Psy-schisme -chapitre dix-huitième

Juliet

Mai 2011.


Il est resté planté là, devant la porte.
Offert à la brise de printemps, offert à la vue des passants, et les mains dans les poches de son jean délavé, il est resté planté là et il regardait la porte.
Et Tôru, au loin, le regardait, lui.
Tôru l'avait vu par hasard dans la rue et sans pouvoir s'expliquer pourquoi, il l'avait suivi aussitôt qu'il l'avait reconnu. Cet homme, le meilleur ami de Satsuki et le frère de celui appelé Asagi que Mashiro semblait adorer. Le frère de celui que Mao semblait haïr.
Kyô observait Ryô, Ryô observait la porte, personne ne les observait, eux.
Et Tôru a sursauté. Il a poussé un soupir de soulagement quand il a reconnu la main diaphane de Satsuki sur son épaule.
-Ne me fais plus peur comme cela.
-C'est interdit d'observer les gens, marmonna tranquillement Satsuki.
-Je ne l'observe pas. Je suis intrigué, c'est tout.
-Que ferais-tu si tu te sentais toi-même observé ?
-J'aurais peur.
-Il a l'air d'avoir peur, lui aussi.
-C'est parce qu'il avait l'air effrayé que j'ai commencé à l'observer. Satsuki, idiot.

Ryô ne détachait pas son regard de la porte. Elle était simple, pas vraiment accueillante, hermétiquement fermée, et puis elle n'est que l'entrée d'une maison mal entretenue, mais cette porte, il semblait ne pas vouloir la quitter.
Ryô sort les mains de ses poches. Il les observe, longues, fines, et les ongles décharnés au bout de ses doigts. Il passe son index entre ses lèvres, en mordille l'extrémité, sans quitter cette porte des yeux. Satsuki et Tôru ne peuvent le voir de là mais ses yeux sont si secs qu'ils brûlent. Ryô a le visage levé, en proie aux rayons ardents du soleil. Ça lui fait du bien, cette chaude caresse. Ryô renfonce les mains dans ses poches, baisse la tête.
Il a beau attendre, la porte ne s'ouvrira pas.
Juste à côté d'elle, sur le mur délabré, il y a une trace blanche de forme rectangulaire. C'est ce qu'a laissé derrière elle la plaque en fer où était gravé le nom du locataire de cette maison.
Ryô se retourne. Ses yeux se dirigent vers Tôru et Satsuki qui retiennent leur souffle mais ses yeux les traversent sans les voir. Il regarde plus loin au-dessus d'eux. Quand Kyô et Satsuki se retournent à leur tour, il n'y a rien derrière.
Ils échangent un regard, et ils se taisent.
Plus loin, Ryô est à nouveau de dos, immobile, en tête à tête avec cette porte.
-Cela me rappelle ce jour où je t'ai trouvé devant ma porte rouge, murmure Satsuki.
Kyô hoche la tête. Et se dit que cela n'a rien à voir.
En restant devant la porte rouge de Satsuki, Kyô ne voyait rien d'autre que le souvenir de sa mère.
Ryô, lui, plutôt que de voir, il semble espérer. Espérer de voir. Quelqu'un qui n'était pas sa mère.
 
 
 
 
 
 
 
 
                                               ~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 

Asagi a lâché un rire moqueur. Son visage était froid, son corps distant, et derrière la sournoiserie de son regard la dernière lueur de tendresse partait se cacher au loin.
Le cœur serré, Mashiro a baissé les bras, levé ses yeux brillants vers lui.
-Qu'est-ce qui te fait rire ?
-Cela.
 Asagi désigne la rose rouge, unique et éclatante, que Mashiro tient au bout de sa main. Le jeune homme baisse la tête, décomposé.
-C'est parce que cela fait longtemps que je ne t'ai pas vu.
-Une semaine, tu appelles cela longtemps ?
-Mais ça dépend des choses, bien sûr, marmonne-t-il dans une moue boudeuse.

Asagi le dévisage, ou plutôt il observe du haut de sa taille le crâne baissé de Mashiro et la longue cascade de cheveux d'or ondulés qui déferle le long de ses épaules. Son rire se fait plus pesant.
-C'est parce que tu n'es qu'un gamin, après tout. Vingt-trois ans, tu es si jeune. Une semaine, cela doit paraître une éternité.
-Ne te moque pas de moi ! proteste-t-il en rivant sur lui des yeux réprobateurs.
Une moue boudeuse se dessine sur ses lèvres, et il soupire.
-Même si j'ai treize ans de moins que toi, je ne suis plus un gamin.
-Mais si.
-Alors, c'est toi qui es vieux. On peut voir les choses comme ça.
-Trente-six ans, eh bien, il faut dire que j'ai bientôt fini ma vie.
-Ton humour n'a rien de drôle !

Il pensait recevoir une protestation de la part d'Asagi mais celui-ci s'est contenté de le toiser, l'évaluer comme une marchandise, les bras croisés. Mashiro se sentait comme un objet dont on examinerait avec attention la valeur avant de savoir s'il vaut la peine d'être acheté ou non. Le rose lui est monté aux joues, il a senti son cœur s'accélérer.
-Bien... Cela fait plusieurs mois que l'on se connaît, Asagi. Dis, et je m'étais rendu compte d'un coup que je ne t'avais jamais fait de cadeau. Enfin, c'est bizarre mais...
-Je ne t'en ai jamais fait non plus. C'était une bonne raison pour ne pas commencer. Je ne veux rien te devoir.

Le ton est impitoyable, sec, tranchant, et invite le jeune homme à s'en aller de cet appartement. Mais Mashiro reste inerte sur le seuil, blême.
-Ce n'est rien qu'une rose ! Ce n'est pas comme si tu me devais la vie !
-Alors, qu'est-ce que je te dois ?
L'espace d'un instant, Mashiro a peur. Il se demande si son idée était bonne, de venir alors que Ryô était absent. Il se met à craindre Asagi comme un élève se faisant réprimander par un professeur impitoyable.
-Mais tu ne me dois rien ! Je ne viens pas t'offrir une rose pour que tu te sentes redevable ! Est-ce que tu es obligé de rendre compliquées des choses si simples et banales ?
-Il fallait choisir autre chose. Une rose, rouge de surcroît, ça prête à confusion.

Mashiro ouvre la bouche, indigné, mais aucun son n'en sort. Défiguré par la colère, il jette la fleur au sol et la piétine sous les yeux éberlués d'Asagi.
-Tu ne dois rien à moi spécifiquement, proteste Mashiro, mais la politesse, c'est quelque chose que chacun doit à tout le monde.
Asagi observe la rose écrasée avec déréliction. Une pointe de regrets transperce son cœur, et c'est avec une extrême précaution qu'il vient tenir le cadavre floral dans ses mains.
-Je n'ai rien dit d'impoli, dit-il en regardant la rose.
-Ce que tu sous-entends l'est. Pourquoi ne dis-tu pas les choses clairement ? Que tu en as marre de me voir, dis-le. Je m'en irai si tu le souhaites. Mon but n'est pas de te harceler.

Pourquoi Asagi se met-il à rire dans des moments pareils ? C'est la question que se pose Mashiro, et ce qu'Asagi lui-même se demande.
Il n'a pas envie de laisser transparaître son trouble, Asagi, mais comme ce sont ses yeux qui se troublent, l'évidence apparaît dans son regard.
-Je ne parlais pas d'elle, tu sais.

Mashiro se tait. Il le regarde, interrogateur, il a l'air même un peu niais, c'est ce que se dit Asagi avec un mélange d'humour et de tendresse, en fait Mashiro semble totalement à côté de la plaque.
Et au fond de lui, Asagi sait que ça lui importe peu. Que Mashiro soit à côté de la plaque.
Parce qu'il est à côté de lui, aussi. Alors Asagi se sent bien, malgré son léger malaise qui le pousse à rire ainsi.
-Quand je te demandais ce que je te dois, je ne parlais pas de la rose. Mais du reste, Mashiro.

Asagi avance d'un pas, Mashiro recule d'autant. D'un seul coup, il se met à paniquer sans même savoir pourquoi.
-Tout ce que tu as fait pour moi depuis le début, Mashiro. Même si j'étais désagréable envers toi, tu n'as jamais cessé de vouloir me soutenir. Pour ça, qu'est-ce que je te dois ?
Le jeune homme n'ose pas le regarder en face. Il recule, s'accule contre la porte, entend ses propres battements de cœur cogner contre sa poitrine.
La corolle écrasée de la rose est tendue sous son nez, l'effluve léger et délicat parvient à ses narines, il la hume, silencieux et sentencieux, sans une seule fois lever le regard. Quand il la regarde, si belle, il s'en veut de lui avoir fait du mal.
Et puis au bout de la rose il y a la main d'Asagi.
La main d'Asagi. Il la fixe, sans un mot, déglutit. Son regard s'humidifie.
-Non...
Il s'étrangle. La rose disparaît de sous ses yeux, et Mashiro essuie ses larmes qui commencent à perler.
-Non, répète-t-il de sa voix éraillée.
-Quoi, non ? s'enquit Asagi qui se sent fondre devant ce visage éploré.
-Tu ne me dois rien, tu sais. Si tu devais me rendre ce que j'ai voulu te donner... alors j'aurais fait tout ça pour rien.
-Je ne comprends pas.
Le trouble se lit dans les traits d'Asagi qui attend avec un fond d'anxiété.
Mashiro secoue la tête, renifle puis finit par lever le visage et sourire, penaud.
-Depuis le début, je n'ai fait que m'acquitter de ma dette.

Ils se dévisagent, l'un interloqué, l'autre au bord des larmes. Asagi rit, nerveux, passe une main dans ses cheveux avant de les poser sur les joues humides de Mashiro.
-Qu'est-ce que tu racontes ?
Les paupières de Mashiro se closent à moitié, son regard soudain se fait plus apaisé et vitreux, comme s'il se plongeait dans la douceur cotonneuse de ses pensées. Mashiro ferme les yeux et savoure la caresse chaude d'Asagi sur ses joues. De nouvelles larmes perlent entre les doigts de l'homme mais il n'y prête garde. Tant que Mashiro ne dit rien et se laisse emporter par ses caresses, il a l'impression que tout peut aller. Après tout, Asagi n'a pas d'autres choix que celui d'admettre qu'il est attendri.
-Je te l'ai déjà dit, non ? hoquette Mashiro en détournant le regard. Que j'étais là, dans la rue face à toi et au milieu des badauds indifférents, ce jour où ces hommes se sont brusquement rués sur toi pour t'immobiliser et te jeter de force dans cette voiture qui t'amenait droit vers ton enfer J'étais là le jour de la condamnation de l'innocent que tu es.
Asagi hoche la tête en signe d'assentiment mais ne comprend toujours pas ce que ça signifie. Bien que Mashiro ait les yeux fixés sur sa main qui caresse sa joue, Asagi se demande s'il peut voir quelque chose derrière son rideau de larmes. La poitrine du garçon se soulève, saccadée.
-À ce moment-là, je me suis vraiment demandé comment ces mains qui avaient fait tant de bien pouvaient être privées de liberté.

-Mes mains n'ont jamais fait de bien à qui que ce soit, murmure Asagi après un long instant de silence.
Mashiro sourit. C'est un sourire un peu désemparé, exaspéré, mais aussi légèrement amusé. Comme s'il était attristé par l'ignorance d'Asagi, mais comme si cela le faisait rire en même temps.
-En vérité, il y a une chose que je voudrais que tu fasses pour moi, Asagi.

C'est demandé avec un ton si pur et si tendre qu'il est impossible de refuser. Avec un petit rire attendri, Asagi hoche la tête.
Et les yeux de Mashiro se plantent dans les siens, graves.
-Déshabille-moi.



-Déshabille-moi, ou je le ferai de toute façon, déclare Mashiro avec un intense sérieux après qu'un silence lourd de malaise se soit installé.
-Qu'est-ce qui te prend ? proteste Asagi avec agacement.
-Je ne rigole pas, Asagi.
-Tu es devenu fou ?
-Je ne te demande pas la mer à boire !
-J'ai une tête à vouloir te déshabiller ? Tu me prends pour un pervers ? Quel genre d'homme es-tu pour exprimer ce désir bizarre ?
        Le visage de Mashiro se crispe de rage, ses yeux brillent d'une lueur ferme et décidée, et dans un seul mouvement, un craquement de tissu, le haut de sa robe est déchiré, et la poitrine nue de Mashiro est présentée sous les yeux d'Asagi qui ne prononce pas le moindre mot.

Alors que ses yeux ne peuvent se détacher de cette poitrine dénudée, le temps semble s'être arrêté.
Et Mashiro tend les mains. Devant le visage d'Asagi, il tend ses petites mains frêles, tremblantes. Ses yeux supplient, sa voix se déchire.
-Depuis le début, c'est moi qui te devais quelque chose.
Asagi se laisse tomber à genoux. Ses mains passent derrière le dos de Mashiro qu'il attire à lui avec une extrême délicatesse, comme s'il s'eût été agi du plus précieux et fragile des trésors. Bientôt le jeune homme se trouve tendrement enserré dans ces bras fermes et affectueux qui ne semblent plus vouloir le lâcher. À son tour, Mashiro tombe à genoux et appuie son visage au creux du cou d'Asagi dont il perçoit bientôt les faibles sanglots.
Mashiro ferme les yeux et vit le rêve de cette étreinte comme si elle était réalité, avant de réaliser qu'elle est une réalité juste déguisée en rêve.
-Et toi, Asagi, tu dis que ces mains n'ont jamais fait le moindre bien ?

Pour toute réponse, et ce sans le moindre mot, les lèvres d'Asagi viennent se poser au coin de celles du jeune homme.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Il y a eu un cri, puis un gémissement de douleur. Dans un soupir presque râle, Suzuki Reita s'est retourné et a ouvert les yeux dans le noir.
-La nuit prochaine, a-t-il murmuré, tu ne dors plus avec moi. J'ai accepté parce que c'est toi qui me l'as demandé, Ruki, et que lorsque tu es venu me voir avec ton visage décomposé par l'horreur en me disant que tu faisais des cauchemars et que tu ne pouvais pas dormir, je n'ai pas pu refuser. Mais je n'accepterai plus si tu me donnes des coups de coude en criant.
Dans les ténèbres, Reita a senti le corps de Takanori se remuer, et timidement se blottir contre lui.
-Anata-kun, pardon de t'avoir fait mal.
L'homme a émis un petit rire et a passé son bras autour du dos nu et étrangement froid de Ruki.
-Dis-moi plutôt. Qu'est-ce qui ne va pas ?
-Ce n'est rien. J'ai juste fait un cauchemar.
-Je ne parle pas de ça. Tu es bizarre depuis deux jours, Takanori. Il s'est passé quelque chose ?
Reita sentait le souffle tiède et saccadé du jeune homme contre son cou.
Plus loin, au dehors, leur parvenaient les aboiements plaintifs d'un chien.
Takanori a secoué la tête, muet.
-Tu as encore rêvé de Kai, c'est ça ?
-Rêvé ? a répété Ruki après un instant de silence troublé.
Il s'est tu, plongé dans ses pensées, avant d'ajouter dans un murmure :
-Reita, Kai ne peut pas être un rêve, tu sais.
Pas de réponse. Sur son dos, Takanori sent la main chaude et immobile de Reita qui l'apaise.
-Kai était un rêve tant qu'il était vivant.

Reita comprend que ce n'est pas ce dont Takanori veut parler. Mais il se sent impuissant, et ne sait que faire d'autre que de continuer à serrer ce corps recroquevillé tout contre lui comme un nouveau-né blotti contre le réconfort maternel. Cette pensée-là, de la mère, procure une sensation étrange à Reita. Est-ce que c'est comme une mère protectrice que Takanori le voit ?
Et lui-même, comment voit-il Takanori ?
Il n'a plus le temps de se poser ces questions quand il perçoit les pleurs infimes mais bien présents du jeune homme.
Il sent les doigts de Takanori s'agripper avec force à son t-shirt, son visage venir s'appuyer contre sa poitrine comme s'il voulait y étouffer ses sanglots et en faire des mort-nés.
Reita ne peut le voir, mais au milieu des ténèbres noires de la nuit des images nettes et précises défilent dans les yeux de Takanori.
Il a beau fermer les yeux, noyer les images dans les larmes, elles se débattent et refont toujours surface. Takanori se sent terrorisé, et pour calmer sa peur il ignore ce qu'il pourrait faire. Pour une fois, il voudrait que ce ne soit pas Reita qui le console.
-Reita !
Son nom s'est échappé d'entre ses lèvres comme un prisonnier enfonçant la porte de sa cellule pour s'évader et se montrer en toute liberté. Et ce nom a eu l'effet d'une onde de choc dans l'esprit de celui qui le porte, tant ce nom avait été prononcé avec amour mais déréliction.
Ruki se mord les lèvres, lui qui venait de se dire qu'il ne fallait pas être consolé encore par cet homme. Mais quand le baiser chaleureux de Suzuki Reita se dépose au creux de son cou, ce regret s'estompe et Takanori se fond dans la chaleur de l'étreinte.
Ruki ne pleure plus et pourtant, c'est comme si son chagrin et son désarroi se faisaient plus présents, plus écrasants.
-Dis-le moi, s'il te plaît, supplie Reita qui ne supporte plus de sentir, sinon de voir, le jeune homme dans cet état.
Dans le noir, Takanori a les yeux exorbités. De la sueur perle le long de sa nuque et aussitôt il se détache de l'étreinte de Suzuki Reita. Il inspire à grands coups, la poitrine oppressée, cherche de l'air comme s'il craignait de ne plus en avoir.
-Ruki !
Reita pose sa main sur son front fiévreux, Takanori la repousse et lui tourne le dos, les bras étendus dans le vide, inspire, expire, essaie de chasser de devant ses yeux ces images qui bouillonnent dans son esprit et font naître cette boule d'angoisse dans son ventre.
-Takanori, dis-moi !
-Il y a...
Takanori a sauvagement repoussé encore le bras que Reita tendait vers lui. Celui-ci s'est immobilisé dans le noir, dans un mélange d'étonnement et de peur.
-Pardon, halète Takanori faiblement. Ne fais pas ça... Il arrive encore...que j'aie peur lorsque l'on me touche.
-C'est une crise, c'est cela ?
Takanori tourne vers lui un regard réprobateur que Reita ne peut bien sûr pas voir. Takanori enfouit son visage contre ses bras repliés et attend, immobile et haletant, que son angoisse se dissipe. À la fin, son corps à demi-nu couvert d'une sueur froide est étendu contre le rebord du lit, épuisé.
Reita avance une main craintive vers lui, hésite, puis la retire dans un soupir.
-Il suffit que je pense à lui, Reita...
Reita se redresse, baisse ses yeux là où il devine la forme étendue sur le lit, contrit. La voix de Ruki est sans force, éthérée.
-Le Directeur de la Fourrière. J'ai honte... Tu sais, Reita, j'ai vraiment honte.
-Honte ? Mais de quoi ? s'enquit l'homme qui sent son cœur se serrer et grandir en lui l'envie de prendre son précieux ami dans ses bras.
-D'avoir peur, Reita... Mais je n'y peux rien. Sa simple pensée me terrorise, encore maintenant. Je ne sais pas quoi faire.
-C'est bien normal, non ? Cet homme est après tout le responsable de tes malheurs. S'il n'avait pas été là... la Fourrière n'existerait pas non plus. Ce monstre, dans le fond, qui n'en a pas peur ?
-Tu ne comprends pas. J'ai bien plus peur de lui que de ce qu'il a créé. La Fourrière, cette prison, n'est rien comparée à ce que lui seul est capable de faire. Et...tu vois, Reita...
La voix de Ruki s'infléchit, se fond dans l'humidité et sa gorge s'étrangle.
Reita a un mauvais pressentiment. Avec une pointe dans le cœur, il n'hésite plus et attire doucement le jeune homme contre lui. Tous deux collés l'un à l'autre, appuyés contre le coin du mur, ils ne bougent plus et leurs mains sont reliées.
-Continue, Ruki.
Le garçon lève la tête vers lui, interrogateur, avant de continuer, résigné :
-J'étais cruel d'avoir de telles pensées, tu sais. Mais je me disais que je serais prêt à sacrifier n'importe qui pour le mettre entre ses mains à ma place. Quand je faisais une crise... et qu'il se chargeait personnellement de moi... Je pensais ce genre de choses. Qu'il valait mieux que ce soit un autre que moi. Tu vois, Reita, je t'ai menti. En disant que ça m'était égal de mourir, je mentais. En fait j'étais juste mort de peur, et lorsqu'il me faisait du mal, mon désir de vivre et de lui échapper était si vif que si je l'avais pu, j'aurais mis n'importe qui, même Asagi bien qu'à l'époque je ne savais pas qu'il se trouvait à la Fourrière, entre les mains de ce monstre à ma place. Et le jour où tu es apparu à moi comme un Messie, Reita, le jour où tu es venu me libérer... que je quitte enfin cette prison, ce n'est pas ce à quoi j'ai directement pensé. Mon premier soulagement a été de me dire que tant que je serais avec toi, je ne serais pas avec lui. Et tu vois, ça... C'est une chose que j'avais cessé d'espérer depuis longtemps.

Comme en contraste avec l'âpreté des souvenirs de Takanori, comme pour effacer le chagrin de ses propos, la douceur la plus suprême est venue se déposer contre la joue de Reita sous la forme d'un tendre baiser.
Un baiser qui voulait simplement dire "merci".
-Qu'est-ce qu'il te faisait ? demanda Reita d'une voix sèche tout en sachant qu'il avait peur de savoir.
-J'étais considéré comme fou, Reita. Juste un fou. Et lui, il était le Roi de la prison qu'il a créée. J'étais le fou du Roi. Rien d'autre.

Ça ne voulait rien dire, et ça voulait tout dire.
Reita allait prononcer quelque chose quand la voix de Takanori l'a coupé :
-Je l'ai vu il y a deux jours. À Shinjuku.
Le sang de Reita n'a fait qu'un tour.
-Ruki, je te jure que s'il a osé te faire le moindre mal, j'irai lui rendre la monnaie de sa pièce !
La main de Takanori s'est posée sur sa bouche. Reita a écarquillé les yeux, s'arrêtant de respirer.
-Tu n'as rien à lui rendre.
Une haine incommensurable se concentrait dans la voix de Takanori. Une haine mêlée de révolte et d'injustice.
-Parce que je crois que c'est à lui de rendre quelque chose.
Silence.
À l'extérieur, des miaulements de chats qui se battent sont venus remplacer les plaintes de chien tus depuis un moment.
-Je réalise maintenant, Reita. Je réalise à quel point j'étais égoïste de penser que je serais prêt à n'importe quoi pour que quelqu'un d'autre que moi se retrouve à ma place entre ses mains. Parce que se retrouver entre ses mains, c'est la dernière chose que l'on puisse souhaiter à tout être humain.

La main de Takanori a libéré la bouche de Reita. Et ce dernier a cru voir une chose, dans le noir. Là où se trouvait le visage de Ruki brillaient deux perles scintillantes, comme des larmes.
-La liberté, Reita. Lui, il doit rendre la liberté. Parce que, tu sais, même si je ne l'aimais pas, cette personne je crois n'a jamais mérité de se retrouver entre ses mains à lui.

Dehors, les miaulements avaient cessé. Il ne restait plus rien que le silence de la nuit que le sommeil impose. Mais tout sommeil avait complètement déserté Reita et Takanori.
-Parce que, même s'il marchait à ses côtés en souriant, Mao n'avait pas du tout l'air heureux.
 
 
 
 
 
 

                                                  ~~~~~~~~~~


 
 
 
 
 

D'un seul coup, il a propulsé son corps à l'arrière. La douleur a traversé son crâne qu'il a tenu entre ses mains mais malgré cela, il n'a pas poussé le moindre cri. Les sens en alerte, l'oreille tendue mais la vue rendue inutile dans ce noir profond, il a sondé, tâté aveuglément autour de lui pour trouver d'où venait ce son sifflant qui l'avait tant effrayé.
Son torse nu, son dos et ses bras sont couverts de frissons, les brailles du froid et de la peur, et en tremblant il se laisse tomber le long du mur et se recroqueville, appuie ses mains autour de ses bras pour essayer de leur apporter un peu de chaleur, en vain.
Il se dit qu'il va mourir, s'il reste ainsi dans le froid et l'humidité. Son ventre se tord, la faim le tenaille, mais la peur aussi, la peur, c'est elle qui finira de le tuer. Dans le noir ses lèvres grimacent, ses traits se crispent, ses yeux se mouillent, et dans une longue plainte pareille à celle d'un chiot agonisant, il enfouit son visage au creux de ses bras et se met à sangloter en silence.
Il préférerait mourir plutôt que de rester cloîtré dans le centre même de sa terreur. Au milieu du noir, sans rien voir, il est confronté à son désespoir, fait face à ses déboires.
Il a compris que le son sifflant qui l'a terrorisé n'était autre que le sien. D'un seul coup il se sent misérable, anéanti, et se demande quand est-ce qu'il mourra. Mais il se demande aussi s'il mourra vraiment à l'intérieur de cette pièce humide plongée dans le noir.
Et comme ça, sans crier gare, ses pensées se tournent vers Asagi. Pourquoi est-ce que c'est soudainement à lui qu'il pense ? Il ne le sait pas. Il revoit Asagi, avachi au fond de sa cellule, pâle et triste comme la mort, menaçant et fier comme elle. Le salé de ses larmes, le salé de la peur, se mélange avec l'acidité des remords. Légèrement sucré, aussi. Une goutte se fraie entre ses lèvres, il sent le sucre, se demande d'où est-ce que cette douceur vient.
Il se dit peut-être, sans trop y croire toutefois, qu'il vient de la compassion qu'il éprouve en ce moment même pour Asagi.
Il n'arrive pas vraiment à reconnaître qu'il puisse ressentir de la compassion.
Peut-être à présent souffre-t-il assez pour en être capable.
Ses lèvres murmurent des mots fantômes, des mots mort-nés, une plainte aigue et étranglée sort accidentellement de sa gorge, et comme s'il craignait que ce simple son n'attire sur lui le mauvais sort, il joint ses mains en un signe de prière et murmure des supplications enfiévrées, les joues baignées de ses larmes aux saveurs multiples.

Il ne peut pas le voir, bien sûr, mais au milieu du noir ténébreux, son visage est d'un blanc cadavérique.
Il se jette sur le sol, les mains sur le crâne, son visage s'écrase sur le béton crasseux et froid, son nez se met à saigner, il respire l'odeur ferreuse de son propre sang, et son hurlement déchire l'atmosphère, renforce les ténèbres.
"Alors, c'est ça ? Devenir fou ?"

Il croit comprendre, alors, il se met à comprendre ce que "folie" signifiait donc aux yeux de ce monstre.
Ces êtres humains que l'on jette comme des bêtes à la Fourrière, leur folie n'est que le pâle reflet de leur désespoir. Fou de chagrin, fou de terreur, à présent il sait ce que cela veut dire. Et ses larmes se décuplent, ses remords s'accentuent et croissent dans ses entrailles au point qu'il a l'impression qu'elles vont éclater.
"Mais pourquoi ?"
Alors, oui, pourquoi ?
Ces gens fous de terreur et de chagrin, pourquoi les enfermait-on dans cet endroit sans humanité qui ne pouvait que renforcer leurs maux indicibles et ainsi accentuer cet aspect extérieur que les autres appelaient "folie" ?
Ce n'était qu'un cercle vicieux. Un cercle où le serpent se mord la queue, s'injecte son propre venin, se vide de sa sève pour s'en nourrir.
D'une manière ou d'une autre, il sait.
"De toutes les manières, j'ai toujours su."
Que ces êtres humains condamnés à l'enfer de la Fourrière étaient voués à mourir.
Il existe si peu de raisons de mourir comparées au nombre infini de moyens de mourir. La mort n'est pas que physique. Elle est bien plus profonde et douloureuse que ça.
Le désespoir et la folie qu'il entraîne, c'est cela la mort.
C'est pour cela qu'ils étaient voués à mourir. Parce qu'on ne les laissait plus vivre en tant qu'êtres humains.


Et il se demande, est-il voué lui aussi à mourir ?
Être mort tout en sentant battre son cœur dans sa poitrine, cela lui semble être la pire des tortures. Prostré comme un fœtus sur le sol, il halète. Le sang qui coule sur son menton, il l'essuie d'un revers de main et lèche sa paume.
Il a tellement faim qu'il serait prêt à dévorer sa propre chair.
Être mort avec un cœur battant, il se dit que c'est au fond le sort qu'il a mérité. Puisqu'il avait voulu faire tant de mal, alors, il n'avait qu'à en faire à lui-même. Calmer ses pulsions sur lui plutôt que de les faire égoïstement subir à ceux qui ont vécu innocents.
Innocents.
Il hurle.
Il supplie, prie, implore, mais à qui, à quoi, il ne le sait pas. Il sait que rien ni personne n'entendra ses prières, ni ne les exaucera.
Il souhaite revenir en arrière. Et redevenir innocent.
Mais son désespoir n'en devient que plus insoutenable lorsqu'il se rend compte qu'il ne se souvient plus du temps où il était encore innocent.
Il lui semble que de toute sa vie il n'a été rien d'autre que le mal et la cause des souffrances des autres.
Pourtant ce souhait le torture, là. Au creux de son ventre, sournois et silencieux, ce désir de retourner en arrière le ronge.
Au moins ne plus être enfermé dans cette pièce humide, glacée et ténébreuse.
Car de tout temps, il n'a jamais pu supporter de se retrouver dans le noir.
Sa peur du noir, cette phobie puissante et dévastatrice a toujours été le fil conducteur, ou plutôt réducteur, de sa vie.
Sa peur du noir, c'est à la fois ce qui l'a empêché d'avancer et ce qui l'a forcé à emprunter certaines voies. Depuis toujours, cette horreur l'a amené à emprunter des voies éclairées, même si toute cette lumière n'était que factice.
Mais il a dû se tromper de chemin, quelque part, tomber sur un sentier non éclairé et trébucher au milieu du noir, dans le cœur même de sa terreur.
Et replié dans les échos de sa peur, il supplie, encore.
De revenir en arrière.
N'importe où, n'importe quand, mais que si un Dieu clément existe, qu'il le fasse revenir à un temps où il n'était pas encore enfermé dans cette pièce.

Il sent une douleur transpercer sa main.
Lorsqu'il se rend compte que c'est lui-même qui se mord profondément, il n'arrête pas. Il enfonce ses canines encore un peu plus, suce le sang qui perle. Il a l'impression que la douleur est le seul lien qui le rattache à la vie.
Alors, sa faim qui tord son ventre, sa terreur qui torture ses entrailles, et ses dents qui trouent sa peau, il veut les garder.
Jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus que comme signe de vie son cœur battant, il veut se sentir vivant. Même si vivre signifie souffrir.
Pour échapper au noir, il ferme les yeux.
Alors qu'il sombre dans l'inconscience, il sent les bras de Morphée venir l'étreindre.

 
 
 
 
 
 
 

Lorsqu'il se réveille, il est dans une pièce éclairée, confortablement blotti dans un lit blanc et chaud. Il ferme les yeux, se frotte les paupières et une fois acclimaté à la lumière, observe tout autour de lui. Bien sûr, il reconnaît aussitôt cette chambre qui n'est pas la sienne.
Il ne se demande même pas pourquoi il est là. La réponse lui paraît évidente.
Il voudrait rester à l'intérieur de ce lit pour dormir mais la faim est trop forte. Poussé par l'intenable douleur au ventre, il se lève, constate qu'il est nu. Il s'immobilise, observe son corps amaigri et pâle un moment sur le miroir puis, sans même s'habiller, sort de la pièce.


-Qu'est-ce que tu fais là ? fait une voix peu avenante en provenance de la cuisine.
-S'il te plaît, marmonne Mao en baissant les yeux. Donne-moi quelque chose à manger, ça fait deux jours que je n'ai rien avalé.
-Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? Si tu as faim, sers-toi dans le frigo. Ne compte pas sur moi pour ça.
-Je peux ? s'enquit Mao, les yeux brillants.
L'autre le dévisage avec un mélange de dégoût et de mépris. Il scrute son corps d'un air écoeuré avant de détourner le regard. "Pourquoi ?" se dit Mao qui sent naître en lui le sentiment amer de l'injustice. "C'est pourtant ce corps qu'il touche à volonté."
Sans rien dire, il s'agenouille devant le frigo, en sort un reste de sukiyaki qu'il fait réchauffer au micro-ondes puis s'installe à table.
Aussitôt, il se sent tiré par les cheveux et il finit étalé au sol, sonné.
-Ne t'assieds pas sur ma chaise, espèce de dégueulasse ! Tu es nu, je te signale !
-Mais c'est toi qui m'as mis nu, gémit-il en se redressant.
-Pas pour que tu viennes tout salir, sale chien ! Tu n'es qu'un vulgaire, un sale, un dépravé, regarde-toi ! Tu oses te présenter à moi comme ça !
-Mais c'est toi qui...
-La ferme !
Un coup de pied phénoménal s'enfonce dans ses côtes, et Mao roule sur le côté avant de se cogner contre le pied de la table.
-Pardon, sanglote-t-il. Pardon, je vais m'habiller.
Sans demander son reste il se redresse et court en chancelant vers la chambre. Il revient quelques instants plus tard, vêtu d'une chemise et d'un pantalon deux fois trop grands pour lui.
Il pousse un soupir de soulagement quand il constate que la cuisine est vide et entend le bruit de la douche. Il se dépêche de sortir son plat du micro-ondes et le dévore en quelques minutes.
Lorsqu'il se redresse, l'homme est debout devant lui. Mao se fige, et attend.
-Qu'est-ce que tu me veux ?
-Rien, bredouille Mao, confus.
-Si. Tu as la tête de celui qui veut me demander quelque chose mais qui n'ose pas.
Mao baisse la tête, et cherche ses mots avec fièvre.
-Je me demandais... si tu me laisserais sortir.
-Seul, tu veux dire ?
-Oui, marmonne Mao en s'attendant à recevoir des coups.
-Et tu penses que je vais te faire facilement confiance, comme ça ?
-Mais oui, tu le peux. Je ne m'enfuirai pas, je te le jure. Je n'ai plus nulle part où aller, hein. Ils ont pris ma maison...
-C'est sûr. Tu vis chez moi, maintenant. Et je peux savoir où tu iras si tu pars seul ?
-Nulle part en particulier. Je veux seulement voir le soleil.
-Tu peux le voir de la fenêtre.
-Je sais, mais...
-Vas-y.


Mao lève la tête, larmoyant. Il entrouvre les lèvres sans en faire sortir un seul son.
-Ne me regarde pas comme ça, gronde l'autre avec méchanceté. Tu n'as qu'à sortir seul. Ne t'imagine pas que je prends plaisir à devoir t'accompagner à chaque fois que tu sors. Alors vas-y et profites-en pour me ramener de l'argent. Si tu ne le fais pas, je t'envoie à la Fourrière.
-De l'argent, répète Mao d'une voix blanche. Combien ?

L'autre s'adosse contre le mur, s'allume une cigarette en haussant les épaules.
-Un million, ça suffira.


Mao hoche la tête et, sans plus attendre, court hors de la cuisine, hors de l'appartement, hors du cauchemar et, lorsque ses bras se tendent vers le soleil, il a déjà oublié qui il est.
 
 
 
 
 
 
 
 

                                               ~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 


Sur les lèvres de Natsuki, un sourire est né, grandiose, avant de s'éteindre aussitôt. Déconcerté, lui qui s'était vivement redressé s'est rallongé sur le lit, effectuant une moue bougonne.
-Je m'en doutais, a commenté l'arrivant dans un petit rire.
-Non mais, je cauchemarde. Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
Sans répondre, le jeune homme s'est avancé et a déposé un bouquet d'azalées dans le vase posé sur la table de chevet.
-Je n'aime pas les fleurs, a commenté Natsuki sans se retourner.
-Tu veux savoir la vérité ? J'avais pensé plutôt à amener des grues en papier.
 
Cette fois, Natsuki s'est retourné et l'a dévisagé, réprobateur.
-Ne te moque pas de moi.
-Mais je suis content de ne pas l'avoir fait. Apporter mille grues en papier n'aurait plus eu la moindre signification à présent.
Intrigué, Natsuki s'est redressé et a dévisagé Takanori avec innocence.
-Tu veux dire que ça n'aurait été plus utile ?
Ruki a souri, timide, avant de détourner son regard vers les fleurs immaculées.
-Tu as repris considérablement du poids, non ?
-Tu veux dire qu'avant... Mais de quoi tu te mêles ? Toi, je ne t'aime pas. Je te déteste depuis le début, nous avons dû partager notre chambre d'hôpital durant des jours, et tu te permets de revenir ici après des mois... Tu cherches à me tourner en dérision ?
-Avant, tu sais, tu semblais sur le seuil de la mort.

Takanori a lâché cela dans un ton neutre qui ne laissait exprimer aucune émotion, pourtant derrière les verres teintés de ses lunettes, son regard s'était voilé.
-Dis, Natsuki, tu ne m'aimais pas, et je ne t'aimais pas non plus mais... Je suis soulagé de voir que tu vas mieux. Parce que te voir si maigre, j'en avais un peu peur.
-Qu'est-ce qui te prend, tout à coup ? se méfia Natsuki en étrécissant des yeux suspicieux. Ton attitude n'est pas naturelle.
-Tu trouves ? J'avais juste envie de te revoir. Bien, c'est bizarre mais... Il m'arrivait de repenser à toi et de me demander ce que tu devenais, alors j'ai fini par prendre mon courage à deux mains pour revenir ici, sans même avoir la certitude que tu t'y trouvais encore.
-Non, écoute, je ne te crois pas, trancha Natsuki en balayant l'air de sa main. Tu as quelque chose à me demander ? Ou une vengeance ? Tu me détestais lorsque je te surnommais "borderline".
-Et Hakuei ?

En entendant ce nom, Natsuki s'est pétrifié.
-Quoi ? balbutia-t-il, les lèvres tremblantes.
-C'est bien son nom, non ? fit Takanori d'un air qu'il voulait détaché. Le nom de cet homme qui venait chaque jour te voir en dépit de ta volonté... Tu disais la même chose de lui. Qu'il attendait quelque chose de toi, qu'il te voulait du mal, qu'il ne venait te voir que dans le but de te nuire. Pourtant, dis, alors que tu croyais cela... Ce ne serait pas grâce à lui si à présent tu es presque guéri ?

Natsuki a baissé les yeux. Sans comprendre pourquoi, il a ressenti un vide immense se creuser en lui. L'image de Hakuei est venue le hanter, et en lui a afflué une multitude de sentiments qu'il ne comprit pas sur le coup.
-Je n'étais pas en colère quand je t'ai vu entrer dans ma chambre, tu sais.
Il disait cela sans regarder Takanori, honteux.
-J'étais juste surpris. Et déçu. Pas parce que c'était toi, mais parce que ce n'était pas Hakuei...
-Je sais, a répondu Ruki dans un sourire.
Derrière ses lunettes ses yeux brillaient, espiègles.
-Et toi, Ruki ?
Qu'il l'appelle "Ruki", cela a fait vibrer le jeune homme. Il est resté inerte durant plusieurs secondes, perdu dans sa torpeur, avant de tourner vers Natsuki ses lunettes inexpressives.
-Moi ? a-t-il répété comme s'il ne comprenait pas ce mot.
-Mais oui, toi. Il y a un homme qui venait te voir chaque jour aussi. Tu sais, cet homme... toi aussi tu disais le détester. Mais il t'appelait par ce nom, "Ruki", ce nom qui n'est pas réellement le tien, et cela m'intriguait, tu sais. Et je me demande, Takanori, qui est cet homme pour toi ?
-Il est le descendant de mon frère.

Devant l'air totalement dubitatif de Natsuki, Ruki a ri, nerveux.
-Le meilleur ami de feu mon frère. Il est son descendant. Je veux dire que c'est mon frère qui me l'a envoyé. Du temps où il était encore vivant, déjà, mon frère m'avait destiné cet homme. Et cet homme a pris la place de mon frère. C'est pour cela qu'il est son descendant.
-Tu ne crois pas que ça lui ferait de la peine d'entendre ça ?

Takanori n'a pas pu répondre. Parce qu'il avait peur de dire ses pensées, il s'est réfugié dans la contemplation des azalées avant d'en saisir une et de faire tournoyer la tige entre ses doigts. La corolle semblait comme les pans d'une robe de mariée voltigeant avec grâce.
-Cet homme. S'il t'entendait, il aurait de la peine, non ? Peut-être que ton frère aussi en aurait. En disant qu'il a pris la place de ton frère alors... C'est comme si tu disais que cet homme est devenu ton frère, ça signifie alors que pour toi cet homme a perdu sa propre personnalité pour prendre celle de celui qui te manque. Mais ça signifie aussi que ton frère a perdu la place que tu lui conservais dans ton cœur. Alors, quelle place as-tu réservé à ton frère si cet homme s'y trouve ? Puisque tu dis avoir retrouvé un remplaçant à ton frère, tu l'as effacé de ton esprit ?
-Je n'ai jamais dit une chose pareille !

Ruki avait crié si fort que le cœur de Natsuki sauta un battement. Ils se dévisagèrent, l'un horrifié, l'autre haletant. Derrière les verres teintés de Takanori, des larmes se sont mises à perler.
-Je n'ai pas oublié Uke, a articulé Takanori de sa voix étranglée.
-Je suis désolé. Ce que je voulais dire c'est que...
-Tu dis cela sans rien savoir. Tu ne peux même pas imaginer ce que ça fait que de ne pas l'avoir près de moi. Même après tout ce temps, une personne si chère, on ne peut pas l'oublier ni la remplacer.
Il y a eu un fracas, de la porcelaine qui se brise, de l'eau qui éclabousse le sol, et dans un hurlement de douleur Takanori s'est laissé tomber à genoux. Il a ramassé les azalées et les a serrées contre lui comme un enfant étreignant sa peluche.
Mais lorsqu'il a senti des bras se resserrer autour de lui, il a lâché les fleurs et sans retenue a étreint de toutes ses forces Natsuki qui tentait de le calmer, contrit.
-Je suis désolé, Takanori.
-Ne le sois pas. C'est normal que tu ne comprennes pas.
-Je le comprends, assura l'homme qui sentait naître des larmes dans ses yeux. La perte d'un être cher, je le comprends.
Ruki a relevé son visage noyé de larmes et a plongé ses yeux profonds dans les siens.
-Toi aussi, tu as perdu un être cher ?

Natsuki allait répondre quand un blanc total envahit son esprit.
Le néant. Rien. Dans son cerveau, plus aucune pensée ne circulait, plus aucune image ne parvenait à sa conscience. Ce n'était rien que du vide dans lequel il se sentait enfoncé un peu plus à chaque seconde.
-Natsuki ? Qu'est-ce que tu as ?
Il a senti son cœur se serrer. Il s'est détaché de l'étreinte de Takanori et a enfoui son visage crispé entre ses mains. Ses yeux exorbités balayaient fiévreusement la pièce de parts et d'autres comme s'ils y cherchaient quelque chose. Il essayait, pourtant. Il essayait de retrouver les mots, l'image, le souvenir, qu'importe, il essayait de retrouver ce qui était rattaché à ce douloureux sentiment de manque à l'intérieur de lui. Et ses yeux pleuraient sans s'en rendre compte.
-Natsuki.

-Mille grues en papier...
Natsuki était recroquevillé sur le sol, le corps tremblant de tout son être. Il ne pleurait plus, ou plutôt ses larmes étaient taries, pourtant des sanglots se faisaient entendre dans sa voix.
-Mille grues...
Il y a eu une série de bruits sourds, des voix confuses, Natsuki a le visage caché au creux de ses bras.
-Mille grues... Non ! Lâche-moi !
Il a poussé un cri d'horreur lorsqu'il s'est senti tiré en avant par le bras. Il n'a eu le temps de rien voir que déjà, son visage était étouffé contre quelque chose de ferme, doux et chaud. Au début tout tremblant, Natsuki a senti son cœur s'apaiser petit à petit tandis qu'une main caressait longuement ses cheveux.
-C'est moi. Ne t'inquiète pas.
Comme un enfant pleurant dans les bras de sa mère, Natsuki a lentement redressé le visage comme pour mieux s'approcher de cette voix réconfortante.
-Hakuei...
-Je suis désolé, Natsuki. Je n'ai pas pu tenir ma promesse.
Natsuki a froncé les sourcils en un arc d'intrigue, ses yeux ronds brillant de curiosité.
-Tu ne t'en souviens pas, bien sûr, a dit Hakuei avec un rire teinté de regrets. Mais je t'avais fait une promesse, lorsque nous étions adolescents. Je t'avais promis que, quoi qu'il arrive, j'empêcherais le malheur de tomber sur toi.

Silence.
Dans une discrétion presque surnaturelle, Takanori a déserté la chambre.
Sans rien dire Natsuki a fermé les yeux, la joue posée contre l'épaule de l'homme.
-Mais ce jour où tes parents ont voulu t'envoyer pour la première fois en hôpital psychiatrique... je n'ai rien pu faire. Et peut-être, dis, peut-être que si j'avais empêché que tu ailles là-bas, nous ne nous serions pas perdus.
Peut-être que si j'avais été là plus tard, au moment où tu en avais le plus besoin, tu n'aurais pas sombré après la mort de tes parents.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                                                ~~~~~~~~~~~


 
 
 
 
 
 
 

-Monsieur, il n'y a personne ici, vous savez.
Le facteur s'est retourné et a dévisagé avec circonspection l'homme qui se tenait debout devant lui, l'air harassé. Dans un soupir de lassitude, celui-ci a repris le courrier qui dépassait de la boîte aux lettres.
-Ce n'est plus la peine de distribuer du courrier. L'homme qui vivait ici ne reviendra plus. Vous voyez, la plaque où était marqué son nom a été arrachée. Celle que vous voyez là est une fausse, c'est moi qui l'ai faite. Malgré cela, il ne reviendra plus.
-Eh bien, bredouilla le facteur, déconcerté. Dans ce cas, il faudrait en avertir ses proches. Ils ne doivent pas être au courant, puisqu'ils continuent à lui envoyer du courrier à cette adresse.
-Ce ne sont pas ses proches, ça.
D'un geste hargneux, Ryô a jeté les enveloppes et les a piétinées.
-Veuillez m'excuser.
Et sans plus un mot, il s'en est retourné, morne.





-Ne le décide pas à ma place.
D'un seul coup, Ryô a senti son cœur sauter un battement et il s'est figé. Pourtant serrées dans les poches de son pantalon, ses mains se sont mises à trembler. Il a regardé droit en face de lui, perdant son regard dans l'horizon limité et vide de la rue, sans oser tourner la tête vers l'endroit d'où provenait la voix.
-Que je ne retournerai jamais chez moi, ne décide pas ça à ma place.
Ryô a penché la tête en arrière, levé les yeux vers ce ciel d'un bleu infini, peut-être pour empêcher les larmes de couler.
-Même si cette décision ne me revient pas non plus, à vrai dire.
Ryô en brûlait d'envie. De se retourner, de crier, de pleurer, d'étreindre cet homme dont il aurait reconnu la voix parmi des milliers, mais il n'a fait que rester immobile à regarder le ciel. Peut-être parce que cette voix descendait du ciel.
-Je ne pensais pas te voir. Et je n'en avais pas envie, en vérité. Mais je suis passé devant mon ancien chez-moi par nostalgie, et je t'ai vu de loin. Alors je me suis dit, comme ça... que même après tout ce que je t'ai fait, même si tu me détestes, je voulais te dire adieu.
 

"Pourquoi ? Ça ne sert à rien de revenir si c'est pour me dire une chose pareille. Adieu, je l'avais compris depuis le début."
Ryô se dit ça, ravale ses larmes, amer, mais en même temps un soulagement intense l'envahit. Depuis la subite disparition sans laisser de traces de Mao, il avait imaginé les pires scénarios possible. Arrêté par la Police, ou bien jeté à la Fourrière. Il avait même craint qu'il ne se fût suicidé.
Alors, même s'il ne peut pas le voir, savoir que Mao est vivant, ça l'a infiniment soulagé.
-Où est-ce que tu étais, abruti ?
-Dans mon nouveau chez-moi.
-Tu ne pouvais pas le dire, que tu déménageais ?
-Pourquoi te l'aurais-je dit ? Nous sommes ennemis. Tu le sais, maintenant, non ? À moins que tu ne sois resté aussi naïf qu'avant, tu sais que je suis un être nuisible qui, depuis le début, n'a fait que te manipuler et n'a pas hésité à bousiller ta vie et celle de ton frère pour ma satisfaction personnelle. Alors, que nous nous éloignions l'un de l'autre, ça valait mieux pour chacun de nous. Tu ne te mettais plus en danger, et moi, je ne risquais pas de subir une vengeance. Même si tu peux te venger là, maintenant, si tu le souhaites. Il n'y a personne.


Ce que Mao ne sait pas, c'est que jamais Ryô n'a pensé à se venger. Et ce que Ryô ignore, c'est que s'il avait voulu obtenir une vengeance, il n'aurait eu plus rien à faire. Parce que, d'une certaine manière, Mao est déjà puni pour toutes ses erreurs commises.
-J'avais peur que tu ne sois mort, a fait la voix étranglée de Ryô.
         L'être tout entier de Ryô qui pourtant était plus grand que lui a semblé à Mao si fragile, vu de dos.
Ses bras nus, sa peau d'ordinaire diaphane joliment hâlée par le soleil de mai, ses épaules voûtées, tout cela lui semblait sur le point de se briser.
-Que je sois mort, ça n'aurait peut-être pas été plus mal.
-Ne dis pas ce genre de choses sans savoir ce que ça représente.
-Mais je le pense.
-Tu dis cela parce que tu te sens coupable, c'est cela ? Mais même en ayant des remords, ce n'est pas ainsi que tu seras absolu de tes péchés.
-Je le sais.
-Asagi n'est pas retourné à la Fourrière, tu sais. Asagi a été déclaré par la Justice innocent quant aux coups qu'il t'a portés. Malgré tes plans, mon frère est libre.
-Je le sais.
Pour la première fois, Ryô s'est retourné en sursaut. Et Mao a vu avec un mélange de stupéfaction et de tristesse que son visage était couvert de larmes.
-Tu ne peux pas le savoir. Les médias n'ont pas divulgué cette étrange affaire.
-Je le sais, pourtant.
-Comment ? s'enquit Ryô, troublé.
-J'avais des relations avec le Directeur de la Fourrière. C'est tout.

Ryô l'a considéré un moment, perdu à mi-chemin entre le désir insoutenable de l'enlacer et une profonde méfiance.
-Quel genre de relations ?
Mao a baissé la tête. Non pas parce que la honte l'amenait à ne plus supporter le regard de Ryô fixé sur lui, mais plutôt parce que lui-même n'arrivait plus à le regarder. Au fond de lui, il sentait grandir le dangereux sentiment que s'il regardait trop Ryô, il n'aurait plus la force de le quitter.
Or quitter Ryô était ce qu'il y avait de plus urgent à faire.
-Je dois rentrer chez moi. Ne t'attends plus à me revoir.
Sans demander son reste, il a contourné Ryô et s'est éloigné d'un pas raide et précipité.
-Attends.

Il l'a saisi par le poignet et l'a forcé à soutenir son regard. Mao a senti ses joues s'empourprer, et s'est mis à intérieurement prier pour disparaître aussitôt. Mais il se tenait bel et bien là, en face de l'homme à qui il avait fait tant de mal.
-Moi, je te faisais confiance. Alors, même si du début à la fin j'ai eu tort, donne-moi maintenant au moins une seule bonne raison, même infime, de ne pas perdre totalement cette confiance en toi.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? articula Mao d'une voix sèche.
Il avait l'impression que jamais il ne pourrait oublier ce regard que Ryô plongeait dans le sien. Un regard humide, empli de noirceur, lourd de gravité et en même temps illuminé d'un fond de tendresse. Cette tendresse que, depuis le début lors de leur première rencontre, Mao avait cru voir dans ses yeux sans jamais vraiment y croire. Du moins si tendresse il y avait vraiment au fond des yeux de Ryô, elle ne pouvait pas lui être destinée.
-Dis-moi seulement où est-ce que tu vis actuellement.
-Je ne le veux pas, trancha Mao d'un ton qu'il voulait ferme et décidé.
-Pourquoi ?
-Tu comptes venir me voir ? Je ne veux pas ça. Si tu souhaites quelque chose de moi pour me faire pardonner de ce que j'ai fait, alors dis-le moi maintenant et je te donnerai tout ce que tu veux. Mais après ça, Ryô nous ne nous reverrons en aucun cas.
-Je ne souhaite rien de toi ! J'ai cessé de te porter toute rancœur. C'est vrai, je t'ai haï, je t'ai maudit, je t'en ai voulu plus que tout, je me sentais trahi, manipulé et méprisé, mais malgré ça, moi...

Dans la main que Ryô resserrait autour du poignet de Mao, il n'y avait plus aucune force. Le jeune homme aurait pu aisément se libérer s'il l'avait voulu. Mais quelque chose l'en a empêché. Quelque chose, peut-être la profonde détresse qui assombrissait le visage de Ryô.
-Quand tu es parti sans laisser de traces, moi... j'ai vraiment eu peur, tu sais.
-Je vais bien, a froidement tranché Mao en se libérant de l'emprise de l'homme. Si tu le souhaites, je t'enverrai de l'argent chaque mois autant que je le pourrai. Même si cela ne rattrapera pas les cruautés que j'ai commises, c'est tout ce que je peux faire.
-Alors, tu mesures la vie des gens et leurs sentiments à de l'argent ? Mao, si tu dis cela, c'est que dans le fond tu n'as pas changé. Alors il est inutile de faire semblant d'avoir des remords. J'ai mon frère ; c'est tout ce qui compte, et je me fiche du passé puisque dans le présent, Asagi est près de moi. Je n'attends rien de toi, Mao, pas même des regrets, ni des excuses, même si elles devaient être sincères. Tout ce que je veux, c'est savoir où est-ce que tu vis.
-Je ne te le dirai pas. Lâche-moi, à présent, ou bien je déposerai plainte pour harcèlement moral.
Il l'a violemment repoussé avant de se mettre à courir à travers la rue.
Il a laissé échapper un cri de surprise lorsqu'il a senti quelque chose l'immobiliser fermement. Et dans une série d'invectives, Mao s'est débattu, a tenté de se libérer de ces bras serrés autour de lui, en vain.
-Alors, dis-moi au moins comment.
Le ton était empli de supplication. Sans bouger, Mao a attendu, le cœur battant. Il avait l'impression que les pulsations de son cœur se faisaient sentir contre la paume de Ryô pressée contre sa poitrine.
-Si tu ne veux pas me dire où, dis-moi au moins comment est-ce que tu vis.

Il y a eu un silence infini, de çà et là troublé par les croassements des corbeaux.

"Tu sais, Ryô, si je détestais tant Asagi, c'est juste parce que j'étais jaloux de lui."
Mao a les yeux exorbités. D'un seul coup, une terreur froide l'envahit. La terreur. La même que celle qui l'avait possédé alors qu'il était enfermé dans cette pièce humide et noire chez cet homme. Cet homme à qui il avait promis la plus totale dévotion.
"Je ne comprenais pas, tu sais. Ou plutôt, je ne voulais pas accepter le fait que moi, contrairement à lui, je ne puisse être aimé aussi fort qu'il l'était par toi. Parce que, Ryô, l'amour que tu semblais lui porter avec tant de ferveur et de pureté,
j'aurais donné n'importe quoi pour avoir connu le même."
-Dis-le moi, je t'en supplie. Je ne veux pas continuer à avoir peur pour toi comme j'ai eu peur durant tout ce temps, alors que je ne savais même pas si tu étais encore en vie. Dis-moi au moins que tu es heureux.
 
 

 
 
 
 

Pas de réponse.
-Alors, dis-moi au moins que tu es en train de le devenir.
Mao se demande si il rêve. Si les larmes qu'il sent couler au creux de son cou, ces larmes qui ne sont pas les siennes, sont bien réelles.
"C'est pour moi que tu pleures ?"
-Mao, s'il te plaît.
-...une fois.
-Quoi ?
D'un seul coup, Mao s'est dégagé et a rivé sur Ryô un regard empli de reproches.
-Tu ne peux pas sourire, au moins une fois ?
Ryô l'a dévisagé, bouleversé. L'air niais qu'il affichait derrière ses larmes de tristesse aurait eu quelque chose de foncièrement comique si seulement il ne semblait pas si triste.
-Toi, tu as toujours l'air si sérieux, si sombre et grave. Les rares sourires que je t'ai vu faire ressemblaient à des grimaces. À part ces sourires tendres que tu sais donner à ton frère, tu ne peux pas en faire un joli à voir ? Je veux dire, un sourire bien à toi, Ryô. Pas un sourire triste, ni un sourire d'amour, mais un sourire heureux. Tu ne peux pas m'en faire un, juste cette fois ?

Mais il ne venait pas. Alors même que ce visage si délicat, si doux et épuré semblait fait pour le sourire, il ne souriait jamais. C'était comme si chacun de ses sourires était mort avant même de pouvoir naître.
-Si tu n'es même pas capable de ça, lâcha Mao avec acidité, alors ne me demande pas une chose comme être heureux.

Et il s'est enfui, courant à toute allure à travers les rues claires et alambiquées, loin de son ancien chez-moi, loin de Ryô, loin de tout.

Signaler ce texte