Passage à l’acte

leo

L’aboulie, au sommet de sa chaîne alimentaire allait cesser brutalement.

Henri et Hélène dévisageaient cette inconnue, sans pouvoir parer une seule seconde aux arguments plantureux qu’elle suggérait. Cette prédatrice avait lascivement pris possession de leur maison, de leur quotidien jusqu’à la chambre à coucher ou elle s’imposait désormais sans gêne, sans plus aucune révolte de ses victimes de premier choix.

Tassés dans leur canapé de bonne facture, vestige impayé d’un temps semblait-il  à jamais révolu, Hélène et Henri ne pipaient pas mots. Côte à côte, coude à coude, ils assistaient aux démonstrations convaincantes de la fieffée narratrice… 

L’écran plasma du salon endoctrinait ses âmes fragilisées,  par leur nouvelle condition de vie. Les multiples plans sociaux envisagés un temps furent avortés, délocalisant les emplois, les rêves des salariés, d’Henri. Ce funèbre coup du sort avait eu raison des éclats de rire  qui ricochaient il y’a encore deux ans  sur les murs, pour se planter en plein cœur de cette famille jusqu’alors à l’abri du besoin.

Hélène épiait, meurtrie, son époux, dévorant avidement les images, les corps, les femmes…

Le coiffeur n’était  plus, les dernières  gouttes de parfum s’étaient  évaporées, emportant avec elles toute la légèreté d’Hélène. Les tenues affriolantes ne plaisaient plus…elle le savait…Henri était obsédé, absent, silencieux, il n’était  plus le même : il déposait  les enfants à l’école et s’absentait  la journée durant, recherchant un emploi, mais que faisait-il vraiment ?

Les yeux embrumés, elle se perd à son tour dans le flot d’images tourmentées, disséquant la vie des autres pour oublier son désarroi, plus lourd à porter chaque jour.

 23HOO. Silencieux. Ils rejoignent le lit conjugal, laissant le dernier mot à la nouvelle maîtresse de maison. Dos à dos. Hélène s’endort prostrée…Henri se lève, s’habille à la lueur du poste qu’il finit par éteindre. En ce geste il pactisait ainsi avec la vile tentatrice, satisfaite d’avoir eu raison aussi aisément de son nouvel adepte.

L’âme révulsée, il prend ses clefs, croise dans la glace cet inconnu qui va passer à l’acte. Honteux, il fuit ce regard qui pourrait le retenir. Il ne tient pas à remettre à plus tard sa nécessaire décision, rester ce lâche qui l’habite depuis trop longtemps maintenant. Avant de claquer avec détermination la porte, il palpe dans sa poche, les outils du drame à venir : son sac, sa cagoule, sa paire de gant, son cran d’arrêt.

Il dérive, sans âme, sans scrupule, sans plus aucun amour propre.

Il sait qu’elle va sortir ce soir. C’est vendredi. Il a étudié ses moindres faits et gestes : elle sera au rendez vous, sortant de la maison cossue. Il avait méticuleusement prémédité son crime. Chirurgicalement, il avait balayé ses moindres  doutes, leurs opposant un réquisitoire sans appel : Sa condamnation, sa mise à mort…tels en avaient décidés unanimes ses jurés intérieurs, en âme et conscience.

La porte se refermant derrière elle… les lumières s’éteindront .Et c’est là, très vite, qu’il la lacérera sans vergogne, la videra de ses entrailles, de sa moelle, de son indispensable; chaque geste sera  précis, méthodique. Il ne lui faudra que quelques minutes, pour se transformer en bête, mutant irréversiblement …

La trotteuse, à bout de souffle, expire le compte à rebours fatidique.

Il pense une ultime fois à ses enfants, sa femme, qu’il doit sauver de son naufrage personnel.  La fameuse porte s’ouvre…la tant désirée, recélant tous ses désirs fantasmés dans les publicités sort de chez elle, se dandinant sur le trottoir comme une vulgaire putain qu’affectionnait Jack l’éventreur, se figeant en une pose provocante. Tapi dans l’ombre, il ajuste sa cagoule, enfile ses gants, il lui faut mettre un terme à ses tourments…

La vie réserve bien des surprises, lui qui la méprisait tant quand tout allait bien, elle qui puait de toute sa substance, de tout son contenu. Il l’avait toisé de toute sa grandeur supposée et n’avait  pas imaginé un seul instant qu'il l'approcherait d'aussi prêt. Elle était dans ses pensées, chaque jour, chaque nuit depuis trop longtemps. Désormais, elle sentait bon, elle était désirable et ce soir elle sera sienne,  elle lui appartiendra.

Les lumières éteintes, le quartier paisible, il s’approche de sa proie soigneusement sélectionnée. Son cœur bat fort quand sa main larde la panse de la malheureuse ; il s’acharne à déchirer de haine son enveloppe. Etendue, disséminée, il entame mécaniquement son prélèvement, jetant alentour des regards méfiants : ne pas être surpris.

Tremblotant, il achève la besogne et rentre chez lui entre excitation passée et vide intérieur.Ses  jambes flagellent, se dérobent et mettent à genou ce colosse d’argile,dégoulinant d'horreur, qui vomissait ses tripes. Reprenant possession de son corps, il se relève péniblement, extirpant  ses dernières larmes de culpabilité. Hélène debout, le dévisage, l’interroge d’un regard empli de détresse, de doute consommé, il l’a trompé c’est sûr …

Henri, sentencieux,  pose alors le sac sur la table, en sort  des chutes de pain frais du soir, des restes de poulet rognés et de frites atrophiées…un pot de confiture qu’il conviendra de gratter sur le dessus, quelques yaourts arrivés à terme, il en va de même pour certains plats cuisinés oubliés de l’opulence des heureux donateurs : les mêmes, agités sous leurs yeux affamés, quelques heures auparavant. Il sait que tout est encore bon, le temps du week-end. Le butin est suffisant pour subsister jusqu’à la prochaine levée d’ordure, dans deux jours …

Dans quelques heures  les enfants  déjeuneront à leur faim, ne se doutant pas du drame qui s’est joué.  Cette nuit  là, la télévision muselée, laisse s’achever les lourds sanglots d’un couple enlacé, comme pour retenir leur dignité perdue à tout jamais…leur paroi de velours qui choyait leur amour s'était effritée, bien malgré eux.

Au lendemain, de bonne heure et de mauvaise humeur,  Edmond pestait en découvrant son sac de la veille pillé de la sorte : « Putain de vermine ! De la mort au rat que je vais leur foutre à ces saloperies de greffiers lundi…qu’ils crèvent ses nuisibles… »

Sérial-précaire éviscérant les poubelles, c’est un job urgent à pourvoir dans notre pays…non sans risque.

Une semaine après, on pu lire dans la presse un banal fait divers: « Au bout du rouleau, un père de famille empoisonne sa femme et ses enfants. »

Edmond buvait un thé avec sa mie sous sa véranda, dernière de ses acquisitions, dont il était particulièrement fier. A la lecture de son quotidien préféré, un nouveau rictus se figea sur sa face méprisante. Sa gentillesse n’ayant d’égal que sa libido en berne, il invectiva de plus belle cette nouvelle information en prenant à témoin son épouse qui sursauta une énième fois : « Quel connard, empoisonner ses drôles et sa délurée plutôt que de se bouger le trouffion…c’est tellement facile d’être un lâche doublé d’une belle faignasse….hein maman ? On vit vraiment une drôle d’époque… »

Bertha, hocha de la tête, résignée à débattre avec sa bourrique de mari. Elle en avait cure  des faits divers, qu’elle qualifiait intérieurement « d’à la con d’Edmond… ».  Elle était d’ailleurs bien trop attristée pour tâcher de faire un semblant d’effort. En certains jours plus mélodieux, elle aurait surenchérit en se faisant l’avocat du diable. Elle se  délectait des fureurs cocasses de son sot d’époux, qui redoublaient de décibels jusqu'à ce qu’une quinte de toux eu raison de son « claque-merde à la con d’Edmond » comme elle se plaisait à se le commenter, en pareille circonstance. Alors elle se levait, lui apportait un verre d’eau avec un sourire malicieux qu’Edmond prenait pour de l'infinie tendresse.

Bertha était affectée par la mort des chats. Elle aurait tant aimée les caresser au moins une fois avant que ce « con d’Edmond » ne leur règle leur sort…ils auraient mérités, eux, de vivre….songeait-elle, en sa profonde solitude.

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