Psy-schisme -chapitre cinquième

Juliet

Les yeux bleus de Satsuki se sont posés avec réserve sur le bouquet d'artifices éclatants et dégorgeant d'un sentiment humble et puissant. Ce blanc là était sans doute plus pur que la neige qui s'abattait sans retenue à présent sur la ville. La neige perd de son immaculation lorsque des pas sales et dénués de délicatesse la souillent. La neige n'est pas appréciée à sa juste valeur et nul ne se soucie de la salir et de dénaturer sa blancheur. Elle était si facile à corrompre.
Mais les roses, elles, ne pouvaient faner que d'elles-mêmes. Avant le jour fatidique elles demeureront aussi belles et révérencieuses qu'elles le sont à cet instant même où elles se présentent au regard doux de Satsuki. Après un instant, il s'est défait de sa léthargie contemplative pour reporter son regard plus haut, sur le visage de celui qui détenait ce bouquet de roses blanches.
-Elles sont pour moi ? murmura Satsuki, ému et déboussolé.
Stoïque, Kyô a secoué la tête. Un soulagement amalgamé d'une pointe de déception a caressé le cœur de Satsuki. Il a souri, pudique.
-Je ne pensais pas vous trouver ici, a déclaré Kyô comme pour s'excuser. Pourquoi ces fleurs seraient-elles pour vous ?
-Je suis désolé, c'était réellement orgueilleux de ma part, s'inclina l'homme.
-Vous n'y êtes pas du tout. C'est seulement une question de logique. Je voulais les apporter à une certaine personne.
Kyô s'avança et sur son passage frôla le pan blanc de la manche de Satsuki.
Arrivé face à l'autel, il leva les yeux vers la voûte céleste avant de se laisser tomber pieusement à genoux. Pieusement ou désespérément, en réalité Satsuki n'aurait su le dire mais l'image de cet homme agenouillé devant une croix lui pinçait le cœur.
Le bouquet d'une blancheur presque divine à côté de lui, il murmurait des mots fantômes du bout de ses lèvres collées à ses mains jointes.
À ce moment-là, l'envie insoutenable de venir poser ses mains sur ses épaules courbées a envahi Satsuki, mais il se savait n'être pas en droit de perturber ces prières. À qui s'adressaient-elles ? Kyô croyait-il vraiment en un Dieu auquel il aurait pu confier ses espoirs ?
Pourtant, à le voir comme ça, prostré et de dos, il semblait bien trop fragilisé pour paraître porter des espoirs. Satsuki s'est laissé choir sur un banc, parcourant l'intérieur de l'église du regard.
Et puis, lentement, sans s'en rendre compte, ses doigts se sont entrecroisés contre son front.

Il a sursauté lorsqu'en rouvrant les yeux, il s'est retrouvé face à un Kyô ahuri.
Embarrassé par la peur qu'il lui avait causée, le jeune homme s'assit à ses côtés, timide.
-C'était évident que vous étiez ainsi. Je ne vois pas pourquoi je devrais être surpris.
-De quoi parlez-vous ? s'enquit Satsuki, troublé.
-Eh bien, vous croyez en Dieu, n'est-ce pas ? dit-il en portant sur lui un regard profond.
Le bouquet de Kyô reposait sur ses genoux. Un léger effluve délicat enivra l'esprit déjà à moitié endormi de Satsuki.
-Mais c'est évident. Lorsque l'on est un Ange, on croit forcément en Dieu.
-Je ne suis pas un... À la fin, vous ne pouvez pas cesser avec ce genre de délire ?
-Ce n'est pas un délire, souffla Kyô en se passant la main dans les cheveux, nullement offusqué. Bien, je suppose que les Anges véritables ignorent qui ils sont réellement, non ?
-Pourtant, pour être véritablement soi-même, il faut commencer par savoir qui l'on est, non ? Sinon, comment pouvons-nous "être" en tant que nous-mêmes ?
Kyô n'a pas répondu. Ses yeux semblaient ne plus pouvoir quitter cette farandole de roses, corolles blanches et pures comme un nouveau-né.
Il n'a pas réagi lorsque, en dépit de ses bonnes convenances, Satsuki a posé sa main sur la sienne.
-Je ne pensais réellement pas vous voir ici, a marmonné Kyô.
-Noël arrive bientôt. Mais je ne pensais pas que vous puissiez accorder la moindre importance à ces croyances.
-Ma présence ici n'a rien à voir avec Noël.
Kyô a redressé le buste, prenant une longue inspiration, avant de planter un regard grave dans les yeux de Satsuki qui détourna la tête, désarmé.
-Je n'aime pas les fêtes de Noël.

Satsuki n'a pas répondu. Lorsque Kyô s'est levé, il n'a même pas redressé la tête vers lui. Les bruits de pas s'éloignaient lentement sur le sol.
Satsuki n'a même pas vu le signe de la main que l'homme lui adressa en partant.
Plongé dans ses rêveries, engourdi par l'odeur des bougies allumées, il ne se rendait compte de plus rien. À travers les vitraux, des milliers de minuscules cristaux blancs tournoyaient.
Les fleurs ne choisissent pas de faner, en réalité. Elles y sont seulement contraintes. Satsuki a renfoncé son visage un peu plus profondément entre ses bras.
-Vous pouvez les prendre. Les roses. Après tous les cadeaux que je lui ai offerts, ma mère n'est jamais revenue à moi.

Lorsque Satsuki a regardé à côté de lui, le bouquet était toujours là.
 
 
 
 
 
 


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-Vous n'aviez plus le droit de venir.
Sans répondre, Suzuki Reita a déposé un bouquet de roses blanches sur la table de chevet à côté de Takanori. Le papier froissé a crissé, et sur le lit à côté, Natsuki qui faisait semblant de dormir a réprimé une grimace. Avec un soupir exaspéré, Takanori a défait les draps qui le recouvraient et s'est adossé contre l'oreiller, les genoux repliés contre sa poitrine.
-Hakuei n'en a plus le droit, dit calmement Reita. Je ne suis pour rien dans cette histoire. Bien, mais je suppose que Hakuei tentera de revenir par tous les moyens.
 Takanori a jeté un regard en biais vers Natsuki dont le visage était à moitié dissimulé par de sombres mèches de cheveux éparses.
Puis il a reporté son attention sur le visage de Suzuki Reita, l'air grave. D'un geste si lent qu'il semblait irréel, le bras de Takanori s'est soulevé et au bout d'un temps infini, son index s'est posé au centre du front de Reita.
-Pan !
Reita a sursauté. Le rire de Takanori contrastant avec la douceur de son visage semblait empreint de folie meurtrière.
-Enlevez ça tout de suite ou je vous tue.
-Pardon ? a bredouillé Suzuki Reita, les yeux écarquillés.
-Les roses. J'ai horreur des fleurs, et les roses blanches sont ce que je hais plus que tout au monde. Enlevez-les ou regardez ce que j'en fais.
Avant même que Reita n'ait pu esquissé le moindre mouvement, le papier déchiré traînait sur le sol immaculé et déjà les pétales se faisaient déchiqueter entre les dents enragées de Takanori.
-Qu'est-ce que vous faites ?!
Il voulut arracher de force les pétales d'entre les incisives et canines destructrices mais ses dents se plantèrent violemment dans sa chair. Reita poussa un cri de stupeur plus que de douleur en retirant vivement sa main. Une horreur sans fond se lisait dans les traits déformés de l'homme qui ne pouvait plus qu'assister, impuissant, au massacre de ces fleurs innocentes.
-Vous êtes complètement malade.
-Plus que ces foutues roses, c'est vous que je ne voulais pas revoir ! aboya furieusement Takanori en crachant d'infimes morceaux de pétales blancs.
Ses yeux, vagues un instant plus tôt, s'étaient mués en deux tableaux de haine pure. Un frisson assaillit Suzuki Reita qui ne se laissa pas démonter.
-Vous n'avez pas le droit de faire ça. Je pensais vous faire plaisir.
-Ah ?! Et depuis quand l'on se préoccupe de me faire plaisir ?! D'ailleurs, si vous l'aviez vraiment voulu, vous ne seriez même pas venu. Il faut croire que vous manquez cruellement d'intelligence pour penser pouvoir me ravir en présentant votre hideuse figure bonne à décapiter face à moi.
Tout s'est déroulé très vite. Un éclair est passé devant les yeux des deux hommes et en un instant Takanori s'est retrouvé projeté à terre, et il s'est tordu au moment où il a senti la douleur traverser sa poitrine. Un filet de sang souillait son menton, et Reita allait se précipiter sur lui lorsque Natsuki l'envoya valdinguer à son tour sur le lit.
-Qu'est-ce que vous comptez faire ? a-t-il hurlé à Reita. Vous comptez encore aider ce pauvre type ? Il n'a pas volé ce que je viens de lui faire, et d'ailleurs croyez-moi que s'il n'en tenait qu'à ma volonté, ce n'est pas hors du lit mais hors de la fenêtre que je l'aurais balancé. Vous avez quoi à faire de cette ordure ? Ne voyez-vous pas ce que n'est qu'un chien enragé ? C'est la raison pour laquelle il n'a toujours mérité que de vivre à la Fourrière. Y vivre et y crever, eh, Takanori, c'est ça que tu mérites, tu entends ?!
Le pied de Natsuki s'enfonça brutalement dans le ventre du jeune homme qui se plia en deux, le souffle coupé.
-Mais vous êtes fou ?! s'écria Reita en se jetant sur Natsuki pour l'empêcher de réitérer son coup, ce qu'il était sur le point de faire.
-Je ne supporte pas les gens de sa trempe qui se croient supérieurs à tous et qui se permettent de critiquer les moindres faits et gestes des autres ! Pourquoi est-ce qu'un moins que rien comme lui a droit à tant d'égards de quelqu'un qu'il ne connaît même pas, hein ?!
-Ça suffit ! protesta sévèrement Reita en contenant tant bien que mal l'amertume qu'il sentait croître en lui. C'est une leçon de morale ou une crise de jalousie que vous êtes en train de faire ?! Il me semble pourtant que vous n'avez pas su apprécier à sa juste valeur l'attention que Hakuei vous a portée. Vous vouliez qu'il parte, non ?
À la mention du nom de Hakuei, Natsuki cessa de se débattre, comme soudainement affaibli. Des nuages gris vinrent assombrir le ciel bleu de ses yeux et il se laissa choir mollement sur le lit, privé de toutes forces. Haletant, il a levé un regard brillant vers Suzuki Reita tandis que derrière, Takanori se redressait tant bien que mal.
-Hakuei... est différent de vous. Je le porte en horreur. Et d'ailleurs, lui et moi ne nous connaissons même pas. Quel réconfort pourrait m'apporter la présence d'un parfait inconnu ?
-En quoi est-ce différent ? Takanori et moi sommes étrangers l'un à l'autre aussi.
Natsuki a secoué la tête, des mèches noir corbeaux se balançant au rythme lent. Ses yeux se fermaient à moitié, voilés de brouillard. Imperceptiblement, Suzuki Reita a blêmi. Il allait prononcer quelque choses, les lèvres tremblantes, quand Natsuki se ressaisit soudain.
-Mais vous... vous ne chercherez jamais à faire de mal à Takanori, pas vrai ?
Comme si c'était là que se trouvait la réponse, Suzuki Reita a tourné un regard interrogateur vers le visage de Takanori qui le fixait avec froideur, muet.
La réponse semblait là, latente, dans ces regards que s'échangeaient les deux hommes, l'un désemparé, l'autre impitoyable. Puis le fil conducteur s'est brisé aussi facilement qu'une chimère et Suzuki Reita a reporté son attention sur Natsuki.
-Pourquoi je lui ferais du mal ?
-Pourquoi lui feriez-vous du bien ?
Bien sûr, quelque part ça tenait la route. Suzuki Reita s'est assis, appuyant son front contre ses mains jointes en un signe de prière. Il a soupiré, las.
-J'aurai peut-être l'air d'un menteur, mais j'ose affirmer que je ne compte pas infliger le moindre mal à Takanori.
-Ne parlez pas de moi à la troisième personne comme si je n'étais pas là.
Natsuki lui lança un livre de poche qui se trouvait juste à côté de lui pour le faire taire. Takanori esquiva le projectile de justesse dans une protestation.
-Vous dites cela comme si vous pensiez que Hakuei, lui, aurait l'intention secrète de vous faire du mal.
Reita était penaud. Un embryon de sourire vide naquit sur ses lèvres avant de disparaître aussitôt, comme balayé par un souffle de vent glacé.
Natsuki s'est redressé, chancelant. Il semblait sur le point de s'écrouler mais il parvint à tenir debout en se tenant sur la table de chevet.
-Vous savez...
Il s'est laissé tomber à genoux dans un râle de douleur.
Suzuki Reita se précipita sur lui, affolé.
-Qu'est-ce que vous avez ? Répondez-moi !
Il voulut l'aider à se relever quand d'un coup de coude en pleine poitrine Natsuki l'en dissuada. Pourtant, il se pliait toujours de douleur, la lèvre inférieure à sang tant il se faisait force en se mordant pour ne pas crier.
Sa vision se troublait. Les deux hommes qui lui faisaient face n'étaient plus que deux silhouettes floues et indistinctes, l'une nimbée de blanc et l'autre sombre comme les ténèbres. Une tenue d'hôpital, un costume noir.
Au moment où les yeux de Natsuki se fermaient il sentit un contact chaud envelopper ses joues. Il a renversé la tête en arrière.
-Natsuki ? Natsuki tu m'entends ?
-...Hakuei... Non, va-t'en.
-Natsuki, c'est moi, Takanori. Qu'est-ce qu'il y a ?
-J'appelle une infirmière, faisait la voix grave qu'il reconnut être celle de Suzuki Reita.
-Non ! Non... pauvre fou, elle va m'obliger... Je n'en peux plus...
-Natsuki, tu peux te relever ?
Natsuki, toujours agenouillé, se balançait mollement d'avant en arrière comme une poupée de chiffons. Il était sur le point de s'écrouler mais Takanori le tenait de force.
-N'appelez personne... Je n'en peux plus des hôpitaux... Au bout d'un moment ils finissent tous par m'obliger... Comme toi, Takanori... Avec des tuyaux gros comme mon doigt... Ils veulent me torturer. Hakuei va-t'en.
-Hakuei ne se trouve pas ici, s'étrangla Reita en détresse.
-Il est... dangereux.
Natsuki entrouvrit ses yeux mornes et sans vie rivés sur le plafond. Derrière son crâne projeté en arrière ses cheveux raides et sombres flottaient, pareils à un rideau noir dissimulant une scène de crime.
-Ne laissez pas cet homme m'approcher. Il est dangereux. Il veut me tuer.
              Natsuki pleurait, à présent. Il ne s'en rendait pas compte mais les larmes coulaient le long de ses tempes comme sa tête était renversée, et un mince filet de bave s'étirait entre ses lèvres ouvertes qui laissaient s'échapper les halètements.
Il s'est raidi, les yeux exorbités toujours rivés au plafond, et comme propulsé par un coup violent à l'arrière, il s'est laissé tomber en avant où il atterrit dans les bras de Takanori.
Il a voulu hurler mais seul un gargouillis étranglé s'est échappé de sa bouche avant qu'il ne crache un filet de sang.
Alors, tandis que retentissait à travers le couloir l'alarme qu'avait déclenchée Suzuki Reita,
Natsuki laissait échapper toutes les larmes de son corps secoué de toutes parts par les tremblements.
-Protégez-moi de lui...
                                 Il a hurlé lorsque des médecins l'ont arraché à l'étreinte protectrice de Takanori.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


La serrure a cliqueté. Quelque part au milieu du couloir, ça résonnait et amplifiait les sens, ça imprégnait l'atmosphère vide du bruits métalliques et d'un mauvais présage. Le visage d'Asagi apparaissait en filigrane derrière les longues mèches noires de ses cheveux sales et emmêlés. Même s'il ne voyait plus rien déjà, à travers la pénombre et le rideau de ses cheveux, il a fermé les yeux. Le cliquetis prenait des tournures de drame. Au milieu de ça, le silence mis en exergue par la clé tournant. Et puis, ça crisse, ça crisse lentement. C'est peut-être le bruit que doivent faire les portes de l'Enfer. Quand l'Enfer laisse sortir ses prisonniers, lui seul sait où ça les mènera.
Asagi ne peut plus ouvrir les yeux. Il lui semble qu'il les a toujours gardés clos et que le monde qui l'entoure, le monde qui se présentait sous sa vision n'est rien d'autre qu'un lointain rêve, trop lointain pour le saisir, trop irréel pour le comprendre. Un rêve aux allures de cauchemar oublié aussitôt que l'on se réveille. Les yeux fermés, Asagi se réveille. Se détache de son rêve qui lui apparut aussi absurde et sans fin qu'un serpent qui se mord la queue.
Les bruits de pas dans un lointain extrêmement proche le dérangent dans son éveil. Ou plutôt son éveil fait que les bruits de pas le dérangent. La serrure ne cliquette plus. Si on tend l'oreille, on entend dans l'ombre des pas secs et claquants d'autres pas, beaucoup plus légers et traînants. Un pas sûr et un pas hésitant. Plus qu'hésiter, ce pas refuse. Pourtant il suit les pas clinquants et irritants.
Quelque chose d'autre dérange Asagi. Quelque chose de froid et fluctuant qui caresse sournoisement son poignet qu'il a tendu contre son visage tandis que son front s'appuie sur sa main. Quelque chose d'irrégulier qui siffle presque imperceptiblement mais d'un son si aigu que les tympans en souffrent malgré sa faiblesse. Ce bruit sifflant semble se synchroniser avec les traînements condamnés des pas sur le béton, quelque part dans le couloir. Il ne peut toujours pas ouvrir les yeux.
Il sait qu'ils disparaîtront. Ces bruits de pas monotones et irrésolus qui semblent avancer en traînant sur le sol par peur de le quitter, ils vont disparaître. Maintenant Asagi comprend que cette chose froide qui siffle sur son poignet n'est autre que son souffle saccadé. Il déglutit. Appuyant son front glacé contre son poignet, il sent le pouls accéléré battre avec ferveur. Comme s'il luttait en même temps qu'il s'évertuait à continuer à vivre.
Il s'effondre sur le sol, des sueurs froides coulent le long de sa tempe. D'un geste tremblant, il défait les boutons de sa chemise de nuit qu'il porte en plein jour, aussi sale que le sol. Il dévêt sa poitrine amaigrie, ses épaules qui semblent fines et fragiles comme du papier de soie et les côtes saillantes semblent prêtes à transpercer sa peau blanche comme du lait. Un tel contraste avec la noirceur sans fond de ses cheveux et de ses yeux à présents ouverts sur le plafond paraît dangereusement irréel. Comme une illusion évanescente sur le point de disparaître sans laisser de trace. Une main sur le côté gauche de sa poitrine, il inspire à coups spasmodiques l'air pollué et moisi de la cellule. Une odeur de sueur, de renfermé et de malheur.
Il passe sa paume moite contre son front en nage. Un vide se creuse dans son estomac et la douleur tenaille son ventre pourtant dans ses yeux brillent des éclats d'énergie vitale proche de celle du désespoir.
Un haut-le-cœur le prend et il crache quelque chose. Ça dégouline sur son menton, il ne sait pas ce que c'est, il ne cherchera pas à le savoir.
Son être entier est couvert de frissons mais à l'intérieur de lui ça brûle comme des braises de corps incinérés. Le dos au sol et les jambes écartées, les genoux se balançant comme s'ils ne parvenaient pas à tenir en équilibre, le pan grisâtre de sa chemise ondule sur le sol.
Les bruits de pas ont totalement disparu. Quelque part, il les regrette. Il aurait préféré être condamné à les subir à jamais plutôt que d'avoir eu à les entendre si c'était pour les voir s'éteindre.
Un nom s'échappe d'entre ses lèvres humides. C'est un murmure à peine prononcé à l'apparence de fantôme. Les paupières semi-closes, la vision du plafond lui paraît floue à présent, et les taches noires et marron de crasse se mélangent pour ne devenir plus qu'un bouillis de couleur indéterminé et répugnant. Sa pomme d'Adam sous sa gorge fait des allers et retours rapides. Épuisé, il tourne la tête de côté, son visage goûte à la froideur cinglante du sol et il étend à côté de lui son bras maigre. Ferme les yeux. Goûte à la félicité de se sentir s'endormir. Assez profondément peut-être pour ne pas se réveiller. L'espace d'un battement de cœur, un morceau de sourire flotte sur ses lèvres.

C'est lisse et étrangement dénué de douceur. Dans un bruit de froissement quelque chose glisse le long de ses lèvres et de son menton, s'aventure même sur son cou. Asagi grimace mais aucun son ne sort de sa bouche. Puis quelque chose soulève son buste, délicatement, en le soutenant par le dos. Une chaleur paisible et lénifiante l'enveloppe. Les yeux toujours clos, il repose sa tête contre quelque chose de dur et il se laisse aller, ses bras ballant dont les mains touchent le sol. Sur sa peau nue le contact direct de la chaleur le réconforte. Le souvenir des bruits de pas emportés s'estompe peu à peu. Il est entre les bras de quelqu'un, il le sait. Ami ou ennemi, il l'ignore mais peu lui importe bien tant qu'il peut continuer à se reposer comme ça sans jamais plus avoir à ouvrir les yeux. S'évertuer à garder les paupières closes jusqu'à ce que, par la force des choses, elles ne puissent plus jamais se rouvrir.



-Je ne sais pas ce que c'était. Je peux te dire que ce n'était pas beau à voir. C'était blanc et visqueux, mêlé de sang. À ta place, je me ferais plus de souci que ça. Bon, je dis pas ça pour toi, j'en ai rien à foutre moi, je fais juste mon boulot, mais merde, tu penses à ton frère ? Qu'est-ce qu'il dirait s'il savait dans quel état je t'ai trouvé ? Tu ne te rends pas compte de tout ce que Ryô fait juste pour toi.
Au nom de son frère, Asagi ouvre les yeux. Redécouvrant par-là même tout ce monde vétuste, sombre et sans avenir qui l'entoure. Dans un gémissement de fatigue mêlé d'un soupir de résignation, il se défait des bras de l'autre qui se détache de lui sans opposer la moindre résistance.
Chose étrange, Asagi a pensé à baisser le regard vers sa chemise à moitié dévêtue plutôt que de le diriger vers le visage de l'inconnu. En silence et sans la moindre gêne il attache les boutons lentement, avec des gestes si concentrés et précis qu'il donne l'impression de broder. C'est seulement une fois que le col est bien fermé qu'Asagi daigne prêter attention à l'homme accroupi qui lui fait face sans émotion.

-Tiens. Je ne vous connais pas.

Petit rire amusé et imprégné d'arrogance. L'autre secoue la tête avec exaspération comme si Asagi venait de déballer la plus suprême des idioties, puis il plonge dans le sien un regard réprobateur mais dénué de colère.
-Évidemment que tu ne me connais pas. Si même au coin le plus reculé et coupé du monde l'on me connaissait, je deviendrais quoi, moi ?
-Je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question.
L'autre le dévisage avec une incrédulité mêlée de curiosité.
-T'es comique, idiot ou juste impertinent ?
-Vous avez l'air plus jeune que moi, par conséquent c'est à vous de vous présenter le premier.
-Ce n'est pas une réponse à ma question ! proteste l'autre, agacé. Pour ta gouverne, je m'appelle Mao -et juste Mao, compris ?- et j'ai trente-deux ans.
-Mon frère ne connaît pas de Mao, affirme Asagi avec conviction. D'abord, je ne vous donne pas le droit de pénétrer dans ma cellule durant mon sommeil comme ça. Je vous autorise encore moins à me prendre dans vos bras. Enfin, réfléchissez, ça prête à confusion
-Comique, non. En cruel manque d'intelligence, ça doit être ça.

Mao esquive avec souplesse la claque qu'Asagi était sur le point de lui infliger. Vif comme l'éclair, souple comme un renard. Asagi en demeure pantois.
-Je suis toujours plus rapide que les autres, d'habitude, dit-il platement.
-Aie l'amabilité de ne pas me comparer avec ces gardiens médiocres. C'est ton frère qui m'envoie ici.
Une lueur brilla dans les yeux d'Asagi qui multiplia son attention.
-Où est-il ? Il va bien ?
-Où est-il ? Dans son bureau je suppose. Il doit être encore en train d'écrire. Est-ce qu'il va bien, ma foi je dirais oui, mais il irait sans doute mieux s'il pouvait te voir.
-Pourquoi est-ce qu'il n'est pas venu de lui-même ?
-Parce que je l'ai convaincu de me laisser faire, arguant que j'avais un pouvoir de persuasion infiniment supérieur au sien. Heureusement qu'il n'est pas venu, d'ailleurs. En te trouvant à demi-mort comme ça avec ce liquide écoeurant qui coulait sur ton menton, il aurait frôlé la crise cardiaque.
-Mon frère a un message à me faire passer ?
Asagi demeurait accroché aux lèvres de Mao comme un enfant attendant la révélation de la surprise que lui réserve un parent cher.
Mao a semblé hésiter un instant, le regard fuyant et passant d'un point à un autre de la cellule, avant de prendre longuement son souffle :
-Ce que je vais te dire, moi, est le contraire de ce qu'il m'a demandé de te dire.
-C'est à quel propos ? s'enquit Asagi comme se creusaient sur son front des lignes d'inquiétude.
-Ah... ce gosse,là. Tu sais, celui qui s'appelle Mashiro.
La stupeur a figé le visage d'Asagi, y collant une ombre qui s'était faufilée à ce moment-là.
-Écoute, Ryô m'a demandé de réitérer l'expérience et d'essayer de  convaincre ce Mashiro... mais en ce qui te concerne, je pense que tu ne devrais pas miser trop d'espoirs sur lui. En fait, n'en mise pas du tout. Tu comprends ? Ce gars-là ne te servira à rien. Ryô espérait de lui beaucoup de choses... Lorsqu'il a appris qu'un jeune inconnu venait te voir alors, il s'est mis à s'imaginer des tas de choses absurdes et purement rocambolesques. Enfin, faut-il l'en blâmer ? Ton frère serait prêt à se raccrocher à n'importe quel espoir pour ne pas devenir fou. Il t'aime, tu sais.

Mao a jaugé Asagi de haut en bas avec une moue expressive comme si ce "il t'aime" l'avait amené à réfléchir justement sur la raison de cet amour. Avec un haussement d'épaules, il a continué :
-De toute façon, ce Mashiro ne comptait pas revenir te voir. Il ne me l'a pas dit de vive voix, étant donné que nous n'avons pas du tout parlé de toi puisque ce malappris n'a même pas daigné m'accorder une discussion. Il m'a fait une impression affreuse. Or mes impressions ne me trompent jamais, tu entends ? C'est mon sixième sens. Il n'est juste qu'un petit gamin frivole, fat et égoïste qui ne pense qu'à s'amuser, pépier, pleurnicher et de temps en temps se chercher des sensations fortes pour avoir de fausses raisons de pleurnicher dans l'espoir de se faire consoler. En somme, c'est cela.
Lorsque Mao remarqua que depuis le début, Asagi hochait la tête avec ferveur, il le regarda avec effarement. À nouveau, il a ri.
-Si même toi tu le reconnais, alors je ne devrais pas avoir de mal à convaincre ton frère qu'il devra trouver un autre moyen pour t'aider que par l'intermédiaire d'un inconnu. Après tout, puisque c'est lui qui veut te sortir d'ici, c'est à lui seul de le faire, non ?
-Ryô n'en a pas le pouvoir. En réalité, personne n'aura jamais le pouvoir d'aider quiconque se trouve ici. Leur but ultime, c'est de se débarrasser de nous, de nous éradiquer de la société par quelque moyen que ce soit. Si l'on pouvait être aidé si facilement, ça n'aurait aucun sens, non ?
-À bien y réfléchir, dit Mao comme si cela lui avait réellement demandé une profonde réflexion, c'est le fait même d'être ici qui est totalement dépourvu de sens. Bref, ce que je voulais te dire, mon gars, est que tu devrais complètement oublier ce Mashiro. L'éradiquer, lui aussi, de ta conscience. C'est d'accord ? Je suppose que Ryô m'en voudrait s'il m'entendait, mais c'est que je ne peux pas laisser un innocent se créer de faux espoirs. Mieux vaut que tu renonces à lui pour réfléchir à un autre moyen de sortir de cet endroit infernal.
-C'est vraiment attentionné à vous de mentir expressément à mon frère pour me dire ça. Ça me fait mal de le reconnaître mais, pour le coup, je vous en suis reconnaissant.
Silence de plomb. Mao fixait la main tendue d'Asagi comme il l'aurait fait d'un OVNI dans le ciel. Mélange de crainte et d'émerveillement.
-Y'a pas à dire, toi t'es vraiment différent.
Mao a serré dans sa main vive et chaude celle, fine et glacée, d'Asagi.
-Vous savez, Mao-san, je n'ai jamais compté sur personne. Alors un môme qui joue la carte de la sensiblerie et qui ressemble à une ado futile et pré-pubère, je ne pouvais pas ne serait-ce que l'espace d'une seconde espérer y confier la plus infime part de ma vie.
Au moment où d'une poigne ferme Mao aidait Asagi à se redresser, une voix faible mais limpide est parvenue jusqu'à eux.
-Peut-être. C'est vrai que je suis frivole, pleurnicheur, inutile et en plus de ça insupportable, pourtant, moi, je m'en serais réellement voulu si je m'étais résolu à ne plus jamais fouler cet endroit macabre.
 
 
 
 
 
 
 

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-Et ces pétales... rouges ?
-Des pétales de roses, à répondu Ryô dans un haussement d'épaules.
       À la lumière tremblotante des chandeliers, le visage de Ryô semblait figé comme une poupée de cire. Ses yeux aux pupilles sombres et dilatées semblaient sur le point de fondre mais l'ardeur qui y brillait avait de quoi incendier cette pièce plongée dans la quasi-obscurité.
Il s'est lentement levé de sa chaise, le bout des doigts appuyé contre le rebord de son bureau et sur la feuille de papier couchée gouttait du bout de la plume de l'encre noire.
-La lettre que tu es en train d'écrire... est tachée, murmure Satsuki.
-Tant que ce n'est pas une lettre d'amour, il n'y a aucun souci quant à tacher une lettre.
-Tu dis des choses étranges...
-C'est vrai. Il est improbable que j'écrive une lettre d'amour, pas vrai ? sourit Ryô dans l'ombre pâle de l'éclairage vacillant.
Satsuki étrécit les yeux, effleurant l'atmosphère d'un frêle soupir.
-Ryô, c'est embarrassant...
-Quoi ? Pourquoi devrais-je écrire une lettre d'amour quand je peux parler ?
-Non ! Je parlais des pétales de roses... Je me fais des idées, certainement, mais le fait est que tu m'appelles à trois heures du matin en me priant de venir sans vouloir m'en décliner la raison. Suite à ça, j'accours...en chemise de nuit comme tu peux le constater. Et voilà que quand j'arrive chez toi, je te trouve installé à ton bureau, vêtu de cette... robe, rouge et noire. Je tourne les yeux et, qu'est-ce que je vois ? Des pétales de roses étalés sur ton lit. Après tout ça, je me sens mal à l'aise. Est-ce légitime ?
          Ryô s'est rassis sur la chaise, les jambes croisées, et a examiné Satsuki de haut en bas comme il examinerait la situation, infiniment concentré. À la fin, il a profondément inspiré et a claqué ses paumes contre ses genoux.
-Bien, je suppose que d'un point de vue rationnel, il y aurait des doutes à avoir, oui. Je te permets d'être mal à l'aise mais, je t'en prie, ne va pas t'imaginer des choses. Il me serait tristement offensant que mon meilleur ami se mette à douter de ma bienséance. Cette robe n'est pas à moi, tu sais bien.
-Elle appartient à Asagi. Qu'est-ce qui se passe dans ta tête pour que tu la portes ainsi ? Je trouve cela malsain. Et ces pétales...
-N'y fais pas attention. Ils m'ont été offerts en gage de dévotion.
-Vraiment ? De la part de qui ?
-Il a des habitudes bizarres. Bon, il faut dire que cet homme est bizarre dans tout son être, non ? Mao. J'ai cru comprendre qu'il a la coutume d'offrir des pétales de roses rouges à celui avec qui il accepte un engagement.
-Alors, Ryô...
À pas lents, Satsuki s'est approché. Lorsque sa main blanche s'est posée sur l'épaule de son ami, celui-ci a levé vers lui un regard profond assombri par la  gravité. L'expression semblait rude et fermée à toute contestation. Satsuki a hésité un instant, l'âme chancelante, avant de déclarer :
-Je ne pensais pas que tu irais si loin, Ryô.
-Que ne pourrais-je faire pour Asagi ? répliqua-t-il sur le ton de la défense.
-Tu as... demandé à ce Mao de... Une chose pareille, Ryô, ce n'est pas bien. Cela va à l'encontre de la loi, depuis quand ne la considères-tu pas ? Et ton sens de la morale ?
-Tu penses que j'ai perdu toute notion de morale ? scanda Ryô dans un rire désenchanté.
-Ce Mao... j'ai entendu maintes fois parler de lui. Il n'est pas fréquentable. Sa réputation est des plus désastreuses.
-Satsuki !
Ryô s'est levé d'un seul bond, effrayant par-là son ami qui effectua un vif pas en arrière et manqua trébucher sur le pan traînant de sa chemise. Ses yeux d'un bleu transparent se figèrent face à l'âpreté du regard de Ryô.
-Depuis quand est-ce qu'un homme comme toi se soucie de la réputation des gens ? Toi... tu ne juges pas les autres de manière si superficielle, pas vrai ?
-Ryô, tout le monde dit de lui...
-"Tout le monde" ? cingla son ami, amer. Il n'existe pas de "tout le monde" quand personne ne le connaît. Qui crois-tu qu'il est ? Il vit pour ne pas se faire connaître. Ou plutôt, il vit en attendant que ceux qui ont réellement besoin de lui le connaissent. Ces médisants qui le poignardent dans son dos ne le font que par pure ignorance ! Tous ces gens-là ignorent son vrai nom et ne connaissent même pas son visage ! Mais ceux qui l'ont déjà rencontré ne pourraient jamais dire du mal de lui. Ne te fie pas aux réputations, elles sont basées sur la jalousie et le scepticisme. Pour ceux qui ont entendu parler de lui, il n'est qu'une légende. Et cette légende, ils se contentent de la perpétuer en la faisant aller dans le mauvais sens. Voilà tout. En tant qu'être humain existant bel et bien, Mao est une personne tout à fait respectable. Je ne te permettrai pas de juger de sa valeur sur de simples rumeurs.
-Non ! Ce sont des témoignages ! Il a... Il se sert de ses clients.

  Satsuki a manqué s'effondrer mais s'est retenu à temps contre le bureau. Choqué, il leva ses yeux écarquillés et larmoyants vers celui qui venait de le frapper, pour la première fois de sa vie. Ryô contemplait sa main, fébrile, tremblant de tout son être. Sa mâchoire se crispa et les lèvres serrées il réprima un cri de rage. Son poing cogna contre le mur, impuissant.
-Ryô... Toi, tu m'as...
-Que m'importerait-il qu'il profite de moi ?! Qui penses-tu que je sois moi aussi ? Je suis le premier à profiter de lui ! Une fois que l'affaire sera terminée, il me redeviendra inutile et à ce moment-là il s'en ira ! Tu fais allusion à quoi lorsque tu parles de profit ?
-Ryô, calme-toi, supplia Satsuki dans des sanglots de détresse. Tu deviens fou, tu ne te contrôles plus...
-Mao ne fait rien de mal ! Je ne peux pas croire que toi, la personne la plus indulgente et ouverte d'esprit qui soit, ne puisses pas le comprendre ! Te fier aux ragots de ces dénigreurs ? Depuis quand est-ce que tu es comme ça ?
-Il est connu pour amadouer ses clients ! Il leur soutire de l'argent en les apitoyant sur son sort et à côté de ça, il n'accomplit même pas le travail qui lui est demandé !
-Ce sont des mensonges ! Il est au moins aussi digne de confiance que tu l'es ! Ou du moins, que je pensais que tu l'étais... Va-t'en.
-Ne te berce pas par de si vaines illusions. Pour échapper à tes ombres, voila que tu te berces dans une lumière factice si aveuglante que lorsque tes yeux se dessilleront enfin, ils brûleront.
Un rire hystérique a retenti dans la pièce. La tête renversée en arrière, la gorge tendue d'où palpitaient des veines bleues et saillantes, Ryô riait de tout son être, secoué de toutes parts. Son hilarité se brisait en mille éclats tranchants partout où elle résonnait ; un écho fluctuant et destructeur dont Satsuki chercha vainement à s'échapper en se recroquevillant.
Démentiellement, Ryô riait, passant ses mains sur son visage avant de les noyer follement dans la cascade d'encre de ses cheveux.
-Je t'en prie, Ryô, arrête...
-Et c'est moi qui suis fou ? fit la voix de son ami, brutalement retombé dans une gravité effrayante. Mais tu divagues, Satsuki. C'est cet homme que tu fréquentes qui t'a monté à la tête ?
-Je t'en prie, écoute-moi.
-Entends tes propres paroles, et réalise donc qu'elles ne sont qu'absurdité. Tu fabules, mon pauvre.
-Ne mets pas le destin d'Asagi entre les mains de ce fourbe !
-Il ne sera jamais entre ses mains ! rugit Ryô en pointant un doigt accusateur sur le pauvre Satsuki prostré. Asagi... sera confié...à... un autre.
Sa colère s'amenuisait et le calme reprenait le dessus. Ryô a poussé un soupir qui n'avait que l'accablement pour nature.
-Pardonne-moi, je ne voulais pas être violent. Je suis irascible en ce moment, tu comprends, j'ai les nerfs à fleur de peau et je ne supporte plus la moindre contrariété. J'ai besoin de calme...

Perturbé, Satsuki se redressa et vint prendre son ami dans ses bras. Comme un enfant, Ryô se laissa choir dans son étreinte et fondit brutalement en sanglots, les bras agrippés autour de ses épaules. Satsuki caressa ses longs cheveux soyeux et ondulés, aussi noirs que le fin fond des Enfers, et il l'entraîna avec lui au creux du lit.
-Ne pleure pas. Ryô, tu te souviens ? De nous deux, c'est toi qui ne pleures jamais.
-Je ne voulais pas te frapper...
-Je sais. Calme-toi, tu es ridicule. Tu n'as plus huit ans.
-Mais Satsuki, tu sais... Asagi... ne peut même pas compter sur moi. Il est avec toi la personne à laquelle je tiens le plus au monde et je suis impuissant ! Juste faible et impuissant... Que puis-je faire d'autre à part le regarder depuis l'autre côté de ses barreaux ? Il pourrait mourir sous mes yeux, Satsuki... Ils pourraient le tuer devant moi... je ne pourrais rien. Ne me dis pas que je suis aveuglé par les illusions. Je n'ai jamais eu d'illusions. Je ne crois pas qu'une aide extérieure viendra délivrer mon frère. Malgré cela... je ne veux pas me résoudre. Alors... laisse-le. Laisse Mao profiter de moi si tel est son but avec chacun. Je veux juste nourrir l'espoir infime que peut-être, un jour, Asagi se verra offrir une chance de s'en sortir. Juste ça, Satsuki... Laisse-moi juste ça, je me moque bien du reste et de ce que tu peux dire.
-Je sais, Ryô, je sais, chuchota son ami, empli de chagrin et de désolation.
      Il se mit en position assise, forçant par-là même son ami à se redresser aussi et, saisissant son visage éploré de ses deux mains pour le forcer à lui faire face, il sourit :
-Tu n'as que de bonnes intentions. À ta place, je serais sûrement en train de me lamenter plutôt que de m'évertuer comme toi à tenter le tout pour le tout. Seulement... je ne peux pas approuver cette manière. Ce que fait cet homme est illégal, c'est une atteinte à la vie privée. De plus, tu ne peux pas miser tes espoirs sur un individu dont tu ne sais rien, et qui lui-même ne sait rien d'Asagi. Tu comprends ce que je veux dire ?
Les yeux brillants de Ryô demeuraient grandement fixés sur le visage doux et bienveillant de son ami. Apaisé, il hocha doucement la tête tandis que les paumes chaudes de Satsuki réchauffaient ses joues.
-Mais tu sais, Satsuki, c'est terrible...
Des rides d'inquiétude se creusèrent entre les sourcils de l'homme, intrigué.
-Qu'y a-t-il ?
-Tu as écrasé... les pétales de roses.


 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Kyô sent qu'on l'appelle. Qu'à lui on s'adresse, et que derrière lui le danger suit ses pas en souillant ses empreintes tracées sur la neige. Petit à petit, son cœur s'affole et ses battements accélérés percutent sa poitrine avec violence.
Dans son élan incontrôlable il traverse la route, ses pieds glissent sur la neige, il se propulse en avant, se rattrape de justesse sur ses mains et d'un bond reprend sa course effrénée à travers les rues blanches, ignorant les klaxons protestataires de la voiture sous laquelle il a manqué passer.
Au tournant d'une rue, il percute un piéton, s'excuse platement sans même regarder son interlocuteur, il suffoque, repart, ne se retourne pas, non, il ne doit surtout pas se retourner, tant que cette personne continuera à l'interpeller, il ne cessera de courir. Désespéré, il pénètre dans un magasin où il déambule à travers les rayons larges et trop éclairés, priant pour que son poursuivant ne l'ait pas aperçu. Épuisé, il se laisse choir sur le fauteuil d'une cabine d'essayage.
Lorsque Kyô se réveille, plus de trente minutes ont passé à sa montre. Étourdi, il se lève, écarte les rideaux et parcourt le magasin d'un œil hagard avant de se souvenir de la raison de sa présence ici. Terrifié, il se fige, son regard balaie tout l'espace autour de lui, cherchant avec angoisse la présence du danger parmi ce monde. Il sursaute lorsqu'une voix s'adresse à lui.
-Vous vous sentez mal, Monsieur ?
C'est une jeune vendeuse qui le dévisage avec inquiétude. Apaisé de voir une femme, il sourit et fait non de la tête.
-Juste un étourdissement, cela va passer, balbutie-t-il.
Après avoir vainement insisté pour lui apporter son aide, elle prend congé et lui se retrouve seul au milieu de ces rayons de vêtements pour femmes. Subitement, le rouge lui monte aux joues et il se précipite vers la sortie, honteux. C'est lorsqu'il s'est à nouveau percuté contre quelqu'un qu'il l'a regretté, mais il était déjà trop tard. Avant qu'un hurlement d'horreur ne traverse sa gorge, une main s'est plaquée sur sa bouche.
-Tu aurais pu t'arrêter avant, fait l'homme qui le toise de ses yeux de glace , nullement embarrassé de l'effet qu'il produit sur ce pauvre Kyô qui se décomposait sur place.
Kyô le supplie tacitement, mais lui reste de marbre.
-Dis donc, je n'ai fait que t'interpeller dans la rue. Ce n'est pas une raison pour t'enfuir à tire d'ailes. Bon sang, tu n'as jamais vu quelqu'un de ta vie ou quoi ? Je ne te veux aucun mal.
Comme Kyô demeure muet, simplement tétanisé de terreur, l'inconnu soupire, laisse échapper un grognement de rage, tapant sa main contre son front.
-Mais qu'est-ce que j'ai fait au Ciel pour mériter ça ? Il me semble que c'est moi le problème. Pourquoi ? Même la personne que j'aime le plus... est horrifiée de me voir. Persuadée que je veux l'assassiner... Alors, c'est à ça que je ressemble ? Un criminel ? Je vous en prie, répondez-moi.
Kyô s'est demandé si cette détresse manifeste dans sa voix tremblante était feinte ou réelle. Intrigué, il a ôté cette main de devant sa bouche et a demandé, prudent :
-Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous, à la fin ?
-Ce que je vous veux ? a répété l'autre, éberlué.
De la fumée blanche s'élevait de la bouche des deux hommes au rythme de leurs respirations saccadées.
-Vous m'avez suivi, a placidement lâché Kyô. Vous m'avez pourchassé et attendu devant ce magasin jusqu'à ce que j'en sorte. La dernière fois, vous avez essayé de m'aborder dans la rue avant que je ne vous fuie. Qu'est-ce que vous attendez de moi ?
-La dernière fois... la dernière fois ? Qu'est-ce qui ne va pas avec vous ? Celle-là, c'est la meilleure. La dernière fois, je vous avais simplement demandé l'heure et vous vous êtes enfui comme un voleur. Vous êtes paranoïaque, je n'attends absolument rien de vous. Je ne vous connais même pas.
-Alors, pourquoi est-ce que vous m'avez interpellé et poursuivi ? insiste Kyô, de plus en plus méfiant et angoissé.
-Pourquoi... je vous ai poursuivi ?
L'autre murmure, la tête baissée et les yeux dans le vague, rivés sur la neige comme s'il se perdait dans ses pensées. Un frisson l'assaille, il se raidit et il plaque ses bras contre sa poitrine, grelottant. Ses yeux de plus en plus s'écartent sur la neige comme s'il y voyait apparaître quelque chose d'anormal. La torpeur dubitative dans laquelle il paraît plongé trouble Kyô qui passe une main hésitante devant ses yeux. Il sursaute.
-Je suis désolé. Je vous ai "poursuivi" pour vous rendre ce qui vous appartient.
-Ce qui m'appartient ? s'enquit Kyô, circonspect.
-Le jour où vous vous êtes enfui quand je me suis adressé à vous. Je n'ai pas eu le temps de vous rattraper, mais j'ai gardé ceci en pensant le ramener aux objets retrouvés, mais... je me suis dit qu'il y avait plus de chance que je vous recroise un jour, même si elle était infime, plutôt que vous vous rendiez aux objets retrouvés.
Kyô a baissé les yeux vers la main resserrée que l'homme tendait vers lui. Il a effectué un mouvement de recul lorsqu'il a vu ce qui se trouvait au creux de la paume de cette main.
-J'ai pensé que ce devait être important pour vous... C'est pourquoi je l'ai gardée.
La confusion s'emparait de Kyô. Il a secoué la tête avec véhémence, et sur son visage se lisait une incompréhension mêlée de chagrin que l'inconnu reçut comme un coup de massue en plein cœur.
-Elle m'avait manquée, le jour où je suis allé au cimetière.
L'autre a étréci des yeux intrigués, la tête penchée sur le côté en un signe interrogateur. Au final, Kyô a ri. C'était nerveux et désemparé mais ce rire-là avait quelque chose d'infiniment doux.
-Je peux vous demander votre nom ?
Au moment où leurs regards se sont croisés, ils ne se sont plus quittés.
Kyô aurait dû avoir peur, pourtant. Mais quelque chose de bien visible l'en empêchait. L'inconnu a souri, penaud.
-Hakuei. Je suis connu sous le nom de Hakuei.
C'est seulement après que Hakuei s'est rendu compte que Kyô ne le regardait plus. Ses yeux sombres étaient rivés au-dessus de son épaule, fixant un point inconnu. Hakuei se retourna mais au milieu de la foule grouillant sur les trottoirs, il n'a pas su distinguer ce qui attirait l'attention de son interlocuteur comme cela.
-Hakuei, a répété Kyô d'une voix si basse qu'elle était à peine perceptible. Merci pour la photo.
Dans un signe de la main, il s'est éloigné, laissant là planté sur le trottoir un Hakuei décontenancé. Lorsque Hakuei a suivi l'homme qui s'éloignait du regard, il a compris ce qu'il avait observé derrière lui. De l'autre côté du trottoir, Kyô courait se réfugier dans les bras d'un homme à la beauté aussi irréelle que troublante.

-Encore une fois, vous m'avez sauvé la vie, a soufflé Kyô, larmoyant.
-Encore une fois, je ne l'ai pas fait exprès, a répondu Satsuki en levant les yeux vers cet inconnu qui, statufié sur le trottoir d'en face, l'observait avec insistance.
 
 
 
 
 
 
 

                                         ~~~~~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 
 


-J'ai l'impression que ce n'est pas le fait du hasard. Puisque cela vous concerne, vous qui êtes un être pas tout à fait humain, je pourrais décemment dire qu'il ne s'agit là que de la pure et divine Providence, non ?
                         Dans toute la splendeur de sa grâce, Satsuki a saisi la théière, remontant les longs pans blancs de ses manches frôlant le sol, et il a lentement servi au creux de la tasse de porcelaine que Kyô tenait entre ses mains le thé de roses dont l'effluve délicat parvenait aux narines des deux hommes. Dans un murmure de remerciement, Kyô s'est renfoncé dans son fauteuil et, sa main figée tenant la tasse, il a penché la tête de côté, dévisageant Satsuki avec curiosité comme s'il attendait une réponse.
-Ne dites pas de bêtises. Cela parvient à devenir fort embarrassant.
Kyô a froncé les sourcils sans souffler mot, et a doucement porté les lèvres à la tasse avant de la reposer aussitôt sur la table, poussant un gémissement de surprise.
-J'ai oublié de vous dire que c'était brûlant.
-J'aurais dû le deviner par moi-même, a répondu Kyô dans un sourire amical.
Il a levé les yeux vers Satsuki, la main appuyée sur ses lèvres comme pour apaiser ses brûlures, et l'a dévisagé avec un profond sérieux avant de reprendre :
-Je pense que je ne me trompe pas. Il s'agit-là d'une divine Providence. Bien, peut-être la vôtre. C'est comme si vous saviez toujours quand et où j'ai besoin de vous. Seulement, vous ne semblez pas avoir conscience que vous le savez. Encore une fois, j'avais besoin de vous à ce moment-là, et alors vous êtes apparu devant mes yeux.
-Personnellement, j'appelle cela le hasard, a répondu Satsuki du bout des lèvres en détournant le regard. À propos, cet homme vous faisait-il du mal ? Vous aviez l'air tétanisé.
Kyô a ignoré cette question. Il a tourné la tête, préférant parcourir la pièce du regard avec une concentration infinie, et une note de stupeur se lisait sur son visage. Un sourire a éclairé ses lèvres avant qu'un rire nerveux ne s'en échappe et affadisse l'éclat de ce sourire.
-Satsuki, de qui sont ces roses blanches qui prônent au-dessus de l'âtre ?
-Mais de vous, Kyô-san, répond-il en arrondissant des yeux étonnés.
           C'était la réponse à laquelle il s'attendait. Pourtant, Kyô a baladé son regard des roses à Satsuki, de Satsuki aux roses, pour s'arrêter finalement sur l'homme, le considérant avec circonspection.
-Mais vous mentez, Satsuki, dit-il avec un assurance si péremptoire que le concerné s'en trouva déstabilisé.
-Pardon ?
Kyô a secoué la tête et sur ses lèvres s'étirait ce sourire nerveux que mettait en exergue une fossette sombre au coin de sa bouche. Ses yeux ne cessaient de balayer l'espace d'un point à un autre comme s'il avait perdu tout repère. Dans un soupir désabusé, il a massé son front du bout des doigts.
-Je vous traite de menteur... murmure-t-il d'une voix tremblante. Ces roses-là ne sont pas les miennes. Je vous les ai données il y a plusieurs jours, maintenant vous avez dû les jeter.
-Pourquoi jetterais-je un présent de vous ? s'enquit Satsuki, nullement outré.
-C'est évident, non ?! s'écrie brusquement Kyô comme il rive sur l'homme un regard rutilant et humide. Elles sont fanées à présent ! Quelle est l'utilité pour vous de me mentir sur une si simple chose tandis qu'il est l'évidence même qu'elles sont fanées ! Je voulais simplement savoir qui vous les avait offertes, par pure curiosité, mais voilà que vous me mentez !

Intrigué mais nullement irrité par le ton brusque et accusateur sur lequel Kyô lui parlait, Satsuki a lentement passé ses mains dans ses longs cheveux tombant en cascade sur sa poitrine, emmêlant ses doigts dans les boucles dorées. Kyô attendait, une sueur froide gouttant sur sa tempe.
-Je ne vous mentirais pas. Ces roses sont les vôtres. Est-ce si difficile à croire qu'elles puissent resplendir encore de beauté ?
-Alors, dites-moi comment est-ce que vous avez fait, le provoqua Kyô.
-Ciel, que ces roses soient bien les vôtres, votre vie en dépend donc ? s'exclama Satsuki avec une pointe de chagrin dans la voix. J'en ai pris soin, voilà tout.
-Je me fiche de savoir si ce sont les miennes ou non, riposta le jeune homme qui, sans savoir lui-même pourquoi, devenait de plus en plus irascible et nerveux. Ce que je veux comprendre, c'est comment il est possible qu'elles...
           Il s'est tu, brusquement vidé de force. Une fatigue oppressante l'envahit et il s'effondra, la nuque reposant sur l'accoudoir du fauteuil.
-Kyô-san ? s'alarma Satsuki en se précipitant sur lui. Kyô-san, dites-moi ce qui vous arrive !
Mais Kyô le repoussa vivement et se redressa, d'abord chancelant, avant de s'avancer avec assurance vers le bouquet prônant noblement au-dessus de l'âtre. Furtivement, il caressa les pétales soyeux des roses blanches, se délectant silencieusement de leur senteur délicate. Il s'est retourné vers Satsuki qui le dévisageait avec inquiétude, et son visage trahissait une émotion profonde.
-Ce sont les miennes.
Il a dégluti et a reporté son regard larmoyant sur les fleurs, une main devant sa bouche comme pour s'empêcher de crier.
-Bien sûr que ce le sont. Il était absurde de me croire mentir.
-Alors, vous êtes vraiment un Ange...

En même temps qu'à travers les rideaux clos de la fenêtre, un timide rayon de soleil venait caresser la joue de Satsuki qui se raviva d'un éclat iridescent, son regard lui s'assombrissait. Ses lèvres ont formé une grimace de douleur, si légère qu'elle en était imperceptible pour celui qui ne voulait pas la voir.
-Pourquoi, Kyô...
-Parce qu'il n'en est pas possible autrement. Il y a des choses que l'on ne peut expliquer que par ce qui nous échappe. Les Anges m'échappent. Vous, vous m'échappez. Vous êtes un Ange. Ces roses en sont la preuve. Sur la tombe de ma mère, elles fanent en deux jours.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, murmura Satsuki dans sa contrition. Mais est-ce réellement ce que vous voulez, Kyô-san ? Que je sois un Ange...

Il n'y a pas eu de réponse. De réponse Kyô ne pouvait donner et lorsque derrière lui, il a senti la présence de Satsuki s'approcher et ses mains enveloppées d'une douce chaleur, il ne s'est pas retourné. Une ombre s'est penchée sur lui et des boucles dorées sont venues s'écouler sur sa propre poitrine. Les paupières closes, il a savouré l'instant furtif et incertain où les lèvres de Satsuki ont effleuré son cou.
-Kyô-san, vous devriez partir. Partez, et jamais plus ne revenez.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Je ne peux pas revenir ?
En un instant, le visage serein de Hakuei est devenu un tableau dont la dramaturgie rivalisait avec "le Radeau de la Méduse". Placide, la dame d'accueil a secoué la tête tandis qu'elle plongeait le nez sur son ordinateur.
-Je suis désolée. Les visites ne sont plus autorisées pour ce patient. Il a été placé dans une chambre individuelle et il n'est plus possible de venir le voir.
-Vous vous moquez de moi ? s'emporta Hakuei en cognant son point contre le comptoir. Pourquoi ne puis-je plus lui rendre visite ? Dites-le que c'est seulement à cause de l'incident provoqué la dernière fois !
-Monsieur, calmez-vous ou je vais être obligée d'appeler la sécurité.
-Pourquoi Natsuki a-t-il été transféré dans une autre chambre ? J'exige de le voir sur-le-champ !
-Les visites ne sont plus autorisées ! Lorsqu'elles le seront de nouveau, vous serez prévenu, ne vous inquiétez pas.
-Mais c'est maintenant que je veux le voir ! Vous n'avez pas le droit de me faire ça ! Et dites-moi enfin pourquoi ce subit changement !
-Seuls les proches des patients ont le droit de savoir. Vous n'êtes pas un membre de sa famille ?
-Mais je suis son ami ! C'est moi qui suis venu le voir tous les jours jusqu'à présent ! La dernière fois il se portait encore bien ! La dernière fois... Attendez. Je n'ai pas pu venir durant quatre jours car j'ai été pris ailleurs mais... Il n'est rien arrivé, n'est-ce pas ?
-Monsieur, je ne sais rien, je sais simplement qu'il est interdit de visite.
-J'exige de voir un médecin ! Qui s'occupe de lui ?
-Monsieur, vous ne pouvez pas...
-Je le peux et je le dois !

Au moment où Hakuei allait courir en direction de l'ascenseur, une poigne ferme immobilisa ses bras. Il poussa un cri de douleur, tombant à genoux pendant que Suzuki Reita approchait son visage du sien.
-Calmez-vous, vous ne faites qu'empirer les choses.
À travers les larmes de rage qui brouillaient sa vue, Hakuei distingua les traits sévères mais paisibles de l'homme. Lorsque Reita lâcha ses poignets, Hakuei se redressa, encore sous le choc.
-Je suis désolé, dit-il en pleine confusion. Vous, qu'est-ce que vous faites ici ?
-J'étais venu voir Ru...Takanori.
-Natsuki... Vous savez ce qui est arrivé à Natsuki ?
Reita a semblé se figer un instant, livide. Muet, il a tourné la tête vers la dame d'accueil qui les regardait d'un air furibond. Il lui a adressé un signe de tête et, comme mû par un accord tacite, il a tiré Hakuei par la main et tous deux se sont éloignés vers l'ascenseur.


 
 
 
 





-Quarante-trois...
Takanori a plongé son crâne entre ses mains et a continué d'ignorer Suzuki Reita qui s'était assis à côté de lui sur le lit, peiné. Hakuei a balayé la chambre immaculée des yeux avant de se précipiter dans la salle de bain, manquant arracher la porte en l'ouvrant. Il en est ressorti aussitôt, livide.
-Natsuki n'est vraiment pas ici, a-t-il dit d'une voix qui n'était plus la sienne.
-Évidemment, qu'il n'est plus ici ! s'est exclamé Takanori.
Il a replié ses jambes contre sa poitrine et a enfoui son visage entre ses genoux, tremblant. Contrit, Suzuki Ryô s'est approché de lui pour le prendre dans ses bras, mais quelque chose dans l'aura que dégageait le jeune homme l'en empêchait.
-Quarante-trois... C'est ce qu'il m'a dit en souriant juste avant de partir... Vous voulez que je vous dise ? Son sourire était dégueulasse. La monstruosité même. Je ne veux plus le voir. Je hais cet homme et ses dérèglements mentaux, je hais son corps, je suis heureux qu'il soit parti de cette chambre.
-Toi, tu parles de Natsuki, siffla Hakuei en s'avançant vers Takanori, menaçant.
          Un simple regard noir de Suzuki Reita suffit à le calmer. Hakuei a ouvert la bouche comme pour dire quelque chose, mais seule une plainte amère s'est échappée de sa gorge. Dans son effondrement il s'est laissé choir sur le lit à présent tristement vide qu'occupait Natsuki quelques heures plus tôt à peine.
-Dans quelle chambre a-t-il été amené, Takanori ?
-Je ne sais pas, je ne peux pas le dire...
-Bien sûr que tu le sais ! Tu étais là, non ?!
-Je ne sais pas, je ne sais pas, se lamenta Takanori.
Ses frêles épaules voûtées furent secouées de sanglots, et il redressa la tête, dirigeant un regard suppliant sur Reita qui sentit son cœur fondre devant cette détresse à cœur fendre.
-Je ne sais rien, moi, il a juste dit "quarante-trois".
En disant cela il fixait Suzuki Reita comme s'il attendait son approbation.
-Ne t'inquiète pas, Takanori.
-Est-ce que Natsuki va mourir ?
-Tu es malade à raconter des choses pareilles ? explosa Hakuei en se redressant d'un bond. Tu veux que je te fasse taire ?!
Apeuré, Takanori se réfugia dans les bras de Reita qui referma son étreinte sur lui, provoquant Hakuei du regard.
-Touchez-le une seule fois et je ne donne plus très cher de votre peau. Nous ne sommes pas ici pour nous battre.
-Alors dites à ce sale morveux de cesser de déblatérer ce genre de...
-Le fait est que Natsuki va maintenant trop mal pour être autorisé à recevoir de la visite. Son état a empiré, et personne n'en est coupable. Je comprends votre inquiétude et votre désarroi, je ressens la même chose bien que Natsuki ne me soit pas proche, mais je voudrais que vous vous raisonniez. Ce n'est pas en semant la panique autour de vous que vous réglerez les choses. Sans compter que depuis le début, Natsuki n'avait pas le cœur à vous voir. Ça vous convient, dit comme cela ?
-Vous êtes abject... Comment est-ce que vous pouvez dire ça ?
-Il n'y a rien que vous puissiez faire pour lui. À quoi cela vous avancerait-il de le voir ? Parce que vous-même étiez dégoûté, non ? Ne le niez pas. Autant que vous tenez à lui, vous étiez effrayé à la vue de son corps.
-Quarante-trois... quarante-trois, a répété Hakuei comme il passait nerveusement ses doigts crispés dans ses longs cheveux. Ce n'est pas possible... Ce n'est pas possible ! C'est un hôpital ici, ça ne devrait pas se passer comme ça ! Il est ici pour guérir, pas pour mourir ! Pourquoi est-ce que c'est arrivé ?! Je dois le voir ! Ces médecins sont des incapables ! Des infirmiers infirmes !
-Vous ne pouvez pas le voir ! protesta Reita en tapant violemment du pied contre le sol, ce qui fit tressauter Takanori qui demeurait enfoui contre lui. Ceci est pour son bien, vous ne comprenez pas ?
-Alors, je ne pourrai jamais savoir comment il se porte, comment évoluent les choses ? S'il est au bord de la mort, je ne pourrai pas même le voir ? Mais qu'est-ce que je vais faire ? Ils ne l'aident pas, depuis le début ils laissent la situation s'aggraver, je ne peux pas laisser faire !
-Est-ce donc si difficile de comprendre que Natsuki est le premier responsable de ce qui lui arrive et que s'il voulait vraiment s'en sortir, voici longtemps qu'il ne serait plus dans cet état ?

Il y a eu un silence si pesant sur les esprits que Reita a baissé la tête, ne pouvant supporter une seconde de plus le regard empreint de déréliction que Hakuei fixait sur lui. L'atmosphère lourde et fluctuante comme un gaz toxique prenant les poumons a serré les poitrines des deux hommes.
-Vous... comment vous osez...
-Non, ce n'est pas ce que je voulais dire... Hakuei, attendez !
-Ils vont le laisser mourir jusqu'à ce que son être entier ne soit plus réduit qu'à un chiffre ! Parce que c'est ce que Natsuki souhaite, vous savez ? Je ne peux pas l'accepter, je ne peux pas rester les bras ballants alors que je sais que de jour en jour, il avance un peu plus vers la mort ! Des cendres, un tas de cendres, au moins comme ça il ne pèsera plus grand-chose ! Vous n'avez pas le droit de l'en tenir responsable ! Il n'est pas né comme ça, non, Natsuki n'était pas comme ça !
-Hakuei, je suis infiniment désolé, je ne pensais pas ce que j'ai dit...
-C'est fini. Je ne peux pas rester dans cette chambre morbide une seconde de plus.
Le visage baigné de larmes, il est parti en claquant la porte, laissant derrière lui la main désespérément tendue de Reita.
 
 
 
 
 
 
 
 

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Au moment où leurs yeux se sont croisés, le temps s'est arrêté. Regard furtif et signifiant, une silhouette noire qui marche, les mains dans les poches, une autre qui ralentit, frêle et oppressée.
Ça n'a duré qu'une seconde, peut-être moins, puis le temps a repris son cours, et les deux êtres se sont éloignés, raides et silencieux, l'un retournant vers la lumière de l'extérieur, l'autre s'enfonçant à chaque pas un peu plus vers l'ombre. Ce frisson glacé qui avait assailli Mashiro au moment où il avait croisé cet homme a perduré pendant un long moment, jusqu'à ce qu'un bruit de porte grinçante ne retentisse et que le claquement ne se fasse entendre. Il était parti, cet inconnu à l'air si fier et si froid qu'il avait croisé.
La respiration saccadée de Mashiro se répercute contre les murs. Il regarde droit devant lui sans oser tourner les yeux, parce qu'il sait que tout ce qui l'entoure n'est qu'êtres humains mis plus bas que terre, abandonnés à leur solitude, leur misère et leur souffrance.
Même une fois arrivé devant la cage d'Asagi, il ne peut pas le regarder. Ses yeux traversent les barreaux et vrillent le mur d'en face. Ce mur sur lequel est adossé Asagi sans même qu'il ne le voie. Les battements de cœur de Mashiro retentissent avec tant de force que leur écho est palpable.
Ce n'est que quand le visage d'Asagi ne se trouve qu'à quelques centimètres de lui, séparé par les barreaux, que Mashiro s'extirpe de sa torpeur. Il le dévisage, effrayé comme si un danger venait d'apparaître.
-C'est de moi que tu as peur ? Ou de celui que tu as sans nul doute croisé il y a un instant ?
Mashiro baisse la tête, et des rayons de soleil ondoyants dissimulent son visage poupin décomposé par une anxiété irrationnelle.
-Asagi... cet homme, tu le connais ?
-Je le connais bien mieux que tu ne te connais, toi.
-Tu... toi et lui... êtes ensemble ?
Furtivement un sourire sardonique effleura les lèvres d'Asagi. En l'espace d'un battement de cils ses yeux étaient devenus farouches et réprobateurs.
-On peut dire ça comme ça. Ça semble t'ennuyer.
-Ne te moque pas de moi, protesta Mashiro qui sentait le rose lui monter aux joues.
-Pourquoi es-tu revenu ?
-Je voulais te voir...
Asagi a hoché la tête, tellement lentement que c'en était troublant, et d'entre ses lèvres entrouvertes s'échappait un petit rire nerveux. Ses yeux rutilaient, brûlant ceux que Mashiro portaient sur lui avec crainte.
-Et tu n'as jamais pensé que moi, je ne voulais peut-être pas te voir ?
-Quoi ?
-Je ne sais pas si tu te rends compte où tu es, ici. Ce n'est rien d'autre qu'une fourrière, et tu sais ce que c'est, une fourrière ? Un endroit où l'on met des animaux, égarés, galleux, des animaux sans maîtres, abandonnés ou perdus, et si on les met ici ce n'est pas par bonté d'âme, c'est uniquement pour ne pas les laisser infester les rues. Un animal libre, c'est un animal dangereux. Ça traîne des maladies, c'est agressif et peut s'attaquer au premier venu, et ces animaux-là on espère vivement que très vite un maître ou une maîtresse viendra les rechercher. Si tel n'est pas le cas, mon petit, on les pique au bout d'une certaine durée. Tu comprends ? À leurs yeux, nous ne sommes que des chiens enragés bons à tuer. Nous le sommes aussi aux yeux de ceux qui viennent nous voir, quand ils ont le courage de supporter la vue des monstres sales que nous sommes. Ça t'amuse ?
-Asagi, qu'est-ce que tu racontes, articula Mashiro, la gorge serrée.
-Ne fais pas semblant. Le regard que tu portes sur moi n'est pas un regard d'humain à humain. C'est le regard que porte un humain sur un chien enragé et pestilentiel, un regard mêlé d'horreur et de pitié. Je ne veux pas de ce regard sur moi. Je ne veux plus que tu me regardes. Parce que malgré ce qu'ils ont fait de moi, je n'ai pas perdu ma fierté. Je suis né être humain et je le resterai, tu entends ? Jamais je ne te laisserai me considérer de cette manière. Tu continues à venir seulement par pitié. Parce que les chiens détestables font quand même un peu de peine quand on sait qu'ils seront piqués. Et toi, toi tu es... comment on dit ? Abominable.
-Asagi, ils t'ont drogué ? Tu racontes des choses bizarres... Ne me regarde pas comme ça, c'est ma mort que tu veux ?
-Je ne suis pas drogué ! Je te dis ce que je pense, depuis le début ! Tu n'es qu'un monstre ! Un monstre qui vient pour le plaisir de contempler un autre monstre descendu plus bas que terre ! Après tout, tu peux bien me regarder, si cela te fait plaisir ! Allez, viens voir la bête de foire ! Personne ne me récupérera. Personne ne sera récupéré. Et tu sais pourquoi ? Parce que ceux qui sont ici le sont pour la raison que d'autres l'ont voulu. L'on met ici ceux qui gênent, qui dérangent, qui ne respectent pas les conformités sociales. Nos familles ne veulent pas de nous car nous leur faisons honte, et la société nous rejette. Nous ne partirons pas d'ici. Parce que c'est un droit que nous n'avons pas. Quand bien même quelqu'un voudrait notre libération, il n'aurait aucun pouvoir là-dessus. Maintenant, regarde-moi, puisque tel est ton souhait, puisque tu jouis de me voir si misérable avec tes yeux pourris de malveillance. Viendra un jour, tôt ou tard, ou tu ne pourras même plus faire ça. Me regarder.
-Tais-toi...Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu te trompes sur toute la ligne, Asagi ; je veux bien que tu me détestes, mais ne pense jamais que je te vois comme un chien. C'est odieux, comment peux-tu être si abject ?!
-Abject ? Nous avons une conception des choses bien différente ; je dirais lucide, vois-tu.
Du bout des doigts, Asagi frôla les perles de larmes qui coulaient silencieusement sur les joues du jeune homme qui levait vers lui des yeux implorants. La voix d'Asagi se faisait un tranchant acide.
-Bien, après tout, je m'en moque. Pense ce que tu veux. Que le monde pense ce qu'il veut ! Je sais ce que je suis, et je ne suis rien d'autre qu'un homme, un être humain. J'ai conscience de ma valeur et de ma fierté, celles que dans le fond, tu n'as même pas. Regarde-moi, mon mignon. Lorsque je serai passé sur la table, tu devras te trouver un autre passe-temps tordu.

Asagi a poussé un cri de surprise. Il a tenté de se débattre mais avec une force inimaginable, Mashiro tenait ses poignets emprisonnés à travers les barreaux, et il a senti ce regard empli de colère le foudroyer sur place.
-Lâche-moi, ordure. Comment est-ce que tu fais ? Tu n'es qu'un freluquet.
-Un freluquet, une ordure, un monstre, un être détestable, abominable, et quoi d'autre ? Dis-le moi, Asagi. Tout ce que tu penses.
-Je peux te faire du mal même de derrière ces barreaux, tu le sais ? répliqua Asagi d'un ton acerbe comme un sourire cruel tordait ses lèvres.
Là-dessus il se libéra de l'emprise de Mashiro aussi facilement que celle d'un nouveau-né et d'un geste violent l'agrippa par la taille, le plaquant contre les barreaux. Resserrant de plus en plus fort son étreinte autour de lui, il l'écrasait contre les barres de métal et son rire strident roula sur les murs.
-Asagi... j'ai mal...
-Oh, je le sais.
Mashiro haletait, le ventre comprimé. Son souffle pénible se faisait sentir contre la poitrine à demi dénudée d'Asagi. Il a fermé les yeux, la douleur se faisant si oppressante qu'il se croyait sur le point de choir. Mashiro aurait voulu s'endormir, finalement ne plus rien ressentir d'autre que la présence d'Asagi contre lui mais au moment où il allait sombrer, il s'est souvenu de quelque chose.
-Pourtant, cet homme t'aime.

Tout s'est passé très vite. Des voix masculines ont retenti dans le couloir et Mashiro s'est senti propulsé en arrière en même temps qu'un bruit métallique agressait ses tympans. Il est tombé à terre, le souffle coupé et à moitié inconscient, mais au-delà de son esprit asphyxié il a perçu les bruits de lutte et les protestations enragées et désespérées d'Asagi. Contre le sol froid les pas traînants semblaient résonner jusque dans son cerveau. Alors qu'il a voulu redresser la tête Mashiro ne put qu'entrouvrir les yeux, assistant à un spectacle flou et sombre empli de silhouettes agitées qui se battaient et débattaient, de cris de douleur, de suppliques et de gémissements impuissants.
-...Asagi ?
Une odeur étrange a envahi ses narines, agressé ses poumons. Les larmes lui brouillaient la vue pourtant il lui semblait que sur les visages des hommes qui s'en prenaient à Asagi, il y avait un masque.
Mashiro a senti une force le soulever et au moment où sa tête basculait en arrière et que ses bras pendaient dans le vide, il a perdu conscience.

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