Pour tout le whisky du monde

Nathan Noirh

Cela faisait même pas une heure que je sirotais mon poison avant qu'on vienne m'enmerder. On a plus le droit de boire tranquillement dans ce bourbier. Un type sans plus qui vient me taper sur l'épaule, pendant que sa bande rit plus loin.

 

«  - Le vieux ! Racontes-moi un peu, t'es bien assis, tout se passe bien ?

- Je veux pas d'ennuis, je fais que boire un coup.

- Ah ça, pour boire, tu bois. D'ailleurs, j'ai une histoire à te raconter, ça t'intéresse ?

- Pas vraiment.

- Je vais te la raconter quand même. C'est l'histoire d'un mec qui rentre dans un bar, qui s'assoit au comptoir, et qui demande un whisky. Juste un, tu vois. Et quand il l'a fini, il en redemande un autre. Et encore un autre. Ça te dit rien comme histoire ?

- Si, celle d'un mec qui a soif.

- T'es un marrant toi. Je vais continuer mon histoire. L'histoire, c'est que le mec ne s'arrête jamais. Il boit son whisky, encore et encore, les verres après les verres, et même les bouteilles après les bouteilles. Et le barman commence à lui dire qu'il n'a plus rien, et qu'il est obligé de lui refuser son prochain verre. Ça ne te dit toujours rien le vieux ?

- Si, l'histoire d'un alcoolique.

- Bon. Si tu veux, l'histoire ne s'arrête pas là. Le type, sans rien dire, s'en va, et va dans un autre bar. Et là, même topo, le mec enchaîne les verres. Et les verres. Les bouteilles. Et les bouteilles. Sans jamais piper un mot. Ce type se tape tous les bars de la ville, vide toutes les bouteilles, et laissent tous les autres buveurs de whisky en place.

- Et en quoi ça me concerne ?

- Je vais te le dire en quoi ça te concerne. Je vais même foutrement te le dire. Voilà, je te le dis : depuis qu'on est là moi et mes copains, tu en es à ta troisième bouteille.

- Déjà ?

- Tu peux le dire. Alors, comme je le te disais, moi et mes copains on est là depuis un bon moment. Et on compte rester encore un peu. Et on aime le whisky. Donc si tu es venu pour nous secouer les étagères avec ta descente de clodo, autant te casser tout de suite si tu veux pas d'ennuis.

- Tu connais la suite ?

- La suite ? De quoi la suite ?

- Celle de ton histoire. Elle est pas vraiment finie ton histoire.

- Ah mais vas-y je t'en prie. Le vieux se lève et se barre ?

- Pas tout a fait. Il paraît que le bonhomme en question, a une soif des enfers. Qu'il est né pour boire et pour cogner. Et quand il arrêtera de boire parce qu'il n'y a plus rien à boire, il se mettra à cogner. L'année dernière, il a ravagé un bar. Le dernier bar de sa tournée. Tu veux savoir la fin de l'histoire ? En général il n'y a plus vraiment personne pour raconter l'histoire, vu qu'il a cogné tout le monde et que tout le monde en est mort. Tu vois, comme si chaque coup de poing qu'il donnait était remplit d'une rage si profonde, qu'il faisait craquer les os des mâchoires et des crânes. C'est bien comme histoire non ?

-… »

 

Il s'est barré retrouver ses petits copains. Tant mieux. Je commençais à avoir les pétoches de me faire casser la gueule. À chaque fois je suis obligé de raconter des conneries pour qu'on me laisse tranquille. Je suis plutôt convaincant en général il faut le dire. J'ai fini mon whisky. Et je me suis tiré. J'ai une sacrée descente, ça je le sais. Et on m'enmerde souvent parce que je n'en laisse pas pour les autres. Donc ça m'arrive d'être obligé de raconter des histoires. Si tu as une bonne histoire, et que tu la racontes bien, tout le monde te croira. C'est moi qui l'ai inventé cette histoire. Histoire de répandre la rumeur qu'il fallait mieux pas faire chier le buveur de bourbon du quartier. Je sors une cigarette en fixant la nuit, tout en récitant cette phrase qui m'obsède depuis Demande à la poussière de John Fante : 

 

«  Est ce que les morts reviennent ? Les livres disent que non, la nuit hurle que si. »

 

Et je grille ma cigarette. J'ai la tête qui tourne, les pattes engourdies. J'essaye de marcher droit devant moi comme je le peux. Encore une nuit à maudire l'absence de jour, l'absence d'argent et l'absence de filles. Une fois de plus je me dirige vers ma piaule digne d'un motel défiguré. J'ai pas fini de vous raconter des histoires. Quand j'arrive chez moi, je lance ma veste dans un coin, je tire une autre cigarette. Je me mets devant ma machine à écrire. Rien ne sort. J'allume ma clope, et je me pose à la fenêtre. Moi qui rêvais de devenir écrivain, je suis juste un paumé de plus, un drogué de bourbon, de nuits violentes et de dérapages nocturnes. Et dans la nuit devant moi, je ne trouve refuge que dans l'ivresse, celle du cœur et du foie, les verres après les autres, je joue une symphonie de l'écorché poétique, celui du maudit, celui du rien. Quand ma bouche ne suffira plus à embrasser les autres bouches pour les fermer, et quand mes mains ne suffiront plus à serrer les hanches de mes illusions, je serais toujours là, blanc, impassible, face a cette obscurité. Mon sourire la fera frémir d'incompréhension, car alors j'aurais compris ce qui est important, alors qu'elle ne saisira que ce qui ne l'est pas. Je lève mon verre, pour ne jamais le reposer, et je grille ma cigarette, pour ne jamais l'éteindre. Pour tout le whisky du monde, exactement. Pour tout le whisky du monde.

Quand je me réveille le lendemain, j'ai mal à la tête. Je me souviens pourquoi je suis là, pourquoi je bois autant, et surtout pourquoi j'écris. Stephen King disait qu' "écrire c'est de l'art, et que l'art c'est de l'eau gratuite. Alors, buvez." J'ai peut-être pris trop ça au pied de la lettre. Quand je vois que la plupart des écrivains reconnus passaient leur temps à se droguer, je me suis dit qu'il y avait une raison. J'ai commencé au vin, puis j'ai vite trouvé une boisson plus forte, un truc qui me correspondait plus. Le whisky m'a trouvé. Depuis j'ai pris le tic, chaque fois que je commence à écrire, je me sers un verre. J'ai l'impression que ça m'aide. Chaque fois que j'envoi une nouvelle fraichement écrite à un éditeur, je me vide une bouteille. Je ne sais pas si ça me donne du courage ou l'oubli de l'avoir fait. Mais je le fais. Je reçois quelques fois de bonnes nouvelles, un peu d'argent, un peu de promesses. Mais rien qui ne me propulse en haut. Alors je continue de squatter ma chambre de bonne. Sans le sou et sans la famille, on fait pas grand chose.

 

Vers midi je m'enfile des pâtes et je file retrouver ma bande. On a un coin vers le sud de la ville, un bar pas très fameux mais la serveuse est mignonne. On picole et on la mate. On rit et on raconte des trucs. Et on se dit au revoir. Je retourne chez moi écrire quelques papiers. Rien de passionnant, ce sont surtout des articles pour des boîtes, du genre présenter la nouvelle gamme d'aspirateur, ou raconter l'historique de la société de papier ouverte depuis 50 ans. Comme je le disais, rien d'important. Mais faut bien becter. Alors je le fais. Je reçois du courrier. Je le sais parce que j'entends le facteur, sauf qu'il est bien tard pour faire sa tournée. Je vais jeter un coup d'œil, saluer le facteur. J'ai un recommandé. Je signe, je ferme la porte, je balance le paquet, et je me sers un verre. Je continue d'écrire mes articles pendant toute l'aprem, tout en sirotant du vin à 4.99 euros la bouteille, trouvé en rayon près des vins bon marché. C'est celui qui cogne pour pas cher. Je commence à tourner de la tête, à griller des cigarettes sans m'en rendre compte. Puis je jette un œil dans la direction du paquet. Je me décide à l'ouvrir au bout de quelques secondes. Rien d'extraordinaire, juste une invitation dans un bar, par un certain John Coyote. Assez étrange. Je ne connais aucun clébard de ce nom là. Mais ce qui m'intrigue surtout, c'est qu'il y a une promesse d'argent. Je ne vois pas pourquoi un bar m'offrirait de l'argent. C'est plutôt le contraire en général. Le rendez-vous étant pour demain, je me décide à écrire encore un peu, et à aller pioncer.

Quand je me réveille, maudissant le jour  où ce vin à été cultivé, je file sous la douche crasseuse qui pourra avec un peu de magie, me faire retrouver l'apparence d'un homme. Dans la rue je m'achète une bière à l'épicier du coin, j'ai encore l'esprit embrumé et j'ai besoin d'être frais pour mon mystérieux rendez-vous. Le bar en question ressemble à pas grand chose. Un truc un peu à l'ancienne, comme le Garrison dans les Peaky Blinders. À l'intérieur, pas grand monde. Juste les habituels buveurs de cognac qui n'ont pas de boulot. Je m'avance au comptoir, je demande un whisky. Sans glaçons, sans cochonneries dedans. Et là un type s'avance et se pose à côté de moi, enlève son béret, et me lance :

 

«  - ‘Paraît que tu as une bonne descente et que tu sais écrire comme il faut.

- Paraît.

- Les affaires louches ça te frise la casquette ?

- Non ça va.

- La moralité et ces conneries ça te branche ?

- Non ça va.

- 2000 billets la semaine. Tu le suis partout où il va. Tu écris tout ce qu'il te dit d'écrire. Et tu la fermes.

- Qui ça ?

- Le patron. John Coyote.

- C'est pas vous ?

- Non moi je bosse pour lui. On bosse tous pour lui. Et toi aussi maintenant. »

 

Le type se barre et je me retrouve devant mon whisky. Je regarde mon whisky un moment. Allons bon, me voilà scribe pour un gangster ? N'importe quoi. 2000 billets quand même. Je serais un vendu de pas les prendre. Qui est le vaurien qui refuserait de l'argent facile ? De toute façon, je vois pas ce que je perds à suivre partout un mec louche qui a des affaires louches.

 

Je regarde mon whisky. Il a une sale gueule mon whisky.

 

 

Fin du chapitre 1.

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