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Projet Bradbury - Semaine 26

            8 heures du matin. Elle s'avance sans conviction vers la fenêtre, sachant déjà ce qu'elle va découvrir à l'extérieur : un ciel gris, des nuages bas, et peu d'espoir de voir le soleil.

"Ca va se lever !" tente-t-Il de la rassurer en la prenant dans ses bras et en l'embrassant tendrement dans le cou.

"Non" pense-t-Elle, persuadé que le temps est contre elle aujourd'hui, convaincue que la météo a décidé de lui gâcher sa journée.

Sa mère, qui a dormi dans le canapé-lit du salon, l'appelle depuis le rez-de-chaussée.

"Chérie ! Il est temps d'y aller !"

Elle se sert contre Lui une dernière fois avant d'attraper son sac à main et de descendre les escaliers. Au moment de poser le pied sur la première marche, Elle hésite, fait demi-tour, et va chercher le parapluie pliant qu'Elle range dans le premier tiroir de sa commode. Il la regarde avec un air amusé, en se disant qu'Elle s'inquiète trop et que le temps va se lever avant même qu'Elle ne rentre de tous ses rendez-vous. Ils ont tant à faire et à penser aujourd'hui, et voilà qu'Elle s'inquiète de la météo ! Il a d'autres priorités pour cette journée si spéciale, mais Il se garde bien de lui faire la moindre remarque. Il sent bien qu'une seule petite phrase, même ironique, même prononcée avec le sourire, suffirait à la faire craquer. Elle a déjà les larmes aux yeux, inutile d'en rajouter.

 

            10 heures du matin. Tandis que le coiffeur termine les dernières boucles, Elle regarde le ciel, toujours gris, à travers la vitrine du salon. Elle croit voir de petites gouttes tomber sur la vitre, mais ce ne sont que des traces laissées par les averses précédentes. Les nuages semblent attendre le moment le plus propice pour éclater, le moment où cela la dérangera le plus, au lieu de se décharger de leurs milliers de mètres cubes d'eau ce matin, pour laisser la place à un peu de ciel bleu. Elle met toute son énergie à se retenir de pleurer pour ne pas faire couler son mascara, ce serait trop bête de ressembler à un panda.

"A quoi bon être jolie si tout est ruiné par la pluie ?" se désole-t-Elle, oubliant presque de protester lorsque le coiffeur lui tire les cheveux un peu trop fort.  

Pendant qu'Elle s'abandonne à d'autres mains pour sa mise en beauté, Lui se douche rapidement, Il se rase machinalement, puis se coiffe soigneusement avant d'enfiler son costume neuf, sans pouvoir s'empêcher de surveiller le ciel du coin de l'œil. Il lutte contre l'envie de se laisser aller Lui aussi à cette paranoïa météorologique, tout en sentant une pointe d'angoisse grandir sournoisement au creux de sa poitrine. Il respire profondément, une fois, deux fois, trois fois, chassant le stress de son organisme pour pouvoir se concentrer sur son défi de la matinée : nouer correctement sa cravate. Il regarde pour la dixième fois une vidéo sur Internet pour être sûr de ne pas se tromper, et s'applique en tirant presque la langue, comme lorsqu'Il réalisait des exercices de calligraphie à l'école.

 

            Midi. Elle ne peut rien avaler. Le temps est toujours gris, et puis Elle ne veut pas risquer de tacher sa robe. Sa mère n'insiste pas et va manger un sandwich dans un coin, tandis qu'Elle reste seule dans le fauteuil de sa grand-mère. Elle l'a récupéré après la mort de son aïeule, et en caressant machinalement l'accoudoir gauche, le plus usé, Elle repense à tous les membres de sa famille qui ne seront pas là aujourd'hui. Beaucoup ont disparu, et quelques uns n'ont pas répondu présent. La tante Marthe et ses problèmes de santé sont tout excusés, tout comme les obligations professionnelles de son cousin François, mais son père... Il a juste dit qu'il ne viendrait pas, sans donner aucune raison à son absence. Et ce n'est pas la présence de son ex-femme qui pourrait expliquer son désistement : ils ont divorcé il y a plus de dix ans, il y a prescription !

"Au moins, il nous a prévenu" avait-Il dit, laconique, après le coup de fil annonciateur de la mauvaise nouvelle.

"Il prend toujours la vie avec optimisme..." avait-Elle pensé, sans toutefois réussir à occulter son amertume. Son propre père était incapable de faire un effort pour Elle, alors que tout ce qu'Elle lui demandait, c'était de prendre sur lui pendant quelques heures pour être présent à ses côtés durant un des jours les plus importants de sa vie.          

 

            14 heures. tous les invités sont là, dans leurs plus beaux atours, la mine radieuse et l'appareil photo à la main. Elle les salue distraitement, toujours préoccupée par les nuages, qui lui semblent de plus en plus gris et de plus en plus gros. Il serre des mains, souvent familières, parfois inconnues, Il embrasse sa sœur et prend sa grand-mère dans ses bras, avant de demander à l'assemblée de se diriger vers la mairie. La petite salle est juste assez spacieuse pour accueillir la famille et les amis venus assister avec joie et émotion à ce moment si particulier de Leur vie. La lecture des articles de loi, si cocasse en ce jour où l'engagement passe au second plan, très loin derrière Leur amour, passe comme dans un rêve, le stylo fonctionne mal pour la première signature, et les invités réclament à grands cris un baiser, pour immortaliser cette union administrative qui signifie tellement plus. Ils sont tellement émus qu'Ils en oublient de s'échanger leurs alliances, et c'est la question candide de l'oncle Michel qui vient leur rappeler qu'il n'y aura pas d'autre moment dans la journée pour  orner Leurs annulaires d'anneaux dorés. Le contretemps est vite oublié, et la confusion des nouveaux époux est rapidement balayée par une triste réalité : il pleut.

 

            Les gouttes, d'abord peu fréquentes et éparses, s'écrasent désormais rapidement et avec force sur le sol pavé devant la mairie, dessinant un motif à pois bien vite remplacé par une couche d'eau humide. Elle est à deux doigts de s'effondrer, car elle réalise que les photos ne pourront pas être prises dans le si joli parc qui jouxte le bâtiment officiel. Elle avait pourtant rêvé pendant des semaines à ces clichés avec tous les invités, mais malheureusement, tout cela tombait littéralement à l'eau. Il essaye de la rassurer, de lui dire que ce n'est qu'une averse qui ne durera pas, et que, très bientôt, le soleil brillera et qu'ils pourront tous sortir.

" Et puis ça ne se voit pas sur les photos que la pelouse est mouillé !" conclut-Il en l'embrassant.

Elle ne répond pas à son baiser, abasourdie par la poisse qui s'abat sur cette journée. Combien de temps ce qu'Elle voit comme un déluge va-t-il continuer ? Le vin d'honneur est prévu dans la cours du manoir qu'Ils ont loué à grands frais, si la pluie ne s'arrête pas, ils seront tous obligés de se réfugier dans l'écurie, qui, quoi qu'on en dise, sent encore la vieille paille et le crottin de cheval. Les larmes lui montent aux yeux une fois de plus, et une fois de plus, Elle les ravale et sourit pour faire bonne figure, tandis que les invités dégainent leurs parapluies.  

 

            16 heures. Il pleut toujours. La "petite averse" dure encore, transformée en un crachin froid et désagréable. Le photographe professionnel engagé pour la journée tente de prendre quelques clichés, mais la mauvaise lumière et l'air maussade qu'Elle affiche quasiment en permanence ne lui facilitent pas la tâche. De son côté, Il tente de dérider sa nouvelle épouse et de réchauffer une ambiance franchement tiède, du fait des températures basses et de la mauvaise humeur de la mariée. Les portes des écuries ont été laissées ouvertes pour faire entrer un peu de lumière et pour faire sortir les mauvaises odeurs, et les serveurs abreuvent la compagnie de litres de Champagne pour faire oublier la météo. Elle semble être à deux doigts de tout laisser tomber et de rentrer chez Eux pour se coucher. Fermer les yeux et ne plus voir toute cette pluie... Comme ce serait doux et agréable...

 

            18 heures. Les invités qui ne sont pas conviés au dîner prennent congé les uns après les autres, pressés de rentrer chez eux pour se changer et oublier cette après-midi pluvieuse. Les tenues élégantes se sont révélées un peu trop légères sous les assauts d'un petit vent frais, et les pieds sont mouillés malgré la présence des parapluies. Le temps semble se suspendre, à défaut de s'améliorer, et Elle se remet à sourire en lisant les cartes laissées par les personnes qui sont déjà parties. Il reprend espoir, car la soirée ne fait que commencer, et la pluie semble s'être arrêtée pour de bon. Dès qu'un rayon de soleil se glisse entre les nuages, quelques photos sont prises dans le jardin du manoir. Elle veille à ne pas tâcher sa robe avec de la boue et à paraître heureuse sur tous les clichés, mais sa rage intérieure ne s'est pas encore éteinte. Pourquoi le temps a-t-il choisi de se dégrader précisément aujourd'hui, alors que depuis une semaine, il était au beau fixe ? Et demain, les prévisions annoncent un grand soleil ! Pourquoi la pluie s'est-elle imposée en ce jour qu'Elle a mis tant de temps et d'énergie à préparer ? Tout devait être parfait, bucolique et romantique, pas froid et mouillé.    

 

            20 heures. Tout le monde passe à table tandis que, sur le toit d'ardoise du manoir, la pluie frappe, tel un orchestre de percussions régulier et implacable. Les conversations couvrent rapidement le bruit, qu'Elle semble la seule à ne pas pouvoir occulter. Il mange de bon appétit le repas de gala qu'Ils ont choisi ensemble il y a des mois de cela, tandis qu'Elle picore distraitement dans son assiette, le ventre toujours noué par la contrariété.

 

            22 heures. Les jeux et les surprises des invités s'enchaînent, tout comme les plats du dîner. Elle oublie un peu la pluie, qui a faibli, et se force à participer à la fête.

 

            Minuit. La pièce montée arrive, portée par 4 serveurs à la mine concentrée. Les choux sont un peu plats, eux aussi victimes du temps humide. Ils découpent ensemble la première part et Ils s'embrassent devant la pyramide de sucre et de crème.

 

            2 heures. Ils n'ont pas arrêté de danser depuis la première valse, vite rejoint par leurs invités, les plus jeunes ou les plus alcoolisés. Les grands-parents et les oncles les plus âgés prennent congés des mariés pour aller dormir dans leurs hôtels, tandis que le personnel engagé pour la soirée s'active à débarrasser les tables.

 

            4 heures. La pluie se remet à tomber. Il l'embrasse. Elle l'embrasse en retour et Elle ne se soucie plus de la météo.   

 

            6 heures. Les derniers invités s'en vont. Ils rentrent se coucher, épuisés par leur journée. Le bas de Sa robe se noircit sur le sol trempé, mais elle est trop épuisée pour en avoir quoi que ce soit à faire.

 

            Une semaine plus tard, Ils reçoivent les clichés pris par le photographe professionnel. Tandis qu'Elle les range soigneusement dans un bel album à la couverture épaisse, Elle s'attarde sur chaque sourire, sur chaque détail... La lumière est si belle sur ces tirages en noir et blanc ! Il vient s'asseoir près d'Elle, l'enlace, et Lui dit que, finalement, la pluie, ce n'était pas bien grave. Et Elle Lui répond en souriant :

"Parce qu'il a plu à notre mariage ?"

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