Pigeon d'argile

Giorgio Buitoni

Paul tira une première cartouche ; la crosse du fusil lui rentra dans l'épaule et il manqua la cible. Robert, en retrait du pas de tir, derrière lui, ôta son casque antibruit et dit :

« C'est toi qui doit dominer le fusil, mec, pas l'inverse. »

Paul se retourna vers Robert et souleva un côté de son casque.

« Tu as dit quelque chose ?

– Ouais, que tu tirais comme une danseuse, mon pote. Je te montre. »

Robert renifla et replaça le casque sur ses oreilles. Son visage flasque ruisselait sous la lumière crue du plafonnier. Ses cheveux jaunes, filasses, collaient à la sueur de son front. Il portait un large short militaire à poche pression. Paul fit un pas de côté, son fusil pointé vers le sol. Robert s'avança sur le pas de tir, les pieds en canard. Il réajusta ses lunettes de plexiglas orange sur son nez épaté, épaula son fusil, et fit feu. La balle toucha la cible près du centre. Il réarma le fusil d'un geste vif et souleva ses lunettes pour vérifier son tir. Du dos de la main, il donna un coup dans le ventre de Paul qui était en train de se masser l'épaule.

« Là ! T'as vu ? Tu bloques ton souffle et tu expires après avoir presser la détente. »

Paul esquissa un sourire :

« Sûr, t'es meilleur au tir qu'au poker, mon vieux. »

Robert fronça les sourcils derrière ses lunettes de tir.

« Tu ne vas pas remettre cette histoire sur le tapis. J'avais trop bu, je te l'ai dit !

– N'empêche, tu me le dois toujours, ce fric.

Robert fit glisser son casque autour de son cou graisseux.

« Nous avions réglé cette histoire, non ?

– Laisse-moi essayer encore. »

Robert recula et Paul s'avança vers le pas de tir. Il fixa la cible un instant d'un air concentré, épaula son fusil et dit :

« Tu me dois combien, déjà ? Dix mille balles ? Une belle somme… »

Il ferma la paupière gauche et tira ; la balle toucha la cible un peu à l'extérieur. Son épaule lui fit à nouveau mal. Tous les deux ôtèrent leur casque.

« Écoute, mon pote, arrête avec cette histoire de poker ou je vais me fâcher !»

Paul sourit et haussa les épaules.

« Comme tu veux, mon vieux.

– Ouais, je veux. Pousse-toi. »

Il attira Paul en arrière par le bras, replaça son casque sur ses cheveux trempés et fit un pas en avant - le fusil tira deux coups à suivre au centre de la cible. Robert ôta ses lunettes d'un geste théâtral et se tourna vers Paul.

« Merde, t'as vu ça ? Mieux que John Wayne ! »

Paul ricana.

« Faudra que je demande à Marjorie si t'es aussi bon au pieux. »

Robert l'attrapa par le col de son polo.

« Qu'est-ce que t'insinues ? Elle t'a dit quelque chose ? »

Ses paupières clignaient rapidement derrière ses lunettes. Ses lèvres caoutchouteuses s'arquèrent vers son menton.

« Relax, mon vieux. C'est juste une mauvaise blague. »

Robert relâcha son étreinte et scruta le visage de Paul ; il regardait ses chaussures. Paul leva les yeux de ses pieds et observa Robert. Tout deux se mirent à rire. D'abord doucement, puis à gorges déployées. Le fou rire s'estompa et Robert reprit :

« Désolé, mon pote. Mais cette nana me rend dingue. Tu sais qu'elle a voulu me faire bouffer du soja, l'autre soir ?

- J'ai lu que cette merde contenait des œstrogènes. Peut-être qu'elle essaye de te faire pousser des nichons. »

Robert gloussa.

« M'étonnerait pas avec tous les magasines bio de mes deux et les réunions féministes qu'elle s'envoie. Je peux pas faire un pas dans le salon sans tomber sur une photo de potiron ou un tract de lesbiennes à la con. »

Paul souriait en caressant la crosse de son arme. Robert s'empoigna l'entre jambe.

« Mais dans le noir, c'est une autre histoire, mon pote. »

Robert lança un clin d'œil à Paul. Tous les deux caressaient à présent leur fusil dans un mouvement de va et vient. Ils cessèrent leur geste quand ils prirent conscience de l'ambigüité de la situation.

« Je vais tirer une autre cartouche », dit Paul.

Robert s'écarta du pas de tir et s'affaira à recharger son fusil. Paul épaula le sien, pressa la détente et toucha la cible d'à côté. Il loucha par-dessus son épaule ; Robert n'avait rien vu, il enfichait des nouvelles cartouches dans son arme. Derrière lui, une jeune femme blonde, vêtue d'un mini short en jean et d'un débardeur blanc échancré, s'approchait du pas de tir adjacent. Paul se racla la gorge ; Robert leva les yeux de son fusil. Paul désigna la jeune femme d'un bref taquet de la mâchoire.

« Hé, y'a du beau monde, aujourd'hui, dit Robert en clignant de la paupière.

- Dix mille balles que tu ne lui paies pas un verre au bar, plaisanta Paul tout bas.

– Tenu. »

Robert passa une mèche de cheveux jaune derrière son oreille. Le fusil à la main, il remonta son short militaire sur son ventre.  Son visage souriait comme une grosse lune grasse et ruisselante. Il se plaça derrière la jeune femme qui déballait son matériel.

« On vient tirer un coup, ma petite dame ? »

La jeune femme remarqua sa présence et le toisa brièvement ; sa bouche fit la moue. Elle détourna les yeux et poursuivit ses préparatifs. Robert revint dans leur zone de tir, auprès de Paul, le pouce pointé vers le bas.

« Frigide. Encore une lesbienne, laisse tomber, mon pote.

– Tu me dois dix mille balles de plus, mon vieux », dit Paul en ricanant.

Robert se jeta sur lui et lui serra la gorge d'une main moite.

« Recommence pas avec ça ! Tu crois que j'ai pas remarqué ton petit jeu avec Marjorie durant la partie de poker ? »

Paul ne bougeait pas et souriait, le visage déformé par les doigts serrés autour de sa gorge.

« Faut vraiment que tu retrouves du boulot, mon vieux. Tu deviens parano. »

Robert lâcha la gorge de Paul et haussa les épaules sous son t-shirt trempé.

« Juste une mauvaise passe. Tout le monde y a droit plusieurs fois dans sa chienne de vie. »

Paul hocha la tête.

« Et ton dernier entretien d'embauche ? »

Robert regardait le canon de son arme. A coté, la jeune femme au décolleté tira une première cartouche ; ils louchèrent machinalement vers la cible.

« Elle tire bien, cette salope, grogna Robert. Elles vont tous nous bouffer mon vieux. Nous sommes des dinosaures.

– Et l'entretien ? » insista Paul.

Robert détourna son regard de la cible et revint sur le visage de Paul. Il soupira.

« Pas envie de causer de ça. Ça se passait bien, jusqu'à ce que ce fumier se renseigne sur les causes de mon licenciement… Avec cette foutue informatique, t'as pas le droit à l'oubli, merde. »

Paul hocha la tête, prit deux cartouches dans une boite et rechargea son arme d'un geste maladroit. La femme tira une nouvelle fois dans le box d'à côté. Robert remit son casque sur les oreilles et se plaça face à la cible, en position de tir. Il pressa la détente ; son coup toucha une zone éloignée du centre. Il retira son casque d'un geste rageur et se tourna vers Paul. Ses cheveux jaunes, emportés par le mouvement brusque, dispersèrent des gouttes de sueur brillantes dans la lumière.

« Ce mec méritait une correction, non ? Merde, il a traité Marjorie de salope à la machine à café ! »

Paul regardait au loin, par-dessus l'épaule de Robert, vers la cible, le visage immobile.

« Tu bois trop, mon vieux. Ça te rend nerveux. »

Les épaules de Robert s'affaissèrent, sa bouche se tordit.

« Elle me rend dingue, mon pote. Je ne la vois plus. Tout le temps à ses réunions à la con. Et quand elle rentre, elle à l'air… heureuse.

– C'est une chouette fille. Laisse-moi tirer. »

Robert s'écarta d'un pas vers l'arrière. Paul remit son casque en place, avança vers la cible et épaula son fusil. Il tira. La balle se planta à mi-chemin entre le centre et le bord de la cible ; il afficha un sourire satisfait en abaissant ses lunettes de protection. Derrière lui, Robert fixait le sol, le regard vide.

« J'ai besoin d'une bière, dit-il en levant les yeux vers Paul qui s'était retourné vers lui. On fait une pause ? »

Paul hocha la tête, ils posèrent leur arme et se dirigèrent vers le bar. Au comptoir, ils commandèrent deux bières et s'installèrent à une table donnant sur le parc - à l'extérieur, le soleil arrosait les collines de pelouse bien tondue du club house où se promenaient des membres en short et T-shirt. Ils restèrent un instant sans rien dire. Paul sirotait sa bière, Robert la buvait par grosses rasades nerveuses.

« Marjorie et moi, on va partir, mon vieux, dit Paul, le regard perdu à l'extérieur, vers le golf.

– Je sais... »

Robert leva un œil de sa bière. Paul le regarda : il était livide, les épaules affaissées comme un horizon tordu.

« Quand ?

– Je ne sais pas. Elle veut te laisser encore une chance, je crois. Et puis, il y a ce pognon que tu me dois. Le fric du poker. Ça nous aiderait à redémarrer ailleurs. »

Robert tonna du poing sur la table, puis s'effondra à nouveau sur son siège. Il se frotta le front avec ses doigts boudinés et avala une grande gorgée de bière.

« Ce mec, au boulot, j'ai eu raison de le frapper, non ? Bordel, on ne licencie pas quelqu'un pour avoir défendu l'honneur de sa femme !

– J'aurai fais pareil, mon vieux. Il l'avait mérité. »

Paul marqua une pause, étudia le visage dégoulinant de Robert et reprit :

« Mais les femmes ne comprennent pas ce genre de trucs. Elles ne portent pas leur honneur sous la ceinture. Surtout, Marjorie. »

Robert fit tourner la bière au fond de sa bouteille et siffla le contenu d'une traite.

« Une autre ? »

Paul secoua la tête et Robert marcha vers le comptoir, les pieds en canard. Il semblait glisser sur le parquet. Il commanda une autre bouteille au barman. Paul tourna la tête et regarda dehors : un couple d'amoureux s'embrassait, allongé sur la pelouse vert tendre. Robert revint s'asseoir à la table avec une bière pleine.

« Ça fait combien de temps que ça dure ? dit-il

– Quelques semaines.

– Depuis la partie de poker ? »

Paul sourit faiblement et but une gorgée de bière.

« Je suis désolé, mon vieux. »

Robert fixait sa bouteille. Ses yeux brillaient et il les détourna vers l'extérieur.

« Je vous tuerais. Tous les deux. Et je me buterais ensuite. Elle est tout ce qui me reste. »

Paul hocha encore la tête.

« Ça aiderait si tu retrouvais du boulot. »

Robert souriait d'un air sinistre, ses joues ruisselaient de larmes. Il parla comme pour lui-même :

« Le pire, c'est que j'ai toujours su quel genre de femme c'était. Tu savais qu'à notre lune de miel, elle avait couché avec ce type sur le bateau ? »

Paul garda le silence. Robert continua :

« J'ai fait comme si je ne savais pas. Mais elle sentait son parfum. Nous avons eu de si belles années… Merde, ou passe le temps ?

– Tu l'as dit, c'est juste une mauvaise passe, mon vieux. Tu vas retrouver un boulot. »

Robert grattait pensivement le bois de la table avec son ongle. A l'extérieur, des enfants coiffés de casquettes de baseball couraient sur la pelouse suivit de leurs parents. Le soleil déclinait lentement. Robert termina sa bouteille de bière et la reposa bruyamment sur la table. Son visage flasque semblait avoir repris des couleurs. Un sourire tordu fendait son visage porcin.

« Écoute, voilà ce que je te propose : on joue ça au tir. Le premier qui met dans le mille garde Marjorie et les dix milles balles. Ça te va ? »

Les mains potelées de Robert tremblaient sur ses cuisses. Paul restait silencieux, le visage impassible.

« D'accord, mon vieux. Finissons-en. 

– Allons-y. »

Robert porta à la bouche sa bouteille de bière, pourtant vide, et la reposa sur la table. Ils se levèrent, traversèrent le bar désert et rejoignirent le stand. La jeune femme au décolleté était encore là ; elle se retourna lorsqu'ils revinrent au pas de tir. Paul et Robert ramassèrent leur fusil sans croiser leur regard. Chacun piocha une poignée de cartouche dans la boite et rechargea son arme à plein. Ils chaussèrent leurs lunettes de tir et placèrent leur casque antibruit autour du cou.

« Tu veux commencer ? » demanda Paul.

Robert serrait son arme contre sa cuisse et fixait la cible.

« Non, vas-y, mon pote. »

Paul s'avança sur le pas de tir ; Robert le retint par le bras.

« Attends, faut que j'aille pisser avant, dit-il.

– Ça ne peut pas attendre ?

– Merde, n'essaye pas de m'embrouiller ! Tu veux que je vise avec la vessie pleine ? C'est la bière. Tu peux tirer, si tu veux, mais ça comptera pas. Sinon t'attends que je revienne des chiottes ! »

Paul leva les yeux au plafond et pointa le canon de son arme vers le sol. Robert tenait la sienne fermement, comme une matraque. Sur son front perlaient de grosses gouttes de sueur. Il jeta un dernier regard à Paul et se dirigea, les pieds à l'équerre, vers les toilettes tout au fond de la salle. Paul se tourna vers la jeune femme au décolleté qui s'apprêtait à faire feu. Elle tira et fit mouche au centre de la cible. Il pensa à Marjorie qui l'attendait chez lui avec ses valises. Alors qu'il vérifiait le percuteur de son arme, il entendit une détonation assourdie venant du fond de la salle. Il leva les yeux de son fusil en direction des toilettes. La jeune femme, le casque sur les oreilles, n'entendit pas. Paul attendit encore quelques minutes en astiquant son fusil, le regard rivé sur la porte. Puis il remit son casque sur les oreilles, s'avança sur le pas de tir, épaula son arme et tira. Il ôta son casque. La jeune femme tourna la tête vers lui en souriant, et dit :

« Joli coup, en plein centre. »

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