Tu n'es pas une paupiette

Giorgio Buitoni

Un autre extrait de mon roman.

En préambule : pour la compréhension du lecteur, sans le début du livre : la mère de Georges désespère d'être grand-mère. Elle envoie donc à Georges quantité de faux spams en provenance d' adresses mail fantaisistes créées de toutes pièces par ses soins. Georges n'est pas dupe. Il est en couple avec Amélie, mais n'ose l'avouer à sa mère. Et donc, les messages-spam, très peu subtils de sa maman, l'encourageant à trouver l'âme sœur, continuent à saturer sa boite mail.. A son grand désespoir. Bonne lecture.


C'est sans surprise, ce lundi matin à mon arrivée au C. que ma boite mail personnelle est à nouveau saturée de messages poubelles censés me guérir de mon célibat, ne laissant aucun doute sur l'identité de l'expéditeur.

Assez de le voir tout rikiki? La pompe à pénis est la solution.

Les femmes préfèrent les hommes bien durs. Le viagra peut vous aider.

La stérilité se traite, parlez-en à votre médecin.

Je suis coincé.

Mentir à Amélie pour ne pas la perdre, ou lui présenter ma mère et la perdre. Ne pas la lui présenter, et détruire le rêve de ma mère et la dernière volonté de Mamie. Ma vie ressemble à un de ces pièges chinois : plus vous  tentez de vous en libérer, plus il se referme.

Une fois, j'ai aimé une petite fille. Caroline incarnait un miracle de candeur.  Nous avions six ans, et  j'avais amené Caroline à la maison pour le goûter.  Dans la cuisine, ma mère fumait à la fenêtre - ma mère et l'ombre de cette main  invisible qui planait toujours près de ma joue en sa présence. Caroline et moi buvions du jus d'orange et mangions de la brioche en silence, et ma mère a dit en soufflant sa fumée :

" Ne boit pas trop de sucre, Georges, tu vas encore pisser au lit. Et je n'arrive pas à me débarrasser de cette odeur d'ammoniaque dans ta chambre, petit pisseur. "

C'est cela que je crains. Ma mère, la grande bousilleuse. Soyez sur qu'à la première occasion, elle  déballera tout mon passé de lavette à mon Amélie si je la lui présente.

Mes incontinences nocturnes jusqu'à dix ans passés.

L'épisode de la chaussette cartonnée de sperme découverte planquée dans mon armoire.

Mes bulletins scolaires maquillés au blanc correcteur...

Ajoutez cette histoire d'héritage.

Et notre petit secret.

Amélie ne doit pas savoir, maman. Jamais.

Et donc, je mens à tous le monde.

Le samedi midi, tandis que je déjeune chez ma mère en compagnie de mon frère William et de sa conquête de la semaine, Amélie me croit à taper le carton dans une association du centre ville. Mensonge. Mensonge.

C'est ainsi que, ce matin, ma mère m'informe au téléphone que Mamie Jeannette s'est prise d'intérêt pour la construction d'un puits destiné à alimenter en eau potable de jeunes écoliers guinéens. Mamie a  établi un chèque d'un million d'euros à l'ordre de cette association humanitaire bien connue. Ceci diminuant d'autant l'héritage promis par Mamie à William, ma mère et moi. Ma mère dit que, juste au cas où je ne voudrais pas qu'elle, qui s'est saignée aux quatre veines pour ses enfants, finisse ses jours dans la chambre-mouroir d'un hospice cradingue où les infirmiers sodomisent les locataires atteintes d'Alzheimer, eh bien, sans vouloir me presser, il serait temps que j'honore la promesse faites à Mamie. Trouver une amoureuse.

Piège chinois.

Piège chinois.

Ce lundi matin, nous ne siégeons pas à l'hémisphère sud du disque-table dans la salle de réunion au cinquième étage face à monsieur le directeur. Victor, mon patron, est souffrant. Monsieur Victori passe un examen radiologique, m'ont informé mes collègues à mon arrivée. La réunion de service est annulée.  La basse-cour du quatrième étage ne sait à quoi occuper son temps en attendant notre réunion de contrôle des flux codés intermittents, au septième étage.

Appuyer sur le bouton "refuser la réunion" en haut de votre écran.

De mémoire d'esclave, personne n'avait jamais vu mon patron malade.

Assis à mon poste, je jette un œil derrière moi : les boulettes de papier volent dans l'open-space, les corbeilles à papier se changent en paniers de basketball, les langues trempent dans les gobelets de café, les oreilles sont rivées au téléphone mobile à l'écoute d'une épouse ou d'un cousin éloigné.

Personne ne louche sur mon écran d'ordinateur.

Je clique  au hasard sur l'un des messages-poubelles de ma maman à l'écran : "La stérilité se traite, parlez-en à votre médecin". Le message pointe vers un article médical. Je lis :

"Il y a des risques d'infertilité si l'homme présente des varices autour des veines entourant les testicules. Cela peut perturber la formation des spermatozoïdes en augmentant la température du scrotum. Varicocèle est le terme médical en vigueur."

En vis-à-vis de l'article, il y a un schéma en coupe de testicule.

Ce mail est signé : Docteur Fairtile.

J'entends derrière moi mes collègues pouffer.

"Alors, Georges, un petit problème de roupettes?"

Ils se marrent.

Je me retourne et je souris.

Envoyez du positif : recevez du positif.

Tendez l'autre joue.

Loi de l'attraction et compagnie.

Ces foutus accords toltèques. 

Mais, tout à l'intérieur de moi, quelques voix obscures du passé me dictent de leur bousiller la face avec mon clavier d'ordinateur. De leur  enfoncer le crâne à coup d'agrafeuse. Ceci est déjà vu, déjà vu, maman.

" Hé, Georges, tu sais pourquoi Amélie n'aura plus ses règles à la ménopause? "

Je souris.

" C'est pour garder du sang pour ses varices. "

AHAHA.

Je repose mes yeux sur le schéma à l'écran. Ce schéma de testicule, pour moi, c'est comme la madeleine de cet écrivain français. Encore un souvenir à cacher à mon Amélie.

Seule ma mère et mon père savent cela. J'avais quatorze ans lorsque le médecin scolaire du collège m'a tâté les parties à la visite médicale, et m'a remis un papier à la fin de l'examen. Le papier disait : "varicocèle du testicule gauche à surveiller, Georges doit consulter un urologue. Signé : le docteur machin."

A l'époque, pour un gamin, "varicocèle" ça sonnait comme le cancer.

Ma mère  a téléphoné à l'urologue pour un rendez-vous.  

" Mon pauvre, Georges, tu ne nous auras rien épargné " avait-elle dit à la lecture du mot du médecin.

Mon père n'a rien dit. J'ignore où il était.

C'était bénin, a affirmé l'urologue. Mais une varicocèle non traitée, ce mauvais reflux sanguin dans ma bourse, pouvait occasionner une surchauffe de mes spermatozoïdes et entrainer une stérilité à l'âge adulte. Il fallait attendre la fin de la puberté et opérer.

Jusqu'à mes 17 ans, j'ai cru que je ne deviendrai jamais Père.

J'étais devenu cette affreuse version intermédiaire de moi-même, voûté et osseuse, avec la voix qui chutait comme d'un balcon entre deux mots, lorsque l'urologue m'a ouvert le ventre pour ligaturer les veines coupables de ce mauvais reflux sanguin dans ma bourse gauche. J'avais 17 ans. J'ai conservé de l'opération une cicatrice à l'aine.  Cette balafre brune au bas du ventre,  j'ai dis à Amélie que c'était un accident de mobylette.

Pardon, mon amour.

Ce n'est pas le pire.

A l'époque, j'adorais nager. Le samedi matin, ma mère flottait dans cette affreuse veste de jogging à capuche rose, son sac de sport sur l'épaule, un serre tête cranté dans ses cheveux jaune paille. Elle m'attendait en fumant cigarette sur cigarette dans le salon pour nous conduire à notre séance de natation. Ce qu'il y a, c'est qu'après l'opération, je refusais catégoriquement de l'accompagner à la piscine. Et un samedi, ma mère a croisé les bras et elle a dit :

" Encore tes testicules, pas vrai? "

Ses ongles vernis jouaient des gammes sur  son biceps. Une cigarette pendait à ses lèvres.

"C'est moi qui t'ai fait, Georges. Et j'en ai vu d'autre, montre moi..."

Non, je ne baisserai pas mon froc.

" Georges, tu vis sous mon toit, c'est moi qui paye le médecin... montre-moi ça. "

Les yeux de ma mère ont roulé vers le plafond. J'étais au milieu du salon, efflanqué et rouge de honte, avec l'ombre de cette gifle invisible planant tout près de ma joue, et  j'ai baissé mon froc.

A l'époque, ces amples caleçons de bain californiens n'existaient pas.

Suite à mon opération, ma couille s'était mise à enfler.

Et même dans les vestiaires de la piscine, ou semaine après semaine, des hommes velus au poitrail-buffet de nageur tombaient leur serviette devant tous le monde, vous n'auriez pu admirer une couille de cette dimension. Ni même dans aucune des vidéos pornos bizarres que je chipais à mon cousin.

Ma mère a rit. Tordue de rire. Une paupiette bien dodue, elle a dit.  On dirait une paupiette poilue. Le rire de ma Maman, c'était comme le rire de toutes ces filles que je n'avais jamais connues se moquant de ma queue. Avant même que je n'ai pu l'utiliser.

L'humiliation elle est quasiment inscrite dans mes gènes à présent.

Un projectile atteint mon oreille - un élastique.  Un pliage en papier atterrit sur mon bureau : c'est un origami en forme de pénis. 

" Cadeau, Georges! Pour remplacer le tiens! "

Je souris.

Je souris parce qu' une fois, dans ma jeunesse, je me suis laissé aller à répliquer. 

Oh, Maman, tu sais de quoi je suis capable lorsque ça va trop loin. 

Et donc, à l'époque, moi et mon scrotum boursoufflé, moi et ma paupiette garnie, nous sommes retournés consulter l'urologue.

" Qu'est-ce qu'il a cette fois, le gamin?", a demandé l'urologue.

L'urologue était perplexe. Il a palpé ma burne et a froncé les sourcils. La peau autour de mon testicule était tendue comme une peau de tambour. Si tendue que les fins capillaires violacés affleuraient sous la peau. De la crépine. Ça ressemblait à de la crépine de porc, avait dit ma mère au téléphone. L'urologue a frictionné son menton avec les même doigts froids qui avaient tâté mes valseuses, et il a extrait une lampe torche en forme de cigare de sa blouse blanche. Il a placé la lampe allumée contre la peau de ma couille, et il a dit :

"C'est de l'eau qu'il a, le gamin."

L'urologue, parlait des gens à la troisième personne. C'était son truc.

J'étais assis cul nul sur le divan d'examen, ma burne luisait comme une citrouille d'Halloween, et l'urologue a ajouté :

"Il m'a fait peur, ce couillon."

Parfois de jeunes mâles venaient en consultation avec une couille géante, et cela se révélait être un cancer des testicules. C'était là la trouille que j'avais filé à l'urologue. Le cancer. Dans mon cas, c'était une hydrocèle. Une conséquence possible de mon opération de la varicocèle. Chaque homme possède une membrane de liquide protectrice à l'intérieur de ses burnes, a expliqué l'urologue. Un genre d'airbag pour les boulettes. Chez moi, le liquide s'accumulait au lieu d'être drainé et avait changé ma couille en boyau à saucisse bourré à plein.

Inutile de raconter cela à Amélie, Maman.

"Amélie, Georges vous-a-t-il raconté la fois où son testicule ressemblait à un ballon de foot? Non? Oh, mon dieu, ce testicule aurait pu lui servir de flotteur à la piscine. Vous reprendrez bien un peu de tarte aux pommes? "

Nous nous connaissons depuis un mois.

Inutile de lui révéler que j'étais là, les fesses nues, assis sur la bande de papier du divan d'examen du cabinet d'urologie, sous la lumière clinique des néons du plafonnier, moi avec mes 17 ans et ma grosse paupiette toute pleine d'eau à l'entrejambe, rassuré que tout cela ne soit rien du tout.

C'est à ce moment que l'urologue a extrait une énorme seringue d'un emballage stérile.

" On va lui ponctionner tout ça, au gamin. "

Vous n'imaginez pas.

Cette épingle fine approchant de mon testicule au ralenti et le décor qui tremble - ma première pensée fut une bulle de savon éclatant au contact d'une aiguille.  L'urologue à planté l'aiguille dans la peau et a tiré le piston ; le liquide ponctionné grimpait dans le réservoir gradué, laiteux, rose pâle. De fines algues de sang tourbillonnaient au milieu du tout. La douleur, au moment de l'aspiration de la dernière rasade de liquide, alors que ma bourse avait totalement flétrie et dégonflée, imaginez une centaine de godasses vous bourrant les balloches. A ma sortie de la consultation, mon testicule ressemblait à un ballon crevé et ma mère m'attendait à côté d'un cendrier, à l'extérieur. A me voir marcher les jambes écartées, elle a sourit.

Le soir elle a cuisiné des paupiettes. Et avant qu'elle eut terminé son assiette ce sourire n'avait pas quitté son visage.

Ces mails idiots ne me font plus rire.

Certaine peuplade d' Australie vous font sauter une dent.

En Afrique du sud, on peut vous sectionner la dernière phalange du petit doigt.

Dans quantité de culture, le passage à l'âge adulte signifie renoncer à une partie de soi de manière définitive.

Peut -être  qu'affronter ma mère en compagnie d'Amélie, au risque de voir mon passé dévoilé et de la perdre, est ma circoncision à moi. Mon saut de la foi.

J'inspire fort et jette un œil au cadre posé sur mon bureau - la photo de mon Amélie, encore graisseuse des doigts vicelards de mes collègues. Ils se rincent l'œil en mon absence. Ou pire encore. Je ramasse mon téléphone portable sur mon plan de travail, et je tape sur le clavier :

" Le samedi, je ne joue pas au poker."

J'écris à suivre :

" Je ne suis pas tombé en mobylette. "

" Pardonne moi de t'avoir menti. "

J'envoie le message à Amélie, et je suis à nouveau perché en haut de cet arbre. Comme la réminiscence d'un mauvais rêve. J'ai de nouveau huit ans, c'est l'été, et nous grimpons au plus haut du châtaigner, branche après branche. Mon meilleur ami et moi.

Amélie répond sur mon portable : "Ahahaha"

Mon téléphone vibre à nouveau, ça dit :

" Je sais, Georges. "

Ça dit : " On progresse, Lapin. Renier ce qu'on est c'est s'empoisonner. ;) On en parle ce soir. Je t'aime. "

Mes collègues, ils ressemblent à ma mère : ils ne savent pas la fermer.

" Hé, Georges! Si t'as des problèmes d'érection, file nous le numéro d'Amélie! "

Je ne souris pas.

J'ai huit ans, et nous sommes au sommet du châtaigner. Mon copain et moi.

Ce qu'Amélie et mes collègues connaissent de moi, n'est que ma manière de passer les entretiens d'embauche et de sourire à la boulangerie pour tromper mon monde.

C'est cela le pire.

L'agrafeuse de mon bureau est dans ma main droite. Lourde et froide. Petite matraque de métal briseuse de cloisons nasales. Ma main, elle serre autour. Elle serre. Et je me lève de mon siège à roulette. C'est mal. Très mal. Je vois du sang et des os brisés. Là. En bas, sur le gazon. A l'endroit du toboggan jaune. C'est à ce moment que la porte de l'opens-pace s'ouvre sur la silhouette encostummée et rasée de frais du sous-directeur.

" Bonjour, Messieurs! "

Les boulettes de papier retombent au sol. Partout les élastiques jonchent le lino. Les sourcils soudain se froncent, concentrés. Chacun tape sur son clavier ou tasse ses dossiers.  Je suis debout. L'agrafeuse serrée en ma main vengeresse. Moi debout dans le silence et le ronron de l'air conditionné.

Woooooooooooommmm.

" Georges? s'étonne le sous-directeur- le bras droit de Victor, mon patron. Vous allez quelque part? "

Non, je réponds. Nulle part. Simplement, aux toilettes. Une envie pressante. Cela le dérange-t-il de quelques façons?

Mes collègues gloussent tout bas et chuchotent derrière moi:

" Ah? C'est la prostate, finalement, Georges? "

Je souris.

Je pose l'agrafeuse sur mon bureau.

" Votre envie attendra, Georges", dit le sous-directeur.

Je me rassois.

Je souris.

Le sous-directeur acquiesce et s'éclaircit la voix. Monsieur le directeur doit se soumettre à des examens complémentaire, annonce-t-il.

" Monsieur Victori sera absent le reste de la semaine. J'assurerai donc la réunion de service du lundi à sa place. Je vous attends dans la salle dans cinq minutes pour établir le planning. "

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