Posé là

june

L'observation du microcosme d'un petit bar, à travers les yeux d'un habitué.

Il a juré qu'il oublierait jusqu'à son nom. Son corps est loin, engoncé dans ses certitudes celle-là, comme d'habitude. Il a promis qu'il ne la laisserait pas couler, filer, tomber dans d'autres bras. Mais cette femme-là, elle avait de la poigne et le goût de vivre. Sur la pointe de ses talons derrière le bar, des lunettes de soleil sur le front, elle lui confirme qu'il n'est pas le centre de son monde. Qu'il n'est d'ailleurs le centre de rien du tout en ce monde. Plutôt petit, plutôt quelconque, persuadé de pouvoir utiliser les autres à son bon vouloir, il traînaillait depuis des mois dans ce bouge. Là dès huit heures tapantes, au lever de rideau, le billet dans la poche pour pouvoir choisir le poison qui lui ferait oublier le reste de la journée. Il restait jusqu'à onze heures, mettait son journal sur son tabouret pour qu'on garde sa place, même si la place n'était jamais prise. Ensuite, il allait faire quelques courses en choisissant méticuleusement ses légumes. Il rentrait chez lui prendre une douche, avaler un bonbon à la menthe et rebelote. Un peu de whisky, la tête à moitié renversée sur le comptoir, un coup d'œil sur l'écran de portable pour regarder la date de versement des aides. De temps à autres des missions d'intérim, avec des petits patrons exaspérants qui demandaient à ce qu'on les aide à cacher leurs minables petits secrets. Mais cette femme-là, elle l'écoutait. Cette femme-là, elle hochait de la tête de temps à autres pour confirmer son attention qui ne semblait pas être que flottante. Alors il l'aimait bien. Il élaborait des théories pour discuter, pour en apprendre un peu plus sur elle. Et puis, même les pigeons ont droit à un peu de bonheur alors pourquoi pas lui ? Parfois il discutait, avec ceux du matin surtout. Il y avait le Grand, avec son manteau recousu, sa tronche en biais et sa démarche de croquignol tout droit sorti d'un dessin animé. Il y avait Marina, une vieille un peu voûtée qui persistait à refuser la canne alors qu'elle était tombée à plusieurs reprises. Elle mettait des siècles à rentrer chez elle, et mangeait ses frites avec une lenteur qui forçait le respect. Jacquot aussi, le vieux de la vieille, il faisait partie du décor. Un homme en salopette et chemise, un vrai fermier celui-là, sauf qu'il travaillait à la ville, usé jusqu'à la moelle par ses gosses et ses vaches. Usé par le tumulte incessant. Il retrouvait une respiration en se plongeant dans la dégustation de la bière et dans les bruits quotidiens des verres qui s'entrechoquent et des gens qui titubent et jurent. Et puis il y avait le plus énigmatique personnage de tout ce microcosme : Kamel. Elancé, toujours en chemise/costume cravate, le portable greffé à la main, propre sur lui, directeur ou manager, personne ne le savait trop, il détestait en parler. Quand il arrivait aux Bons Amis, à dix-huit heures tapantes, ça parlait encore au téléphone, ça demandait les chiffres de la matinée, les résultats de la veille. Il s'installait toujours au fond de la salle en saluant d'un geste vague les autres habitués. Il commandait une vodka passion, avec des fruits frais à l'intérieur. Il tripotait le verre, le sentait, un vrai gosse avec ses jouets. Après quelques gorgées, il dénouait sa cravate et laissait sur la table son masque d'homme du grand monde. Il invitait souvent les autres pour un petit baby-foot, ou pour jouer aux cartes. À l'ancienne, comme le grand-père, qu'il disait. Et puis les verres se succédaient, la serveuse disait doucement sur la bouteille et il disait que sa grande malédiction était de n'être jamais ivre. Un jour il était venu avec une crasseuse du quartier,  la blonde au prénom dont on ne se souvenait jamais. Cent euros, qu'il avait mis dans sa main. Sans contrepartie, les femmes ne l'intéressaient pas. Une fois il avait soigné la serveuse qui s'était coupée au doigt à cause de bouts de verre qui traînaient. Et puis, lui était là, l'amoureux transi, peut-être parce qu'il n'avait rien d'autre à faire de sa vie, pas de but, une existence qui commençait à traîner en longueur, sans âge. Une ignorance de ce qu'est le monde, tapi dans sa tanière d'alcoolique. Il enchaîne les crédits comme des palliatifs à la tristesse, il rit et jure comme un charretier pour se sentir vibrant au moins une fois. Et il dit que dans ce monde aseptisé, il ne comprend plus rien. Il ne comprend plus parce que ça va trop vite, et que depuis l'enfance il n'a pas compris les traitements subis.

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