Pépi(s) presque morte (5)

laura-lanthrax

Histoire de Pépi (suite)

La partie métallique de la tige acajou reflète le visage de Pépi morne et lancinant. J'aime la regarder dans cette position précise où nos regards se croisent à l'oblique, sans effort pour nos pauvres muscles, déchirés par la nuit que nous venons d'étirer jusqu'à la corde, encore un peu, oui, encore du noir, de la chaleur humaine, des transhumances hivernales, des accroches imprévues, des chutes, des cascades où nous disparaissons sans flancher, nous sommes épuisées. Londres ressemble à une brume épaisse impossible à traverser, nous restons allongées incapable du moindre geste, à part nos mouvements oculaires, d'un côté l'autre, sur la tige acajou, puis nous dormons juste assez pour repartir le soir.

Maintenant avec le recul, je dois me concentrer sur des souvenirs plus puissants, des moments racoleurs pour la postérité. Mes notes dans mon petit carnet sont à peine lisibles et pourtant je reconnais chaque passage et le moment précis de l'écriture. J'arrache des pages, je ne veux plus me souvenir, je voudrais oublier nos étreintes sublimes, et pourtant, je voudrais encore une fois connaître l'extase du sacrifice à deux. Ma certitude aujourd'hui est d'avoir concrétisé le rêve d'une vie, la route secrète infiniment bonne pour elle et moi, faut-il que le monde le sache, ou bien dois-je me refuser toute alternative à la grâce d'une rencontre, d'un destin significatif et envoutant. J'arrose mes petites marguerites blanches et jaunes avec le joli verre tube que Pepi m'a rapporté de son expédition à Paris. Pour son travail, elle se déplace et traverse la Manche, m'abandonne sans un mot, claque la porte comme après une dispute et cavale dans les escaliers, j'ouvre pourtant la fenêtre, mais jamais elle ne regarde vers moi pour me dire adieu, hélant un taxi, courant vers sa destinée, si certaine de son emprise, m'abandonnant, je ferme la fenêtre, puis de rage casse le carreau, un jour c'est le pot avec ses marguerites, un autre c'est le petit verre tube plein d'eau encore, je ne sais pas ce qui arrive tout en bas, je m'écroule dans mon lit et pleure ma tristesse et mon dégout.

J'ai traversé la flaque d'eau sans mettre un pied dedans, j'ai grandis, j'aspire à plus de tranquillité, j'écoute le bruit venant de la rue, j'attends ses pas dans l'escalier, sa course, sa quête de moi après tous ces jours non partagés. En général, je ne sors pas, je reste dans mes couvertures et j'attends, je ne mange pas non plus, je m'évade comme je peux, j'ai mon matériel à portée de main, j'injecte au réveil la délicieuse poudre blanche rapportée par Pépi la dernière fois, et je m'endors bien calmement, je rêve à notre histoire, à cette délicieuse avancée du monde grâce à nous. Je pleure aussi, j'enrage de la savoir habitée par des démons qui ne sont pas les miens, je regarde son portrait en face du lit, je crache dessus encore une fois, comment a-t-elle pu m'abandonner à mes couvertures encore une fois, je crie, n'en fais-je pas trop ?, jamais pourtant l'idée de me jeter par la fenêtre ne traverse mon esprit embrouillé, je recule et m'agrippe au mur, je pleure, je me retourne et frappe ma tête contre le cadre de la photo, il faut changer le verre avant chaque retour, je saigne et mon front imprime sur les joues de Pépi un noir brunâtre qui perce pour toujours sa chaire argentique, les yeux persistent, qui m'accusent d'un mal incurable, regarde petite ta destinée, les cicatrices amoureuses n'y changeront rien, tu dois fuir pour ton bien, fuis cette Pépi qui te dévore, tu dois partir, décide toi et vas-t-en la première. Au lieu de cela, je m'accroupis et demande pardon à cette morte en photo, au-dessus de moi, si désirable, je me relève, je décroche le cadre et rampe jusqu'au tiroir, et pour une raison inconnue de moi, je remets tout en place, juste à temps, juste au-dessus du petit meuble, juste pour la regarder à nouveau avec mes yeux écarquillés, cette nouvelle Pépi, plus belle à chaque fois, méconnaissable et comme lavée des affronts de l'infortunée que je suis.

L'encre, l'avalanche, la joie suspendue, l'éternité, la sagesse, j'écris les mots comme ils me viennent, avouerais-je enfin ?, j'ai sucé un bout de la couverture, replié mes genoux et gratté mon dos. L'épuisement de ces jours sans elle renforce ma résistance, l'épreuve n'est pas assez forte, j'irais jusqu'au bout de cette aventure. Pépi morte je respirerais encore et j'aurais survécue, ce sera ma revanche, mon salut ultime, la savoir morte pour de bon, dans son cadre, dépouillée, et je serais enfin victorieuse, maitre à bord, impardonnable mais sure de notre destin commun, je serais sa veuve et je viendrais rendre hommage à sa dépouille, plus tard je pleurerais sur sa tombe des roses à la main, il faudra m'arracher à la terre, mais j'enfoncerais encore mes ongles dans le marbre pour graver à jamais un aveu de circonstance.

Pépi rentre souriante. Il a fait magnifique à Paris. Il y avait du monde autour d'elle pour cette nouvelle exposition. Ils ont été conquis. Il faut que j'y retourne rapidement, me dit-elle, c'est le moment pour moi de frapper un grand coup, c'est maintenant tu comprends, je suis enfin celle que je rêvais d'être. Je ne m'attarde pas trop sur la signification de ces phrases toutes faites, j'y réponds à peine, je m'accroche au balcon, c'est comme si je la voyais encore s'éloigner alors qu'elle parle derrière moi, je ne respire plus, je jette la couverture, j'enlève ma chemise de nuit, je mets une jambe après l'autre sur la barre du balcon et j'attends que s'élève la supplique des passants plus bas. Je ne sauterais pas, je la veux morte avant moi, il me vient à l'idée qu'elle pourrait me pousser dans le vide, pour en finir avec moi, mais cela n'arrivera pas, je veux la mettre à l'épreuve et connaitre la véritable emprise que j'ai sur elle, si vraiment elle peut rester là à me regarder sans rien décider, sans rien provoquer.

Je vais avouer mon chagrin, je regarde une dernière fois les nuages silencieux au-dessus de moi et je parle par-dessus mon épaule. Elle s'est approchée, elle touche mon bras, elle m'enlace et me serre. Elle me précipite avec elle sur le plancher et me recouvre de la couverture sucée aux quatre angles. Nous y sommes presque. Le triomphe n'a jamais été aussi proche. J'ouvre mes yeux certains, elle voit, ébahie, en un instant: la conquête, la supercherie, les liens du pouvoir.

Je la dégoute et pourtant elle dit tu as raison, oublions Paris, j'abandonne mes prétentions, je me trahis mais au fond je ne suis pas une artiste, je vais prendre contact avec Hearst pour qu'il nous ramène toi et moi.

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