PETITE FILLE SUR LE SENTIER DE LA GUERRE

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 15 autres textes dans le recueil "Nord sur blanc" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-3-7), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

Tel un étau, le ciel plombé de novembre semblait se refermer sur le lac des Deux Montagnes dont la rive opposée disparaissait au loin dans un brouillard de pluie et de neige mêlées. Le vent aigre malmenait l'unique barque rouge laissée à flot qui, peu à peu, se chargeait de givre.

Depuis la fenêtre de sa chambre, dominant l'embarcadère, Jenny regardait les dernières feuilles mortes s'éparpiller dans les bourrasques avant de s'abîmer dans les eaux grises. Ici, au confluent de la rivière des Outaouais et du fleuve Saint-Laurent, la neige arrivait tard en saison et l'automne revêtait longtemps les couleurs du deuil.

Jenny tressaillit : sur la vitre, son image se superposait au sombre paysage, dessinant une silhouette jumelle. Elle ressemblait tellement à Mona ! Le même visage ovale encadré par une lourde chevelure auburn, les mêmes yeux en amandes ourlés de longs cils et, autrefois, le même sourire qui étirait délicatement une bouche aux lèvres pulpeuses. Mais Mona était si belle, si douce, si sage ! Mona était sa grande sœur, son amie de cœur, sa confidente. Mona s'était occupée d'elle depuis sa plus tendre enfance et Jenny l'avait toujours regardée avec des yeux pleins d'amour et d'admiration. A cette pensée, la jeune amérindienne esquissa un sourire amer : ce temps semblait si lointain. Pourtant, il n'y avait que trois semaines…

Une fois encore, elle songea à ce dernier jour d'octobre où Mona était allé voir Grand-Père : elle n'était jamais revenue. La Sûreté du Québec avait ouvert une enquête mais on n'avait pas trouvé le moindre indice. Mona était majeure : elle avait le droit de disparaître, de refaire sa vie ailleurs si elle le souhaitait, hors de la réserve, loin de la bande. On n'avait pas de preuve d'une agression, pas de corps, pas de trace. Jenny avait demandé aux policiers si Mona avait aussi le droit de terminer sa courte vie dans un fossé, sous un tas de feuilles mortes ou au fond d'un lac sans que personne ne s'en soucie. En vain, elle avait réclamé  l'ouverture d'une enquête. Ils avaient accueilli sa demande avec la mine condescendante d'adultes confrontés au caprice d'une petite fille. Les Peacekeepers eux-mêmes n'avaient pas voulu l'écouter. Allons, avaient-ils répliqué, vous savez bien que personne ne voudra nous parler de choses aussi graves !

A Kanesatake, la crise d'Oka avait laissé des traces indélébiles : on se défiait à présent de la police autochtone comme on s'était toujours méfié du blanc et du gouvernement. Et ceux que n'animaient ni la haine ni la passion étaient paralysés par la peur. Ils se terraient comme des lièvres quand la nuit résonnait des coups de feu tirés au hasard. Qu'auraient-ils pu voir de toute manière ? Passé le crépuscule, ne s'aventuraient plus au dehors que les alcooliques, les drogués, les trafiquants et les factions rivales. Père lui-même avait renoncé, écrasé par le chagrin, affalé derrière ses bouteilles vides. Désormais, il n'avait plus la force. Mona savait le raisonner autrefois, mais Mona n'était plus là.

Pourtant, ce matin-là, en regardant son image dans la glace, Jenny vit la même détermination, sentit le même courage qui avaient animés sa sœur pendant toutes ces années. Elle sut que l'heure était venue pour elle de faire quelque chose pour venger Mona. Même si c'était folie.

Jenny enfila un anorak par-dessus son chandail, chaussa ses grosses snow-boots et tira la porte derrière elle. Elle s'avança à grandes enjambées le long de la route, flagellée par la neige fondante et le vent glacial. Chez le dépanneur du rang de l'Annonciation, elle acheta du chocolat. Elle ne devait rien modifier au cérémonial de la visite.

En sortant du magasin, elle entendit le rugissement du moteur, le crissement des pneus et les rires. Elle se retourna et aperçut Daniel Jones qui venait de stationner sa Toyota en travers du parking. Il était accompagné de Billy Parker, Ray Maligne et d'un autre homme qu'elle ne connaissait pas et qui vivait sans doute en dehors de la réserve. Elle eut un mauvais pressentiment.

Lorsqu'ils la virent, les hommes sifflèrent et lui firent des gestes éloquents mais elle les ignora. Jenny repensa à Mona. C'était peut-être ainsi que tout avait commencé le soir d'Halloween. Trop de bières achetées au "Couche-Tard", un air trop doux qui vous retient dehors à la nuit tombée et Mona, sortant du dépanneur, ses plaquettes de chocolat à la main. L'avaient-ils attendue patiemment dans l'ombre des bouleaux, de l'autre côté de la route ?

Ils étaient toujours là, proférant à son encontre des propos dégradants. Elle se refusa à presser le pas : ce serait leur faire trop d'honneur que de leur montrer qu'ils lui faisaient peur. Grand-Père ne lui avait-il pas dit un jour que ce qui faisait d'eux des Mohawks, de la grande tribu des Iroquois, ce n'était pas l'absence de craintes mais la maîtrise de la peur ? Elle faisait partie d'Haudenosaunee, la confédération des Cinq Nations, et à ce titre son bras et son sang valaient bien ceux d'un homme. Elle serra les mâchoires au point de sentir ses dents grincer mais continua son chemin sans accélérer son allure.

Grand-Père guettait son arrivée, assis près de la porte, ses mains noueuses comme les racines d'un chêne crispées sur les accoudoirs de son vieux rocking-chair. La cuisine était en désordre ; l'air sentait la friture et le renfermé ; les meubles boiteux et dépareillés suintaient la tristesse et l'abandon. Dans un coin de la pièce, un vieux poste de télévision mal réglé jetait des éclairs colorés sur l'écran du mur jauni. La lumière était éteinte ; Grand-Père ne l'allumait jamais.

Mona posa sa main sur le bras du vieil homme. Il la fixa de ses yeux morts ; Grand-Père était aveugle depuis bien des années mais il avait toujours refusé de quitter sa maison. Depuis, Mona passait avant d'aller au travail puis Jenny, le soir, au retour de l'école. Mona, parfois, s'y rendait seule deux fois par jour lorsque Jenny avait trop de devoirs. Ce funeste soir, elle avait tant de leçons à apprendre… Depuis, elle refusait de retourner au Cégep, malgré ses bons résultats. Depuis, Grand-Père n'avait plus jamais ouvert la bouche. Ses yeux étaient restés secs mais Jenny avait compris qu'il pleurait en dedans. Il était demeuré abattu et mutique, trop plein de toutes ces larmes qui n'avaient pas voulu sortir.

La neige fondue cinglait les vitres avec un bruit mou. Une voiture passa au ralenti dans un chuintement de gomme mouillée. Mona tira les tablettes de chocolat de la poche de son pantalon de treillis et les plaça dans la main que Grand-Père lui tendait. Sans attendre, il arracha le papier et découpa un morceau qu'il enfourna d'un coup pour le laisser fondre lentement dans sa bouche. Le vieil homme se détendit un peu et, reposant les mains sur les accoudoirs, commença de se balancer.

« Il fait mauvais aujourd'hui. L'hiver arrive », murmura Jenny.

Elle n'attendait nulle réponse mais espérait toujours un miracle : ce silence était si pesant ! Autrefois, Grand-Père lui parlait de ses rêves et de ce qu'étais la vie d'antan. Véritable guerrier et homme respecté de tous, il avait traversé les mers pour aller combattre en terre étrangère comme jadis ses ancêtres avaient affronté les colons qui envahissaient leur terre. A maintes reprises, il lui avait montré ses souvenirs entassés dans une vieille malle en fer, tout ce qui avait fait et brisé sa jeunesse.

De l'autre côté de la route, au-dessus des bouleaux effeuillés, un vol de corbeaux s'éleva lourdement et, l'espace d'un instant, les croassements et les battements d'ailes couvrirent le crépitement du grésil et les craquements de la télévision. Jenny frissonna et, instinctivement, elle serra le bras du vieil homme.

« Grand-Père, dit-elle en s'efforçant de cacher son trouble, j'aimerais voir ta cantine ».

De nouveau, il tourna vers elle son regard sans vie et ses traits se figèrent. C'était la première fois qu'elle lui en faisait la demande. Il s'avança un peu pour qu'elle l'aide à se relever, et, courbé par les rhumatismes et le poids des ans, se dirigea vers la chambre en entraînant sa petite fille à sa suite.

* * * * *

Une poudreuse lourde et mouillée avait succédé au grésil. En sortant, Jenny repéra tout de suite la Toyota rouge à peine dissimulée par les taillis. Elle vit les ombres dans le jour incertain, devina les mouvements furtifs derrière le voile mouvant de poudreuse. Elle continua d'avancer, la tête rentrée dans le col de son blouson, les mains enfoncées dans ses poches. Le vent plaquait une croûte gelée sur ses vêtements ; plusieurs fois, elle dérapa sur le sol glissant.

Ils la rejoignirent dans une zone isolée où l'herbe sèche et les jeunes saules grignotaient le goudron et, freinant brusquement à sa hauteur, la forcèrent à marcher sur le talus déjà recouvert d'une fine couche translucide.

« Hey, où tu vas comme ça ? demanda Billy Parker qui occupait la place du mort.

Elle ne répondit pas, contourna le véhicule et continua son chemin.

Y fait chaud dans l'auto… Monte, on te ramène chez toi ! poursuivit Parker.

P'tête qu'on n'est pas assez bien pour elle ! lança Ray Maligne qui avait lui aussi baissé sa vitre.

‒ A moins qu'elle soit trop chaude ! », répliqua Parker, secoué par un rire gras.

D'un geste de la main, majeur redressé, Jenny les provoqua puis se détourna. Elle eut le temps d'entrevoir la colère brûler dans les yeux de Daniel Jones qui tenait le volant. Tandis que les autres la huaient, Jones démarra et braqua subitement dans sa direction. La voiture dérapa, fila vers elle ; Jenny sauta de côté pour l'éviter, manqua perdre l'équilibre.  Voyant que les hommes sortaient pour se ruer sur elle, elle se mit à courir et s'enfonça dans le sous-bois.

Derrière, la chasse était lancée. Ils étaient quatre à la poursuivre, plus rapides, déployés en tenaille. Elle n'avait aucune chance : où qu'elle aille, ils y seraient avant elle. A plusieurs reprises, elle trébucha et chaque fois, ils gagnèrent sur elle jusqu'à l'entourer. Le premier, Daniel Jones fut au contact, la prit à bras le corps et la précipita à terre. Elle s'effondra dans les feuilles et les branches mortes. Elle tenta de dégager ses bras mais il la gifla : le goût sucré, métallique et un peu écœurant du sang envahit sa bouche. Il l'embrassa dans le cou ; elle chercha à le mordre tandis que ses mains fouillaient désespérément dans l'épaisseur de ses vêtements. De nouveau, il la frappa, si fort qu'un voile noir passa devant ses yeux. Il pesait sur elle de tout son poids et tentait de lui retirer son pantalon tandis que les autres regardaient en riant.

« T'es bien pareille que ta sœur, salope ! J'vas t'prendre par derrière comme une chienne ».

Il la retourna sur le ventre, le visage dans la terre détrempée et la força à plier les genoux. Jenny hurla. Un cri de victoire. Sa main s'était refermée sur la poire de métal, froide et lisse. Elle parvint à se redresser, se retourna à demi, roula sur le dos, arracha la goupille et brandit la grenade au nez de Daniel Jones. L'homme desserra son étreinte, les yeux exorbités. Jenny en profita pour se redresser, agrippa le jogging trop large. Elle ouvrit le pouce et la cuiller bascula avec un claquement sec. D'un geste preste de la main, elle écarta la ceinture élastique et balança la grenade, comme elle aurait jeté une canette dans un sac-poubelle. Aux ordures !

Daniel Jones hurla puis se mit à esquisser les pas d'une danse grotesque en entonnant une mélopée hystérique. En une fraction de seconde, la bande s'était égaillée dans les bois. A son tour, Jenny se redressa et fila droit devant elle, visant le fossé le plus proche. Elle s'écrasa dans la boue glacée. Dans son champ de vision ne subsistait plus qu'un morceau de ciel gris coupé par la courbe instable des fils téléphoniques se balançant entre les poteaux de bois.

Une seconde de calme.

Et d'un coup, elle se sentit aspirée hors de son abri tandis que la déflagration d'une claque monstrueuse explosait dans ses oreilles.

* * * * *

Grand-Père ne comprenait toujours pas ce que Jenny avait voulu faire avec cette grenade démilitarisée dont il avait décelé l'absence en fouillant dans sa cantine, peu après son départ. Il savait précisément où elle était, tout au fond, à côté du pistolet automatique qu'il avait autrefois acheté à un brocanteur. Une arme qui avait sans doute fonctionné aux temps anciens de la guerre mais qui avait été neutralisée depuis. La grenade avait probablement été chargée elle aussi mais, contrairement à ce qu'il avait raconté à ses petites filles, elle ne venait pas directement du front. Elle devait être plus récente et, de toute manière, ne présentait plus aucun danger. De retour au pays, il avait été désarmé, avait rendu son paquetage, était rentré dans sa réserve avec un petit pécule et quelques désillusions. Il avait juste voulu entretenir le souvenir, lui qui avait vaillamment  combattu. Et aussi effrayer un peu Mona et Jenny qui piaillaient à la vue de ces engins de mort, effrayées par les histoires de combats dans ces contrées lointaines. Depuis, il croyait bien les avoir détrompées. Mais peut-être que non, tout compte fait…

De ses doigts gonflés et malhabiles, Grand-Père brisa avec difficulté un nouveau carreau de chocolat qu'il porta à sa bouche. Il le mâcha longuement entre ses dents déchaussées, laissant échapper un filet de salive brune qui s'écrasa sur le linoléum. Cela ressemblait un peu à une tache de sang, mais il ne la vit pas. Et, fixant la porte de ses yeux éteints, il entonna le chant des morts en mémoire de Mona.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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