POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE
Gabriele Russo
La journée n'avait pas commencé que je m'en doutais déjà qu'elle serait terrible.
En réalité, tout a commencé la veille, pendant la soirée. Depuis un mois, tous les soirs ou presque, je trie le contenu des boîtes que j'ai dû sortir de chez Marraine.
Marraine (elle a toujours insisté pour que je l'appelle ainsi), c'était la seconde épouse de mon oncle. Elle n'a pas eu d'enfants, mais elle m'a accueillie sous son aile suite au décès de ma mère. Elle a été une maman adoptive formidable ! Le mois dernier, elle est morte d'un cancer du poumon compliqué par un AVC massif qui l'avait laissée à moitié paralysée.
Bref, ce boulot qui me chiffonne le nez (il y a des papiers là-dedans qui doivent avoir plus de cent ans) suscite une gamme complète d'émotions. Ça aide d'avoir un mari à ses côtés et un verre de vin à la main.
À onze heures, on avait bu trois bouteilles. Ma gorge et mes yeux n'en pouvaient plus de la poussière. On a tout placé dans les chemises idoines et on a remis les boîtes au sous-sol. Incroyable comme ça pue du vieux papier !
Et pour bien terminer la soirée, on a pris un petit digestif avant d'aller dormir. Le verre de trop, quoi.
Minuit venait à peine de sonner quand mon mari a commencé à ronfler. Son ronflement de Calvados : rond comme une pomme, aussi subtil qu'un troupeau de Normands qui chargent qui chargent. C'était l'enfer !
Comme de fait, Satan n'a pas tardé à apparaître. En échange de mon âme, il m'a offert de rendre Achille (le nom a été modifié pour protéger l'innocent) silencieux pour le restant de ses nuits. D'habitude, Satan, il trouve des trucs beaucoup plus chouettes pour m'allécher : la jeunesse éternelle, des milliards de dollars, dix kilos en moins, la publication de mes romans, des pouvoirs magiques… N'empêche que je n'ai jamais été aussi proche de céder.
Connaissant Satan, je me serais probablement réveillée avec un mari muet.
Je lui ai dit d'aller voir au paradis si j'y étais et j'ai donné un coup de pied à Achille. Je me suis enfouie dans mes oreillers en remerciant Dieu pour la finesse de leur duvet et la douceur de mes draps (coton égyptien, huit cents fils au pouce, fini percale, hautement recommandés en cas d'infestation démoniaque).
Vers huit heures, mon mari s'est levé. Enfin, je pouvais arrêter de suffoquer dans mes oreillers et peut-être dormir.
Pas pour longtemps. J'avais oublié qu'on était dimanche. Pourquoi faut-il toujours que je prenne un coup le samedi ? On dirait que ça ne me rentre pas dans le crâne que le dimanche, la messe est à neuf heures et quart. Et pourtant, j'y allais, avant, pour accompagner Marraine.
En plus, ne me demandez pas comment, mais il le sait toujours, le bedeau, quand j'ai la tête dans le c… Je suis certaine qu'il le fait exprès. La semaine dernière, les cloches ont sonné à peine deux minutes. Ce matin, il a commencé à neuf heures moins cinq ! Et il était en forme, le bedeau. Je l'imagine, tout rond, en robe de bure, chauve, pendu après sa corde en train de se balancer d'un mur à l'autre du campanile, un grand sourire aux lèvres. Le salaud…
Il faut déménager.
Mon cerveau était traversé de spasmes tranchants, mais je n'avais plus sommeil. J'ai avalé trois Aspirines et je me suis traînée hors du lit de peine et misère.
En bas, mon mari semblait en pleine forme. Il fait chier. Je lui ai grogné bonjour et on a joué à Pepe le Pew et Penelope pendant deux minutes.
Il a vite compris qu'après avoir enduré son imitation de siffleux toute la nuit, j'en avais ma claque, non mais flûte !
Verre d'eau à la main, je me suis installée à l'ordinateur. À tous les jours, en me levant, j'essaie d'écrire un chapitre de roman, mais ce matin, les annonces immobilières possédaient un charme irrésistible.
L'ordinateur a décidé pour moi : trente courriels !
Comment ça, trente courriels ? Appréhensive, j'ai ouvert ma boîte de réception. À travers la réclame et les inanités de Facebook, le nom redouté crevait l'écran. Pendant que j'épluchais des souvenirs de famille, mon cousin a encore piqué une crise.
Mon cousin (appelons-le Lefuneste - là, c'est pour ME protéger du déplaisant), c'est le fils de mon oncle, le beau-fils de Marraine. Il n'est pas content. Marraine l'a déshérité.
Lefuneste ne semble pas comprendre que les gens n'aiment pas être traités avec mépris. Marraine, écœurée de son dédain et blessée de celui de ses enfants, a donc préféréer léguer ses biens à trois de mes cousins et à moi. Ça, ça ne lui a vraiment pas plu, à Lefuneste.
J'ai ouvert son premier courriel. J'y ai trouvé la rengaine habituelle : qu'il est triste, si triste, que c'est pas juste, que s'il a raté sa vie c'est à cause de son enfance malheureuse, blablabla… Difficile à croire qu'il a maintenant soixante ans, qu'il va bientôt être grand-père.
Le deuxième, plus virulent, s'adresse aux héritiers (avec toute la famille en copie). Il nous compare à des vautours sauvages et nous ordonne de lui céder notre héritage. Il est fou, ma foi.
Dans le troisième, après la réponse de ma cousine qui lui dit « Tu es fou, ma foi », il nous traite tous de chiens sales et nous annonce qu'il a engagé un avocat. Il va poursuivre tout le monde! Oui, même la matriarche de la famille, âgée de 90 ans. Rien pour aider ma migraine.
Sourcil froncé, j'ai tourné la tête pour regarder le mini diable perché sur mon épaule gauche. Comme son patron, c'est un satyre à la peau rouge et aux cheveux noirs qui porte une petite barbichette pointue, sauf qu'il ressemble étrangement à mon ex petit ami (celui qui est passé du côté obscur de la force).
Mon diable avait un air fanfaron. J'ai pointé l'écran du pouce.
- C'est vous ça ?
Il s'est embué les ongles et les a frottés sur sa redingote de soie noire (j'ai oublié de mentionner qu'il est toujours bien sapé, comme mon ex, d'ailleurs).
- Un chef-d'œuvre, on en est très fiers, en bas.
J'aurais dû m'en douter.
J'ai appelé mon mari pour qu'il vienne lire. J'aime bien avoir son opinion et un jour il pourrait être obligé de défendre mon honneur.
De toute façon, mon verre d'eau était vide. Sur le chemin de la cuisine, le flacon de Tylenol m'a fait un clin d'œil.
- Tut tut, a dit une voix de mon épaule droite.
Ça, c'est mon ange. Il m'énerve. Il a une tête de communiste et une gueule d'animateur de jeux télévisés. Il porte une longue jaquette blanche et des sandales Birkenstock. Au lieu de jouer de la lyre, il joue de la cornemuse. Mal.
- Tu viens de prendre trois Aspirines. C'est pas bon ce genre de mélange.
- Mais c'est la faute de vos foutues cloches…
Il a haussé les épaules.
- Le Seigneur donne, le Seigneur reprend (Job, I, 21). Tu ferais mieux de boire une tasse de café.
Ça semblait raisonnable, mais j'ai appris à me méfier. Je me suis servie une tasse (trois Splenda, un sucre) et j'y ai trempé les lèvres.
Beuark ! Je le savais ! C'est toujours dégueulasse, du café, un lendemain de veille. Parfois, mon ange, il mérite des baffes. En plus, il rit comme Charlemagne.
Mais j'avais trop besoin de stimulant. J'ai ajouté du lait et du sucre ; le sirop a passé.
J'ai regagné le bureau. Mon mari avait les yeux gros comme des assiettes à soupe. Il s'est tourné vers moi en faisant son Obélix.
- Il est fou, ce cousin.
J'ai repris ma place. Que faire ? Mon roman ne m'intéressait plus. J'avais juste envie d'écrire à Lefuneste, de lui dire qu'à son âge, il serait peut-être temps qu'il arrête de faire le guignol. Mais je sais que ce n'est pas la solution : quand on lui répond, on l'encourage, il aime ça. Non, la seule chose à faire, c'est l'ignorer.
De retour au roman, alors…
Et là, l'ordinateur a planté. Je tapais incompétent, et sur l'écran ça devenait hyvizôcecye, je tapais dieux et le mot mhcgu apparaissait. Puis, la loi de Murphy a décidé de s'en mêler : le correcteur automatique est passé en mode finlandais.
J'ai expiré un bon coup par le nez en me disant que c'était probablement un code dix-huit. J'ai abandonné le roman pour aller sur Internet. Pas moyen, l'ordinateur était gelé gelé.
Je hais ces machines. On passe plus de temps à les faire fonctionner qu'à s'en servir. Mes rêves de richesse instantanée se bornent habituellement à une chose : pouvoir lancer mes ordinateurs par la fenêtre quand ça me chante !
- Tut, tut, a grondé mon ange. C'est pas génial pour l'environnement, ça. Il faut que tu apprennes la patience.
Il a soufflé une note dans son infâme cornemuse. Tout à coup, j'avais diablement envie de jouer au base-ball, moi – avec une cornemuse et une tête d'ange.
J'ai cligné des yeux, il a disparu. J'ai crié à Achille de venir m'aider. Le temps qu'il arrive, j'avais décidé que c'était de sa faute. L'ordinateur marchait très bien avant qu'il ne lise les courriels du vilain…
Et l'engueulade fut.
Mais j'avais oublié mon mal de bloc. Après deux minutes, je me suis recroquevillée sur un fauteuil en pleurant. Achille m'a embrassé les cheveux. Il m'a suggéré de lire le journal d'hier à la place, pendant qu'il s'occuperait de l'ordinateur. Et peut-être que je devrais manger quelque chose, il ne restait plus beaucoup de temps avant le tennis.
Deux heures plus tard, j'avais repris forme humaine et je m'étais convaincue que je VOULAIS aller jouer au tennis.
Le problème, c'est que les clés de la voiture avaient disparu. Les deux trousseaux, pfft, volatilisés.
J'ai eu une vision : n'avais-je pas eu une rage de fumer, la veille ? J'ai demandé à mon mari s'il n'avait pas caché les clés, pour éviter que j'aille m'acheter des cigarettes. Il a répondu que non et on a commencé à chercher.
Trois quarts d'heure plus tard, on cherchait encore. Pour le tennis, c'était foutu, et Achille s'inquiétait de plus en plus. Quelqu'un (du genre cousin funeste) se serait-il introduit dans la maison ? Aurait-il volé les clés pour revenir plus tard en toute quiétude ?
Mais pourquoi les deux trousseaux ?
Moi, j'étais convaincue que mon hypothèse était la bonne. Achille s'est choqué : il s'en souviendrait, merde !
Mais là, je n'avais plus du tout envie de rigoler.
- Disons que tu les aurais cachées, fais semblant. Où les aurais-tu mises ?
Mon mari m'a fait une drôle de tête puis il a marché vers la bibliothèque. D'un geste hésitant il en a tâtonné le dessus. Cling !
Je me suis laissée tomber sur une marche et me suis tournée vers mon diable. Il semblait ébahi.
- Ah, non. Je te jure, il le fait tout seul. Il est phénoménal! On devrait l'engager, il serait vite le chouchou du patron.
J'ai senti la rage me monter au nez. Il fallait que je me calme. Mon ange n'avait rien vu aller, le con. Il était assis en tailleur en train de se faire une pédicure en mordant sa Birkenstock. Les pieds d'ange n'ont peut-être pas d'odeur, mais c'est quand même dégoûtant. Il a levé la tête et analysé la situation. Il a craché sa sandale.
- Désolé. Je suis aussi pantois que l'autre.
Mon diable, de son côté, a commencé à se battre avec un pot de moutarde. Je lui ai envoyé une pichenotte. J'ai fermé les yeux, j'ai compté. Je devais lutter contre ma génétique : je ne veux pas être comme mon père, je me défends de faire les mêmes colères dévastatrices…
Marraine, aide-moi !
Quand j'ai relevé la tête, mon mari était assis deux marches plus bas. Il m'a fait un petit sourire penaud.
- On fait ce que tu veux. N'importe quoi. Je suis désolé, je t'aime, ma chérie.
Mais moi, j'en avais vraiment trop marre de cette journée. Tout ce dont j'avais envie, c'était de prendre un long bain chaud puis m'envelopper dans des cotons ouatés. Me blottir dans un fauteuil devant un bon feu et lire un Petit Nicolas, histoire de me consoler d'avoir épousé Gaston Lagaffe.
Belle et plaisante narration ! :o))
· Il y a plus de 5 ans ·Hervé Lénervé
Merci!
· Il y a plus de 5 ans ·Gabriele Russo
Sympa, j'ai bien aimé.
· Il y a plus de 5 ans ·Lady Etaine Eire
Merci!
· Il y a plus de 5 ans ·Gabriele Russo