas, ni même demandé le prénom de l'intrigante inconnue à ses hôtes d'un soir. Comment allait-il la retrouver ? Le hasard avait placé cette femme sur son chemin une fois, il n'aurait certainement plus autant de chance. Il se trompait. Dix jours plus tard, alors qu'elle n'occupait plus ses pensées en permanence, seulement lorsqu'il traversait un instant d'inactivité, il l'avait recroisée tout bêtement en allant chercher du pain à la boulangerie. Elle était entrée dans la boutique juste derrière lui, et, pour une fois, il avait tourné distraitement la tête en entendant le carillon sonner, chose qu'il ne faisait jamais en temps normal. Pendant un instant, il avait été incapable de bouger ou de parler, la fixant, bouche bée, tandis qu'elle cherchait des pièces de monnaie dans le fond de son sac. Et puis il s'était repris et il l'avait salué, comme un vieil ami perdu de vue de longue date.

           Dans un premier temps, elle ne l'avait pas reconnu. C'était logique : après tout, elle ne l'avait vaguement croisé qu'une fois pendant une soirée durant laquelle son esprit était tourmenté par l'imminence de sa rupture. Elle aurait pu l'ignorer, cet inconnu qui lui disait bonjour, mais quelque chose dans son sourire l'avait inexplicablement attirée. Une sorte de sincérité mêlée à une joie réelle de la revoir qui lui avait fait le plus grand bien.

           Depuis qu'elle avait mis fin à  sa relation avec son petit ami parasite, chaque minute lui paraissait terne et triste. Elle se forçait à aller travailler pour se changer les idées, elle voyait ses amies avec qui elle discutait pendant de longues heures pour se convaincre du bien fondé de sa rupture. Elle savait que se séparer de cet homme qui ne la respectait pas plus qu'il ne l'aimait était la meilleure décision qu'elle avait prise depuis longtemps. Malgré tout, elle n'arrivait pas à se sortir de la déprime qui teintait sa vie de gris. Rester dans son appartement était oppressant, sortir de chez elle était épuisant... Ce matin-là, elle s'était forcée à enfiler un pantalon de jogging et un vieux pull pour sortiret acheter du pain frais. Elle avait besoin de prendre soin d'elle, mais elle n'en avait ni le courage, ni l'énergie.

           Et puis il y avait eu ce sourire.

           Il l'avait attendu à la sortie de la boulangerie, et toute sa vie, elle se demanderait pourquoi il l'avait fait. Elle était mal fagotée, pas coiffée ni maquillée, avec le pli de l'oreiller encore marqué sur sa joue, et pourtant, il était là, sur le trottoir, quand elle était sortie avec sa demi-baguette sous le bras. Lui affirmait qu'à cet instant, il l'avait vue comme la plus belle femme du monde, et que son opinion n'avait plus changé depuis. Elle avait toujours pensé qu'en cette minute, elle se présentait sous son plus mauvais jour, et qu'elle avait eu beaucoup trop de chance de tomber sur un homme comme lui. Il lui avait proposé d'aller prendre un café, elle lui avait répondu que, du fait de sa tenue plus que négligée, elle préférait rentrer chez elle. Avec lui. Elle avait mis en route la cafetière et était rapidement passée dans la salle de bain pour se changer et mettre un peu d'ordre dans ses cheveux, et elle l'avait rejoint au salon, en souriant, enfin.

            Ils ne l'avaient même pas bu, ce café. En lui tendant sa tasse d'une main un peu tremblante, elle avait frôlé ses doigts et un courant électrique les avait parcouru tous les deux, au même instant. Il avait dû la retenir pour qu'elle ne tombe pas sous le choc de ce coup de foudre délicieux et inattendu. Mettant de côté leurs inhibitions et leurs bonnes manières, ils s'étaient déshabillés mutuellement et avaient fait l'amour, sauvagement, sur le canapé, entre un vieux magazine et une pile de linge à repasser.Leur étreinte n'avait duré que quelques minutes, quelques minutes passionnées, quelques minutes délicieuses, quelques minutes inoubliables qui, malgré leur côté bestial et instinctif, allaient sceller ce qui deviendrait l'amour de leur vie.

           Le moment qui avait suivi le réveil de leurs deux corps avait pourtant été très gênant. Ils ne se connaissaient pas, et pourtant, ils étaient là, l'un devant l'autre, nus et exposés, encore haletant et presque honteux d'avoir laissé libre cours à leur instinct. Elle avait filé dans sa chambre pour se rhabiller, il s'était replié dans la salle de bain pour prendre une douche et remettre de l'ordre dans ses idées. Il avait rêvé d'une histoire romantique, et il venait peut-être de tout gâcher. Se traitant intérieurement d'idiot, il s'était recoiffé rapidement avant de retourner dans le salon boire son café, froid désormais. Il avait besoin de se donner une contenance, besoin de prétendre que tout était parfaitement normal.Elle aussi, en sortant de la chambre, avait joué le jeu de l'hôtesse polie et ils parlé de tout et de rien, leur tasse à la main, jusqu'à l'heure du déjeuner. Il avait alors proposé d'aller au restaurant, et elle avait accepté.

           La force des choses fit que, de ce jour, ils ne se quittèrent plus, tout en restant chacun chez soi durant les premiers mois. Après un départ quelque peu précipité, leur relation avait besoin de se construire tranquillement, au gré de dîners et de week-end en amoureux. Ils savaient qu'ils devaient prendre le temps de se connaître et d'apprivoiser leurs univers respectifs, même si leurs peaux, leurs mains, leurs bouches se reconnaissaient à la seconde où ils se touchaient. Le corps ne suffisait pas, le cœur devait suivre. La tête aussi, même si elle était bonne dernière.  Les heures partagées ensemble passaient comme des minutes, celles où ils étaient séparés semblaient durer des années. Le moindre retard à un rendez-vous entraînait chez l'un comme chez l'autre une surveillance frénétique de la grande aiguille de leur montre. Ils s'aimaient comme des adolescents, ignorant le regard des autres lorsqu'ils se baladaient main dans la main, riant pour un rien et en ne pensant pas au lendemain.

            Et puis le temps des premiers projets communs étaient arrivés. Il ne s'agissait plus de réserver un week-end au bord de la mer, mais plutôt de décider de la destination des prochaines vacances ou de la famille dans laquelle passer les fêtes. Les choses sérieuses commençaient. Il avait pris l'initiative de proposer un séjour en Espagne. Deux semaines. Du sérieux. Elle avait accepté sans trop réfléchir, et après une minute de réflexion, elle avait réalisé que ce voyage était une sorte d'officialisation de leur relation. Elle lui avait alors dit que le moment d'annoncer à leurs proches qu'ils étaient un couple, un vrai, était sans doute venu. Il avait souri. Et il avait acquiescé.

            Elle n'oublierait jamais l'expression de joie sur le visage de sa mère, à la minute où elle lui avait annoncé qu'elle avait trouvé “le bon”. Bien que toujours discrète quand il s'agissait des fréquentations de sa fille, la sexagénaire désespérait de la voir heureuse en amour un jour. Mais à l'instant où elle avait prononcé le nom de l'homme qui la rendait heureuse, avec un éclat dans le regard inédit et joyeux, sa mère avait su que c'était vraiment le bon, cette fois.

            Il avait profité d'une soirée entre amis pour annoncer à ses proches qu'il s'était enfin “casé”. Du fait de sa personnalité timide et de sa discrétion quant à ses conquêtes féminines, ses proches avaient immédiatement compris que c'était du sérieux. Un déjeuner dominical chez ses parents avait été l'occasion de présentations officielles, dont les premières minutes avaient traduit l'embarras des protagonistes de cette rencontre inattendue. Lorsque son père avait embrassé sa compagne sur les deux joues, dans un geste enthousiaste et spontanée, la glace avait été rompue et ils avaient tous discuté de bon cœur durant le repas.

            Ne supportant plus de perdre du temps à aller de l'appartement de l'un à celui de l'autre, fatigués de ne pas trouver de sous-vêtements propres dans une chambre qui n'était pas la leur, ils décidèrent de s'installer ensemble, un an exactement après s'être rencontrés. Ils ne savaient pas qui avait eu l'idée en premier : cette dernière avait surement mûri en même temps dans leurs deux esprits. Faire leurs cartons leur avait pris un temps fou : ils avaient convenu de quitter leurs logements respectifs pour trouver un endroit rien qu'à eux, mais déplacer des années de souvenirs n'était pas une mince affaire. Elle avait fait du tri, il avait négocié plus de place dans le grand placard de l'entrée de leur nouvel appartement. Une demi-douzaine d'amis leur avait prêté main forte pour le déménagement, et à la minute où ils étaient tous partis, après avoir monté les meubles et les boîtes étiquetées “cuisine” ou encore “salle de bain”, les nouveaux locataires s'étaient précipités dans la chambre pour s'étreindre sur le matelas posé à même le sol. Ils vivaient ensemble, enfin.

            Et la vie avait suivi son cours. Une petite routine très agréable s'était installée : il préparait le petit-déjeuner, elle s'occupait du dîner, ils se racontaient leur journée en prenant une tisane, emmitouflés dans un plaid sur leur canapé, ils ne regardaient jamais un épisode d'une série l'un sans l'autre, ils se répartissaient les tâches ménagères le samedi, et ils allaient au marché le dimanche matin… Certains de leurs amis se moquaient gentiment de leur vie bien rangée, d'autres appréciaient les invitations à dîner et les soirées jeux de société. Ils n'oubliaient pas de s'étonner, souvent, avec une petite attention ou une grosse surprise. Et puis un jour, il prit son courage à deux mains, il attendit la minute où le coucher de soleil était le plus beau sur le toit de l'immeuble, et il la demanda en mariage. Elle n'hésita pas une seconde et se jeta dans ses bras en hurlant “oui !” et en retenant les larmes de joie qui lui montaient aux yeux.     

            La préparation du mariage avait pris 6 mois, la cérémonie, une heure et le reste de la journée était passé à la vitesse de l'éclair. Ils leur avaient semblé qu'ils n'avaient pas eu une minute à eux, ni à consacrer à leurs invités. Le Livre d'Or disait pourtant le contraire : tous avaient passé une merveilleuse journée et leur souhaitaient d'être heureux. Et c'était ce qu'ils avaient prévu, bien entendu.

            Cette union devant Dieu et devant l'officier de l'état civil semblait tout naturellement conduire le couple sur la voie de la parentalité, et leurs proches ne manquaient pas de faire des allusions à ce sujet dès qu'ils en avaient l'occasion. Ils voulaient des enfants et la quarantaine approchait à grand pas, mais ils voulaient aussi se donner un peu de temps. Ils pensaient que la question n'était pas si urgente que ça. Et puis le diagnostic tomba.

            Pendant plusieurs semaines, il s'était senti fatigué. Lui qui allait courir régulièrement avec ses collègues le midi, s'était surpris à être essoufflé en montant des escaliers. Il avait tout d'abord mis cela sur le compte de l'épuisementet du stress, l'entreprise dans laquelle il travaillait étant en train de traverser une crise financière préoccupante. Comme elle lui trouvait le teint pâle et l'appétit en berne, elle l'avait poussé à consulter son médecin et à subir plusieurs analyses. Il prenait toute cette affaire à la légère, estimant qu'elle s'inquiétait trop et que tout rentrerait dans l'ordre après un peu de repos. Il était donc confiant et détendu en ouvrant l'enveloppe qui contenait les résultats de sa prise de sang, mais à la minute où il comprit ce que les conclusions des analyses signifiaient, une angoisse incontrôlable s'empara de lui. Elle ne put s'empêcher de remarquer sa détresse, elle le connaissait trop bien. Lui qui ne se plaignait jamais, qui était toujours de bonne humeur et plein d'énergie, voilà qu'il tombait lourdement sur une chaise, avec un air incrédule. Elle se précipita vers lui et le somma de lui dire ce qui n'allait pas. Ce qu'il fit, après quelques secondes, le temps de reprendre ses esprits. Il était malade. Très malade. Probablement condamné.

            Au départ, elle refusa ce diagnostic. Elle exigea de lui qu'il aille demander un autre avis, chez un autre médecin, elle l'envoya chez tous les spécialistes qu'elle put trouver, et il lui fallut plusieurs semaines avant d'accepter l'horrible vérité : son mari, l'homme qu'elle aimait, celui avec qui elle avait décidé de passer sa vie, allait la quitter. Bientôt. Très bientôt. Bien trop tôt. .

            Ils décidèrent de se battre, de mettre toutes leurs forces dans un combat que le personnel médical disait perdu d'avance. Les miracles arrivaient, même dans des cas désespérés, alors pourquoi pas lui ? Elle l'accompagna à l'hôpital, à chaque fois, elle passa des heures à chercher des informations sur sa maladie, à essayer de trouver des solutions, à proposer des thérapies alternatives à l'équipe qui le prenait en charge. Les médecins la laissaient faire, voyant qu'elle avait besoin de s'impliquer et de lutter contre ce cauchemar qui avait débarqué sans prévenir dans sa vie. Il la remerciait de son implication et la rassurait, surtout quand il était au plus mal, car il l'aimait et il s'en voulait de l'abandonner, quand bien même il n'y était pour rien. Il savait qu'il ne s'en sortirait pas, il savait qu'il finirait dans un lit d'hôpital, relié à un moniteur et à un tas de tuyaux, mais il voulait prendre la vie au jour le jour, profiter de chaque minute qui lui restait, et surtout, donner assez de force à sa femme pour qu'elle continue à vivre, sans lui.              

            Chaque minute passée dans la chambre froide et impersonnelle du CHU était une minute de torture pour tous les deux, rythmée par le tic-tac de la grande horloge murale fixée au dessus de la porte. Où voulait-elle aller, cette stupide grande aiguille, elle qui ne faisait que tourner en rond ! Le traitement médicamenteux était douloureux, elle le savait, même s'il faisait tout pour cacher sa souffrance et elle aurait donné n'importe quoi pour que la perfusion passe plus vite. Elle en était venue à ne plus supporter les montres, les pendules et les réveils dont la marche des aiguilles lui rappelait ces horribles instants. Elle aurait donné des minutes, des heures, des journées entières de sa propre vie pour le soulager. Mais elle ne le pouvait pas. Elle ne pouvait pas non plus revenir en arrière, retrouver l'époque où leur seul souci était de s'aimer un peu plus chaque jour, ou même arrêter le temps et rester avec lui, main dans la main, pour toujours.

            Un soir, alors qu'ils dînaient dans leur appartement transformé en annexe médicale, il lui dit que, le moment venu, il souhaitait être débranché. Il refusait l'acharnement thérapeutique, il ne voulait pas qu'elle passe des semaines à l'hôpital, au chevet d'un homme qui ne pourrait plus lui parler, d'un homme qui n'attendrait plus que la délivrance de la mort, d'un homme qui ne serait plus lui. Elle avait beaucoup pleuré, il n'avait pas su quoi dire pour la consoler. Il n'y avait plus rien à faire, ils en étaient tous les deux conscients, c'est pourquoi elle lui promit d'agir, le moment venu. Et il reçut la détermination dans ses yeux comme la plus belle des preuves d'amour. Le lendemain, il était hospitalisé en urgence. Il ne revint jamais chez lui.  

            Elle serait seule pour se souvenir de cet instant, cette dernière minute où elle avait pu sentir son souffle faible, déjà presque éteint. Elle continuerait à vivre, sans lui, d'abord dans le deuil, entourée de sa famille et de ses amis, et après… Quoi ? Comment remplir ces minutes interminables et inutiles ? Il ne serait plus là.

            La ligne du moniteur, plate. Ses yeux, fermés, ses poings, serrés, son cœur, brisé, et libéré, enfin. Et la grande aiguille de l'horloge continuait son chemin.   

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