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nat28

Projet Bradbury - Semaine 31

            Je sais exactement quand ça a commencé. Certaines personnes ne savent pas quand le virus les a pris, ou à quel moment ce qui était anecdotique est devenu envahissant. Moi, je sais. Ca s'est passé le 6 août 2007, le jour de mon quatorzième anniversaire. A 13h12, pour être tout à fait précise. J'avais supplié ma mère de me payer une paire de basket, c'était LE cadeau dont je rêvais. Attention, ce n'étaient pas des baskets ordinaires, c'étaient celles que toutes mes copines portaient et qui me faisaient baver de jalousie. Moi, je devais porter les vieilles chaussures déjà usées par mes deux frères, des modèles de sport premier prix, blancs à l'origine, et devenus gris avec le temps. Franchement, j'avais honte de me balader avec ça, c'est pour ça que j'avais insisté, cette année là, pour enfin avoir des baskets neuves, pour avoir mes chaussures à moi. Et bien sûr, j'ai exigé de la marque, tant qu'à faire… Les petits boulots de papa avaient bien marché cette année là, et comme j'avais promis de ne plus jamais réclamer un cadeau aussi cher, maman avait cédé.

 

            C'est comme ça que j'avais eu ma première paire, des montantes, bleu ciel, pour aller avec mes jeans délavés. Et usés. Les pantalons un peu troués, ça ne m'avait jamais dérangée, le denim déchiré a toujours été à la mode. Avec mes belles baskets, là, j'avais vraiment l'impression d'être enfin branchée. Toutes mes copines les avaient remarquées à la rentrée, j'étais trop fière ! Je m'étais forcée à ne les porter qu'une fois par semaine pendant les vacances pour ne pas les salir, et elles avaient encore l'air neuve quand j'étais retournée au collège. Bien sûr, pour aller à l'école, je les portais tout le temps, mes baskets ! Comme je les avais prises une demi taille plus grandes que ma pointure, j'ai pu les garder jusqu'au lycée. J'ai alors tenté d'en négocier une paire neuve, sans succès. Maman avait retenu ma promesse, et j'ai dû attendre mes 17 ans et mon premier job d'été pour m'offrir de nouvelles baskets. Des violettes.

 

            Les bleues, bien sûr, je les ai gardées, elles étaient devenues une sorte de doudou, un souvenir d'adolescence dont je ne pouvais pas me séparer. Quand j'ai quitté la maison familiale pour faire mes études, c'est la première chose que j'ai mise dans mes cartons de déménagements. Depuis, elles m'ont toujours suivies. Et je leur ai trouvé des « amies »… La paire violette, bientôt rejointe par des noires, des blanches, et des rouges, du classique, puis ma première série limitée pour mes 20 ans. Je travaillais le week-end pour aider mes parents à payer mes études et pour me faire des petits plaisirs. Au lieu de sortir avec mes copines, je restais chez moi, économisant sou à sou pour financer mes baskets. Car c'est vite devenu une obsession : il me fallait des dizaines de couleurs pour assortir mes chaussures à mes tenues, chaque édition spéciale me faisait envie, et puis des boîtes à chaussures, ça ne prenait pas tant de place que ça dans ma chambre d'étudiante… Je les rangeais sous mon lit, ce que j'ai continué à faire dans mon premier appartement, lorsque j'ai commencé à travailler. Mon salaire plus conséquent me permettait de m'offrir une paire tous les mois. J'ai alors commencé à faire des piles le long des murs, dans l'entrée, le salon, la cuisine… Les cartons noir et beige me semblaient plutôt élégants…

 

            Aujourd'hui, je vis avec une centaine de paires, et je me demande si c'est… normal. Je ne laisse pas grand monde venir chez moi, mis à part ma famille et mes amies les plus proches… J'ai peur que les autres ne comprennent pas. Papa et maman ne manquent pas de faire des commentaires à chacune de leur visite, considérant que cette « collection » prend de la place et ne sert pas à grand-chose.

« Tu n'as que 2 pieds ! » me répètent-ils sans cesse. J'acquiesce pour couper court à la conversation. Mes copines, elles, s'extasient devant les paires les plus rares ou se moquent gentiment de moi.

 

            Franchement, je les aime mes baskets, même si elles influent grandement sur mon look, car porter une robe de soirée avec des chaussures en toile est un peu compliqué, même si elles me coûtent une petite fortune, et même si mes piles de boîtes s'écroulent régulièrement. Parfois sur ma tête. J'adore marcher à plat, dans des chaussures confortable, je passe des soirées entières à admirer ma collection, redécouvrant parfois des modèles que je n'ai pas porté depuis longtemps, et puis avoir toutes ces baskets autour de moi… Ca me rassure. Je ne pourrais pas expliquer pourquoi, mais poser les yeux sur une boite ou sur une paire qui traîne près de mon canapé me remplit d'un sentiment de joie simple et inexplicable.

 

            Je sais qu'elles sont là. Je sais que je peux les porter quand je veux. Elles ne me trahiront pas. Pas comme les hommes… Mes petits amis, enfin mes ex-petits amis, peuvent être facilement rangés dans 2 catégories. La première regroupe les « charmants, spirituels, romantiques » qui, au mieux, prennent un air étonné, au pire, sont carrément gênés, quand je me décide à les emmener chez moi. Ils ne comprennent pas ma passion pour les baskets, ils font des remarques sur l'argent « gaspillés » ou sur la place occupée par ma collection. S'ils ont le malheur de me suggérer de me séparer de quelques paires, je les quitte sur le champ. Pourquoi perdre du temps avec un homme qui ne me comprend pas ? La seconde catégorie est celle des « cool, drôles, immatures » qui admirent sincèrement mon accumulation de sneakers, mais qui ont l'inconvénient de ne pas prendre notre relation au sérieux ou de se comporter comme des adolescents attardés.    

 

            Comme j'en ai assez d'être déçue, je ne cherche même plus. Si un homme fait mine de vouloir me séduire, je l'éconduis avec plus ou moins de tact, selon mon humeur. Le calcul est simple : entre les jolies robes, le maquillage, les sorties et les cadeaux, avoir un petit ami, ça représente un budget conséquent. Personnellement, je préfère m'offrir une paire de chaussures plutôt qu'une manucure. Et puis si ma passion n'est pas comprise… Autant la vivre en solo.

 

            Je les aime, mes baskets. Et c'est très bien comme ça.    

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