Psy-schisme -chapitre dix-septième

Juliet

Dans les couloirs, une débandade. Les enfants se piétinent presque dessus, se bousculent, jouent du coude, crient, se meuvent dans une même vague d'impatience et de nervosité qui, dans sa violence, est pourtant dénuée de toute agressivité. Ce sont juste des enfants qui se demandent, qui veulent voir pour savoir.
-Qu'est-ce qu'il a eu ?
Derrière les fenêtres à laquelle ils se collent brusquement à l'entente de la sirène, une ambulance pénètre dans la cour de l'école. L'anxiété les emporte dans une jubilation euphorique. En même temps, ils sentent leurs cœurs battre trop vite dans leurs poitrines qui se serrent à la vue du camion blanc. Le véhicule s'arrête et ils voient sortir des hommes qui se précipitent à toute vitesse à l'entrée du bâtiment.
-Les enfants, ne restez pas ici, ce n'est pas un spectacle.
-Monsieur, il a eu quoi ?
-Je ne sais pas, je ne sais pas, allez, retournez en classe.
Bien sûr, ils n'écoutent pas. Bientôt d'autres portes s'ouvrent et des dizaines de nouveaux venus arrivent dans les couloirs pour venir admirer la raison de cet attroupement. Les cris fusent, les exclamations, les adultes qui donnent des ordres résonnant dans les couloirs, les enfants qui n'écoutent pas, et bientôt les hommes en blanc arrivent au bas de l'escalier où gît le corps de l'enfant.
-Monsieur, il a eu quoi, Natsuki ?
-Poussez-vous !
Stupéfaits, enfants comme professeurs s'immobilisent et observent avec des yeux effarés le petit garçon dévaler les escaliers pour venir se jeter à genoux devant le corps de l'enfant.
-Natsuki ! Réveille-toi !
-Petit, ne reste pas ici.
-Non ! pleure l'enfant en s'accrochant au bras du corps que l'on transporte déjà sur un brancard. Non ! Laissez-le ! Laissez Natsuki !
Mais une enseignante vint saisir l'enfant par le poignet pour l'empêcher d'accourir vers les ambulanciers qui partaient déjà.
-Vous êtes méchante ! hurlait le garçon à pleins poumons. Je veux voir Natsuki ! Laissez-moi l'accompagner !
-Tu ne peux pas, mon chéri.
-Pourquoi ?! Natsuki a besoin de moi, on ne peut pas se séparer, vous n'avez pas le droit vous ne comprenez rien !
-Natsuki doit se faire soigner, et il a besoin d'être seul et au calme pour ça.
-Ce n'est pas vrai, vous mentez ! Natsuki ne pourra pas être calme ! Natsuki a peur des hôpitaux !

Après avoir férocement mordu le bras de la femme qui le lâcha dans un cri, le petit garçon traversa le bâtiment à toute vitesse et bientôt les enfants agglutinés devant les fenêtres virent sa silhouette courir vers l'ambulance qui refermait ses portes. Les cris aigus parvenaient de la cour, déchirés et déchirants comme si on le lui arrachait le cœur.
-Dites, dites, il a eu quoi Natsuki ?
-C'est un garçon qui l'a poussé du haut des escaliers.
-Qui ? Pourquoi ?
-Eh, vous n'avez pas entendu ? Il paraît qu'ils se sont disputés, lui et un garçon de quatrième année. Et il a poussé Natsuki.
-Il va mourir, Natsuki ?
-Les enfants, clama leur professeur en tapant dans ses mains. Maintenant retournez immédiatement en classe sans quoi je vais devoir tous vous punir.

Les enfants demeurèrent tous un instant silencieux et, ensemble, observèrent l'ambulance disparaître au coin de la rue. Les cris du petit garçon dans la cour avaient cessé, et ils le voyaient se faire gentiment ramener par la Directrice tandis qu'il pleurait.
Dociles et moroses, ils retournèrent dans leur salle de classe sans rechigner.
-Pourquoi est-ce qu'ils se sont disputés ?
-Dites, Monsieur, c'est vrai ce qu'on dit ?
-Quoi donc ? s'enquit le professeur avec une pointe de nervosité.
-Natsuki s'est battu avec lui parce que le garçon de l'autre classe a dit qu'il allait révéler à tout le monde que sa mère c'est une prostituée.
-Taisez-vous !
Il se tenait là, haletant et le visage rougi noyé de larmes, au seuil de la porte.
Le garçon qui avait voulu le rejoindre dans l'ambulance. Furieux et hors de lui il s'est avancé au milieu de la classe et, ignorant les protestations du professeur, s'est planté face à eux tous.
-Vous n'êtes que des idiots qui ne font que répéter les mensonges des autres ! C'est pas vrai, elle n'est pas une prostituée ! Moi j'ai déjà rencontré la maman de Natsuki et elle est bien plus gentille et intelligente que n'importe qui d'entre vous ! Vous n'êtes que des lâches à parler ainsi alors que Natsuki n'est pas là pour se défendre ! Alors le premier qui ose dire quoi que ce soit sur lui ou sur sa mère, je le bute !

Il y a d'abord eu un long silence estomaqué et pesant. Il les a tous dévisagés un à un, attendant une réaction, inquiet mais prêt à recevoir les contrecoups. Puis quelques éclats de rire ont fusé çà et là, moqueurs, avant d'entraîner l'hilarité générale de la classe. Il a subi en silence les remarques blessantes et humiliantes qui sortaient de ces bouches innocentes, et a fièrement gardé son calme lorsque l'on a commencé à lui jeter des boules de papiers, gommes, stylos, et même un cahier à la figure.
-Pourquoi est-ce que tu le défends alors que c'est un garçon ?
-Il est trop peureux pour se défendre tout seul, Natsuki !
-Et, dis, Tanaka Hirohide, pourquoi est-ce que c'est toujours toi qui te bats à la place de Natsuki ?
-Natsuki est une tapette ! Il a besoin de se faire protéger !
-Taisez-vous, ou je vous massacre un par un ! menaça l'enfant en s'égosillant.
-Monsieur, Monsieur, Tanaka est amoureux de Natsuki !
-Bande d'idiots ! Je ne suis pas amoureux de lui !
-Tanaka est amoureux d'un garçon ! Tanaka est amoureux d'un garçon !
-Les enfants, calmez-vous immédiatement où j'appellerai vos parents pour leur faire part de vos mauvaises attitudes.


Ils se turent à contrecoeur, non sans jeter des regards farouches et malicieux au garçon qui traversait la classe pour venir s'asseoir au fond.
-De toute façon, vous êtes tous jaloux de lui.


Silence.

-Eh, les gars, le surnom que donne Natsuki à Tanaka Hirohide, c'est Hakuei ! Hakuei c'est l'amoureux de Natsuki !

Il a suffi d'un instant pour qu'une bagarre éclate au milieu de la pièce.
 
 
 
 


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Un éclat de rire grave et tonnant a retenti entre les murs de marbre laqués blanc et noir. Il y a eu un brusque sursaut, un raz-de-marée mousseux et Natsuki a écarquillé des yeux incrédules et horrifiés vers Hakuei qui se trouvait là, à l'encadrement de la porte, et manifestement hilare.
-Qu'est-ce que tu me veux ? gronda l'adolescent qui se sentait honteusement ridicule.
Le rire de Hakuei retentit encore quelques instants avant de s'éteindre. Les yeux noyés de larmes tant il avait ri, le jeune homme s'avança vers la baignoire tandis qu'instinctivement, Natsuki reculait et veillait à ce que la mousse dissimule bien la partie inférieure de son corps sous l'eau.
-Tu es fou de rentrer dans la salle de bains comme ça, protesta-t-il en sentant le rouge lui monter aux joues.
-Je suis désolé. Mais j'avais peur.
-Peur ? s'enquit Natsuki, perplexe.
-Mais...oui, a répondu Hakuei d'un ton bas et désolé. Je t'appelais, et comme tu ne répondais pas j'ai craint que... qu'il ne t'était arrivé quelque chose.

Natsuki le contempla durant de longues secondes, incrédule et méditatif, avant de l'accuser :
-Cesse de te comporter comme si tu étais mon père ! Tu n'as absolument aucune notion de la pudeur ! Tu vois bien que je m'étais juste endormi, et que c'est visiblement me voir ainsi qui t'a tant fait rire. Mais pour l'amour du ciel, tu ne veux pas me laisser tranquille ? Enfin, je ne suis plus un gosse !
-Natsuki, excuse-moi...
-Excuse-moi, excuse-moi, s'énerva-t-il. Mais je ne t'excuse pas ! Tu ne réalises pas à quel point c'est agaçant, à la fin, de te voir agir de cette manière avec moi ! J'ai l'impression d'être devenu une petite poupée fragile incapable de bouger sans risquer de se briser. Pour qui me prends-tu, à la fin ? J'ai dix-huit ans, tu ne penses tout de même pas que je suis assez bête pour me noyer dans une baignoire !
-Mais je ne sais pas, tu aurais pu t'évanouir ou...
-Arrête ! Et n'affiche pas cette mine dépitée, ça me rend encore plus en colère ! Si c'est pour subir ainsi tes angoisses irrationnelles, je ne veux pas de toi ! De plus, ici tu es dans mon appartement et tu n'as pas à entrer dans la salle de bains comme ça !
-...Je suis désolé, Natsuki, je te promets...
-À la fin, je n'arrive même plus à savoir si tu es mon meilleur ami ou mon père !

Le ton de Natsuki était empli de reproches mais en même temps, il levait vers lui un regard brillant autant de colère que de supplication.
-Je n'en peux plus de toi, quand tu es comme ça.
Hakuei a senti son cœur se serrer. Les lèvres sèches, il a voulu dire quelque chose, n'importe quoi, mais il n'a pu que soupirer et baisser la tête.
-Je te suis reconnaissant de tout ce que tu fais pour moi, Hakuei. Crois-le. Quand mes parents s'absentent en voyage d'affaires ou autre, toi, tu restes chez moi jusqu'à ce qu'ils reviennent parce que tu sais que je n'aime pas être seul. Je suppose que c'est un lourd sacrifice pour toi, malgré que tu dises que ça te fait plaisir... Mais si tu viens, je voudrais que ce soit en tant qu'ami. J'ai déjà des parents pour s'inquiéter à mon sujet ; ce n'est pas ton rôle. Auprès de toi, lorsque tu me surprotèges, j'ai l'impression d'être devenu un incapable pas foutu de faire quoi que ce soit tout seul.

Parce que Hakuei affichait une mine désappointée sans savoir que dire pour se faire pardonner, Natsuki s'en voulut un peu d'avoir été si sévère.
Après tout, il en avait toujours été ainsi. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés durant leur première année d'école primaire, Hakuei avait toujours défendu Natsuki qui était bien souvent victime de brimades. C'était peut-être vrai, dans le fond, que Natsuki n'était peut-être pas même capable de survivre seul.
Mais une telle idée, même si elle devait être vraie, il ne pouvait pas l'accepter si facilement.
-Hakuei...
Natsuki a voulu se redresser pour le prendre dans ses bras mais il s'est souvenu à temps qu'il était nu sous l'eau. Alors, contrit, il a juste avancé ses mains et a saisi les poignets de Hakuei qu'il attira contre lui.
-Hakuei, je suis désolé...
Agenouillé contre la baignoire qui séparait leurs deux corps comme une barrière de pudeur, Hakuei passa ses bras hésitants autour du dos nu et trempé du jeune homme.
-Je suppose que je suis vraiment méchant pour te dire des choses pareilles.

Hakuei secoua vivement la tête en signe de dénégation et en silence déposa un chaste baiser au creux du cou de son ami.
Tout contre son oreille Natsuki a senti le rire léger de Hakuei le chatouiller.
Il l'a considéré, interrogateur.
-Tu te moques encore de moi ?
Hakuei a eu un petit rire attendri et a collé son front contre celui du garçon.
-Non. Je repensais seulement à quelque chose.
-Quelque chose ?
-Oui. Lorsque nous étions à l'école primaire. Tu te souviens ? Tous nos camarades m'accusaient d'être amoureux de toi.

Natsuki défit l'étreinte de ses bras et recula contre le mur laqué, repliant ses genoux contre sa poitrine. Il hocha la tête, circonspect.
-Ils se moquaient de moi. Je m'en fichais bien, tu sais. Du moment qu'ils ne disaient plus du mal de toi, ça m'allait. C'est drôle, quand même.
-Drôle ? répéta Natsuki avec déconcertement.
-Comment est-ce qu'ils ont appris. Pour ça.
-Pour ça ?
-Oui. Tu te rappelles, le jeu auquel nous jouions toujours lorsque nous étions enfants ?
Avec un timide sourire au coin des lèvres, Natsuki hocha la tête.
-Toi, tu jouais le rôle du Prince qui devait plus tard accéder au trône et moi, je jouais le rôle du méchant qui voulait tuer le Roi et le Prince pour voler ta gloire future. Bien sûr, il n'y avait que nous alors, tu jouais aussi parfois le rôle du Roi. Nous passions nos journées libres à inventer des scénarios manichéens et des manigances perfides que je puisse mettre en place pour essayer de prendre ta place et ainsi mettre du piment dans le jeu. À la fin, nous nous battions toujours toi et moi, avec des épées inexistantes, toi pour défendre le trône de ton père que je voulais être mien, moi pour te tuer... Et Hakuei... c'était le nom que moi, le méchant, j'avais dans ce jeu. C'était toi qui m'avais trouvé ce nom-là, tu te souviens ?

Natsuki laissa échapper un rire mêlé de nostalgie et d'embarras. Se remémorer ce temps où ils étaient si proches... Oui, ils étaient infiniment proches, trop peut-être, et en ce temps-là ils ne s'en rendaient pas compte. C'était peut-être à cause de cela que la rumeur sur Hakuei circulait et que très vite, leur école entière les montrait du doigt en raillant.
-Maintenant, j'ai vraiment l'impression que c'est mon vrai nom. J'ai grandi auprès de toi avec ce nom-là. Tu me l'as donné, Natsuki, à présent je le garde précieusement et il reste le mien. Il n'y a plus personne qui me pointe du doigt en criant que je suis amoureux de toi. Je me moque de ce qu'on peut dire. Moi, j'ai été et je reste Hakuei. Et puis toi, tu n'as jamais cessé d'être ce Prince courageux et combatif qui, à chacune des fins de nos combats où aucun de nous deux ne gagnait, tu faisais toujours preuve de bonté en déclarant que tu serais prêt à me partager ton trône en échange de quoi je devrais redevenir un homme bon et honnête.

Natsuki a enfoui son visage contre ses genoux repliés. Même si l'eau mousseuse le recouvrait jusqu'à hauteur de la poitrine, il se sentait vraiment mis à nu face à son meilleur ami.
Et ces souvenirs ambigus qu'ils avaient en commun n'arrangeaient rien à son malaise.
-Comment est-ce qu'ils ont su ? Dis, n'empêche, après tout ce temps nous ne l'avons jamais découvert. Sans doute qu'un jour, l'un de nos camarades de classe nous a surpris par hasard tandis que nous jouions à ce jeu sans fin.

Natsuki a poussé un gémissement de crainte et de surprise quand il a senti les mains de Hakuei se poser sur ses épaules. Tout en restant recroquevillé, tête baissée, il s'est laissé attirer contre la poitrine chaude de son meilleur ami.
Ses mains caressaient longuement son dos et ses épaules nues mais il ne s'en souciait plus. Natsuki avait envie de s'endormir dans ces bras-là, et se serait sans doute endormi si seulement son obsession de la pudeur ne l'en avait pas empêché.
-Prince Natsuki.
Les deux mots chuchotés à son oreille ont eu un effet onde de choc dans son esprit. Natsuki est resté inerte, sa joue appuyée contre celle de Hakuei, et ses yeux rivaient sans cligner le mur en face de lui.
-Hakuei ?
En guise de réponse, Hakuei déposa un nouveau baiser sur la joue humide du jeune homme qui n'y prêta attention.
-Oui, Prince Natsuki.
-Je ne suis plus le même, à présent, murmura le garçon. Je ne suis plus aussi naïf, plus aussi bon. Jamais je ne te laisserai accéder à mon trône.

Et dans un éclat de rire incontrôlé, Natsuki déploya toutes ses forces dans ses bras qui enserraient son ami et il suffit d'un instant pour que Hakuei finisse tout habillé dans la baignoire.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 




Ce fut un doux réveil que Natsuki vécut à ce moment-là. Plus qu'un doux réveil, en fait, c'était la plus pure et onirique des réalités. Ces réalités qui nous font flotter sur un petit nuage et qui bercent les rêves dans les creux les plus chauds et cotonneux.
Quand il a ouvert les yeux, c'était sur le visage de Hakuei.
Natsuki a souri. Le visage de son ami était endormi, son bras replié sous sa joue. Hakuei était agenouillé contre le lit, et son autre main tenait celle du jeune homme. Depuis combien de temps était-il dans cette chambre à veiller sur lui ?
Natsuki ne l'avait ni vu ni entendu arriver. Sans doute Hakuei était-il venu lui rendre visite et l'avait trouvé assoupi. N'osant le réveiller, il avait attendu qu'il n'ouvre les yeux mais s'était endormi à son tour.
-Hakuei.
Il a suffi qu'il murmure son nom du bout des lèvres pour que, lentement, Hakuei n'entrouvre les yeux dans un soupir ensommeillé.
Lorsqu'il a vu Natsuki, un sourire tendre s'est étiré sur ses lèvres.
-Prince Natsuki.
Et il a caressé son visage avant de déposer un baiser sur sa joue.
-Prince ? répéta Natsuki, ahuri.
Hakuei planta ses yeux dans les siens, assombri.
-C'est vrai, dit-il avec regrets. Tu ne te souviens pas.

Natsuki l'a dévisagé, méditatif, puis en silence s'est redressé pour venir se blottir contre son ami.
-Tu aurais dû me réveiller, tu sais.
-Je ne pouvais pas, fit Hakuei dans un petit rire. Je te connais. Tu es toujours de mauvaise humeur quand on te réveille.
-Ce n'est pas vrai, bougonna le jeune homme. Si c'est toi, je ne le serai pas.
     Hakuei passa ses bras autour de son corps gracile et le berça doucement.
-Quand nous étions enfants, puis adolescents, même si c'était moi, tu grondais toujours quand l'on te réveillait.
-Je ne m'en souviens pas, se défendit Natsuki.
-Je sais.
-Tu aurais dû me réveiller quand même. Maintenant, j'ai moins de temps durant lequel je peux profiter d'être avec toi.
-Je ne peux pas y croire...


Hakuei ferma les yeux, se plongeant dans les méandres sinueuses et pourtant sans douleur de ses pensées.
-Qu'est-ce que tu ne peux pas croire ? s'enquit Natsuki d'une voix rajeunie.
-Que tu veuilles passer du temps avec moi... Par rapport au début quand je venais te voir à l'hôpital, lorsque tu me craignais, me haïssais et voulais ma mort... Vois comme le scénario a changé à présent.
  Natsuki desserra légèrement son étreinte et colla son front contre celui de Hakuei qui passa sa main sur son visage.
-Mais je suppose que ce scénario-là, Hakuei, lorsque je ne pouvais pas supporter ta vue... Il était lui aussi bien différent de celui que nous présentions lorsque nous étions enfants et adolescents, non ?
            Hakuei n'a pas répondu. Il le regardait, le dévorait du regard même, les yeux brillants.
-Je veux dire... même si je ne me souviens pas, je suppose qu'à cette époque, je t'aimais énormément...
Natsuki a levé vers Hakuei un regard interrogateur et inquiet, comme s'il doutait avec crainte de la véracité de ses propos.
-Je suppose que tu m'aimais, d'une manière ou d'une autre, a répondu Hakuei dans un léger haussement d'épaules.
-Plus que maintenant ? s'enquit Natsuki en rapprochant son visage du sien, ses yeux ronds larmoyant presque.
-Je ne peux pas te le dire. Comment m'aimes-tu, maintenant ?

Silence.
Dans un mutisme résigné, Natsuki se détacha de Hakuei et se rallongea, lui tournant le dos.
-Je suppose que ce n'est pas une question à poser, fit Hakuei dans un rire nerveux.
-Hakuei...
-Oui ?
-C'était quoi, ce "Prince Natsuki" ?
-C'était ainsi que je t'appelais lors d'un jeu auquel nous avions l'habitude de jouer, toi et moi.
-Et Hakuei...
-Oui ?
-D'où est-ce que ça vient ?
-De notre imagination d'enfants, sans doute, rit l'homme en passant une main dans ses cheveux.
-Non.
-Quoi, non ?
-Ce nom, Hakuei. D'où est-ce qu'il vient ?

Il y a eu un instant de scepticisme amalgamé d'une lourdeur intriguée.
-Lorsque je suis venu chez toi, quand tu m'as enlevé à cet hôpital... C'est seulement à ce moment-là que j'ai réalisé que dès le début, je t'appelais Hakuei comme si nous étions familiers. Mais j'ai vu ton nom sur la plaque de ta porte. Et Hakuei, j'ai appris alors que ce n'est pas ton vrai prénom. Alors dis, Tanaka Hirohide, pourquoi est-ce que tu t'es présenté à moi sous le nom de Hakuei ?

Natsuki a retourné la tête et Hakuei a vu qu'il pleurait.
-Tu m'as menti ? a-t-il fait de sa voix étranglée.
-Non !
Le visage décomposé par la détresse, Hakuei s'est jeté sur le lit et, à quatre pattes, a recouvert son ami interloqué de son corps.
-C'était toi qui m'appelais ainsi ! Natsuki, ce nom, tu es le premier et le seul à me l'avoir donné durant toutes ces années !
Natsuki semblait effrayé. Peut-être parce qu'il se sentait en danger sous la domination de Hakuei, peut-être parce que celui-ci paraissait tragiquement désemparé, peut-être parce qu'il réalisait une fois de plus qu'il ne se souvenait de rien. Peut-être aussi parce qu'il s'en voulait.
-Je ne pouvais pas savoir, moi, gémit-il en détournant le regard.
-Mais tu devrais le savoir ! répliqua son ami en saisissant ses poignets.

Dans sa poitrine, Natsuki sentit son cœur se mettre à battre de toutes ses forces comme s'il voulait défoncer la cage thoracique qui l'enfermait.
-Lâche-moi...
-Pourquoi ?! Pourquoi tu abandonnes à moi seul tous ces souvenirs que nous avons pourtant partagés et qui devraient aussi être tiens ?! Pourquoi moi, je devrais tous les porter tandis que toi, tu t'en es délesté, et t'es par-là même protégé de toute souffrance ?! Moi, cette souffrance loin de toi, j'ai dû la subir pendant tant d'années ! Et pendant que toi, tu ne te souvenais de rien, moi je pensais à toi chaque jour avec la seule idée de te retrouver !
-Hakuei, lâche-moi...
-Dis-moi seulement pourquoi tu m'as fait ça !
-Ce n'est pas de ma faute, se lamenta le jeune homme, terrorisé. Je ne sais pas...
-C'est de ta faute ! Si tout cela est arrivé, c'est parce que nous avons dû être séparés à cause de toi ! Tout est de ta faute, Natsuki !


Il y a eu un bruit.
Aigu, infiniment léger, et presque imperceptible.
C'était un bruit entrecoupé et sifflant, comme les pleurs silencieux d'un enfant terrorisé.
Et Hakuei l'a vu, cet enfant.
En voyant Natsuki qui pleurait sous lui sans oser le regarder, il revoyait cet enfant qu'avait été son meilleur ami, cet enfant qui tant de fois pleurait et qu'il avait tant de fois réconforté.
Cet enfant qui était devenu adulte par la force des choses, cet enfant qui était peut-être encore plus fragile dans le fond, c'était à présent lui qui l'avait fait pleurer ainsi.
-Je suis désolé.
Rongé par les remords et le chagrin, Hakuei s'est penché et a lâché les poignets du jeune homme pour venir essuyer ses joues pleines de larmes.
-Ne pleure pas, Prince Natsuki.
Mais Natsuki, le visage tourné vers le mur, ne pouvait réprimer ses sanglots compulsifs. Il porta ses mains à son visage pour dissimuler ses pleurs.
-Non, Natsuki, ne pleure pas. Je suis désolé, finalement c'est vrai que je suis le méchant, et toi le Prince. Ne pleure pas, d'accord ? Je ne pense pas ce que j'ai dit.
-Tu le penses, a hoqueté Natsuki de sa voix étouffée.
-Non, assura Hakuei.
-Tu le penses, que c'est de ma faute. Et tu as raison, Hakuei. Depuis le début, tout est de ma faute.
-Ce n'est pas vrai, Natsuki ! Tu as oublié suite à un traumatisme, je ne sais lequel, mais ce n'est aucunement une chose pour laquelle tu peux être tenu responsable. Je suis désolé de t'avoir parlé ainsi.
-Mais j'ai peur de me souvenir...
-Hein ?
-J'ai peur de me souvenir de toi, d'avant... et de regretter cette vie qui paraît si belle... Dis, Hakuei, quand tu parles de notre enfance, tu as l'air toujours si heureux et nostalgique à la fois. Je ne veux pas me souvenir de ça, si c'est pour regretter cette vie que je ne pourrai plus jamais avoir. Hakuei, parce que tu sais, voilà depuis quelques temps que je n'arrête pas de me demander...
Qu'est-ce que c'était.
-Ce que c'était ? répéta Hakuei, avide.
-Cette sensation étrange qui tord le ventre et oppresse les poumons... Hakuei, tu connais cela ? Une sensation inexplicable, comme un vide, un manque cruel, un besoin ardent de quelque chose... mais sans savoir quoi. Cela ne t'est jamais arrivé ? Hakuei, j'ai connu ça tous les jours... J'avais ce sentiment étrange qui me tordait le ventre et qui me disait qu'il me manquait une chose cruciale. Mais puisque je n'arrivais jamais à déceler ce dont je ressentais si violemment le besoin, je me disais qu'il s'agissait peut-être d'une chose que j'avais eue par le passé et dont j'avais été dépossédé...
Comme je suis amnésique, j'ai bien envisagé qu'il s'agissait d'une chose que j'avais avant, et que j'avais perdue... Je pensais qu'il s'agissait de mes parents, mais non, ça aurait dû être cela mais je sentais au fond de moi qu'il y avait autre chose... Ne pas se souvenir, Hakuei, c'est terrible, parce que je n'avais aucune chance, pensais-je, de retrouver cette chose si je ne savais même pas quoi chercher. Mais Hakuei, maintenant tu es là, maintenant je t'aime et je me dis que cette chose, c'était sans doute...
-Chut.
Natsuki s'est tu, hagard. Il a regardé avec un trouble intense le visage bienveillant de Hakuei qui lui souriait et qui, lentement, passait son doigt sur ses lèvres entrouvertes. Cette sensation douce et caressante sur sa bouche, il a trouvé cela étrange, mais pas désagréable.
-Prince Natsuki, vous parlez trop quelquefois.
Natsuki s'est rapetissé sous le drap. Il s'est retourné, recroquevillé, et puis quand dans un rire flottant Hakuei est venu le rejoindre sous le drap, il est venu se coller tout contre lui, tout contre son amour, tout contre l'effluve de son enfance.
 
 
 
 
 
 


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Le souffle profond et précipité d'Asagi retentit au milieu du noir.
La nuit porte le deuil de ses cauchemars tandis que lui aurait préféré qu'ils ne naquissent jamais. Asagi se sent comme un homme jeté à la mer nageant à contre-courant par temps de tempête.
Un rai de lumière bleutée filtre à travers la porte entrouverte, puis c'est tout un halo qui pénètre la pièce et Asagi est dressé sur son lit, les yeux écarquillés dans la pénombre, avalant du regard la silhouette qui s'avance. Asagi ne halète plus, Asagi ne respire plus.
Il sourit quand la main de la silhouette se pose sur sa joue.
-Tu es totalement fou, murmure-t-il en se lovant contre cette caresse comme un chaton au creux des genoux de son maître.
Dans un rire discret, Ryô s'assoit sur le lit et l'enlace.
-Personne ne m'a vu, ne t'inquiète pas.
-Quelle heure est-il ?
-Quatre heures du matin.
-Tu viens pour m'enlever ? le taquine son frère.
-Je ne peux pas faire ça. Asagi, je voulais te voir hier soir mais je me suis fait rejeter à l'accueil de l'hôpital, il était trop tard bien sûr. Alors, je suis venu en douce maintenant.
-C'est dangereux. Ne pouvais-tu pas attendre demain ? Ryô, dis-moi qu'il ne s'est rien passé de grave.
-Non.
Ryô dépose un baiser au creux du cou de son frère et dans son étreinte le renverse sur le lit en le couvrant de tout son corps. Asagi a les yeux rivés sur le plafond noir.
Il sent quelque chose d'humide couler le long de son cou. Il déglutit.
-Pourquoi est-ce que tu pleures ?
-Je suis heureux, fait la voix étouffée de Ryô comme il resserre encore plus son étreinte.

Au fond de lui, Asagi a un mauvais pressentiment. Le visage de Mashiro vient couler dans le flux de ses pensées, alors l'apaisement lui revient peu à peu et il sent contre sa poitrine battre le cœur de son frère.
Puis, d'un seul coup, un fait étrange et flagrant se manifeste à sa conscience et lui fait l'effet d'une onde de choc. Il sent son cœur se serrer mais comme le cœur de son frère bat fort contre sa poitrine, c'est en réalité peut-être celui de Ryô qui se serre.
Le poids de Ryô se presse tout contre lui et Asagi a chaud, horriblement chaud, pourtant il ne voudrait pas que son frère détache son étreinte.
Asagi prononce d'un murmure rauque :
-Au fait, Ryô, cela fait plusieurs jours que Mao n'est plus venu me voir depuis sa sortie de l'hôpital.
-La Fourrière a renoncé à te récupérer.

Les ténèbres sirupeuses flottent dans la pièce et collent à la peau d'Asagi qui a l'impression de fondre sous la chaleur de Ryô.
Contre son cou des pleurs étouffés éclatent. Il passe ses bras réconfortants autour du dos de Ryô mais Asagi ne réalise pas en réalité que les pleurs de Ryô ne demandent nul réconfort.
C'est qu'il pleure de joie.
-Tu me mens, pas vrai, fait Asagi d'une voix nouée.

Bien sûr, Asagi sait parfaitement que Ryô ne mentirait jamais sur une chose pareille. Mais Asagi ne peut pas y croire. Non pas parce qu'il se dit que c'est trop beau, même si au fond de lui il sait que ça l'est vraiment, mais plutôt parce qu'Asagi a peur. Tout à l'heure, il avait un mauvais pressentiment et puis il pensait à Mashiro.
Asagi a peur pour Mashiro. C'est doublement absurde.
Doublement, non seulement parce qu'il n'y a aucun raison rationnelle pour qu'il s'inquiète à propos de Mashiro, mais ce qui est encore plus absurde est qu'il ait peur pour quelqu'un d'autre que son frère, pire, qu'il ait peur pour ce jeune homme qu'il voit comme un gamin efféminé, naïf et présomptueux.
Asagi ne veut pas l'accepter mais c'est un fait : il est en train de ressentir une peur bleue et irrationnelle pour Mashiro.
Parce que dans le fond, Asagi n'ignore pas que s'il arrivait quelque chose à Mashiro, son bien-être à lui serait en serait aussi entamé.
-Alors, tu mens, pas vrai, dit-il dans un nœud coulant de sanglots.
Son frère se redresse légèrement, ils ne le voient pas dans le noir mais ils savent que leurs visages se trouvent à quelques centimètres l'un de l'autre et que leurs yeux se croisent. Ils s'observent sans se voir, l'un éprouvé, l'autre heureux, et Ryô rit :
-Non, je ne mens pas. La Fourrière m'a convoqué. Ils m'ont rendu les dix millions de yens. Tu n'y retourneras pas, Asagi. Tu sais ce que ça veut dire ?

Asagi secoue la tête mais il n'a pas très envie de le savoir, ce que ça veut dire. Il a juste besoin de voir Mashiro, là, maintenant, pour se sentir rassuré.
Il suffirait seulement qu'il voie le sourire de Mashiro et alors, Asagi pourrait profiter pleinement de ce bonheur qu'est celui de se savoir libre.

-Alors dis-moi seulement pourquoi.
Avec délicatesse il pousse Ryô sur le côté et se lève du lit, marche dans le noir, observe le noir et s'engouffre dans lui. Il avance vers la fenêtre et ses rideaux tirés, en saisit le pan des deux mains et resserre ses doigts autour du tissu comme pour lui transmettre sa nervosité.
-Asagi... tu n'as pas l'air heureux.
-Je suis vraiment heureux, pourtant. C'est la chose que je désirais plus que tout au monde.
-Alors, pourquoi est-ce que tu ne réagis pas ?
-Je ne sais pas. Tu ne trouves pas cela étrange ? Un si brusque retournement de situation...
-Le Directeur... Le Directeur de la Fourrière m'a dit que les juges qui se sont occupés de ton cas ont décrété que tu n'étais pas responsable et que Mao était la cause seule de ta violence. En somme, que tu as agi par haine et non sous l'impulsion d'une crise.
-Et c'est tout ? murmure Asagi du bout des lèvres en entrouvrant les rideaux pour river son regard fixe vers l'horizon étoilé.
-Que demandes-tu de plus ?
-Le fait que je dusse être enfermé à nouveau était le résultat d'un plan que Mao et le Directeur de la Fourrière avaient ensemble établi. Tu ne penses pas que si d'un seul coup je suis libéré, c'est qu'un tiers s'est mis en travers de ce plan pour le déjouer au dernier moment ?
-Et à qui penses-tu en parlant de tiers ?
-Personne en particulier. Je n'ai juste pas confiance.
-Tu n'as jamais eu confiance en rien.
-En toi, si.
-Parce que je suis ton frère et que nous nous connaissons et veillons l'un sur l'autre depuis notre naissance.
-Il n'y a pas que toi, fait Asagi d'un ton agacé.
Il entend des pas venant du couloir, et alors que Ryô allait prononcer quelque chose, Asagi se précipite sur lui pour plaquer sa main sur sa bouche.
Ils se dévisagent dans le noir sans se voir, tendus, et Asagi attend que les pas s'éloignent avant de disparaître pour libérer les lèvres de son frère.
-Alors, qui d'autre ? s'enquit Ryô.
-Certaines personnes. Matsumoto Takanori, par exemple. Tu ne sais pas comme je suis heureux de l'avoir retrouvé.
-Je suppose que je le sais un peu. Depuis notre adolescence, je t'entends parler de lui comme d'un petit frère.
-Il est mon petit frère, soutient Asagi d'une voix qui tombe doucement dans une tendresse lascive.
-C'est de l'inceste, alors.
-Que dis-tu ?
-Ah, voilà. Lorsque tu étais adolescent déjà, et que ce garçon n'était qu'un enfant, toi, tu n'avais que son nom à la bouche. Maintenant que vous deux êtes des adultes venant de vous retrouver après une dizaine d'années, ne voilà-t-il pas que tu parles de lui avec une voix mielleuse.
-Donc, d'après toi, je suis amoureux de Matsumoto Takanori.
-Eh bien, à en t'entendre parler, ça y ressemble.
Le rire d'Asagi s'envole dans la pièce, fait son tour de cabriole aérien et se repose avec légèreté.
-Ce que tu me dis là, Ryô, beaucoup de personnes me l'ont déjà dit à ton propos.
-Ce qui veut dire ?
-Que le peu de gens qui nous connaissent bien nous ont soupçonné d'être... toi et moi...
-Seigneur, tais-toi.
-Mais ce que tu dis sur Takanori est tout aussi absurde, fait remarquer Asagi. Puisque, tout comme toi, il est comme mon frère.
-C'est différent, souligne Ryô avec une pointe d'irritation dans la voix. Toi, tu as protégé et soutenu Matsumoto Takanori. Moi, je t'ai protégé et soutenu, toi.
-C'est vrai.
-Il reste à savoir quel genre de personne tu préfères. Ceux qu'il faut protéger où ceux qui te protègent.
-Ah, non, arrêtons cela je te prie. Cette discussion me met mal à l'aise. Parfois, je me dis qu'il est normal que l'on nous prenne tous deux pour des incestueux. Le sujet de discussion du début n'était pas du tout celui-ci. Juste parce que tu m'as dit que je ne fais confiance à personne, nous avons...
-Et Mashiro ?
 

Silence.
Il fait froid, d'un seul coup.
Asagi s'agenouille sur le sol et, les mains devant la bouche, souffle de la chaleur contre ses paumes refroidies.
-Quoi, Mashiro ?
-Tu lui fais confiance, non ?
-Je ne sais pas si "confiance" est le terme adapté à ce que j'éprouve à son égard.
-Et quel serait le terme adapté, d'après toi ?

Asagi réfléchit. Plus il souffle son haleine chaude dans ses mains, plus il a l'impression de sentir le froid le pénétrer de toutes parts. Il se redresse et s'adosse contre l'oreiller du lit, tirant le drap jusqu'à hauteur de ses jambes. L'image de Mashiro trotte dans sa tête, mais de temps en temps elle devient floue et se déforme, et alors ce n'est plus le visage de Mashiro qu'il voit mais un visage inconnu qui n'a plus rien de la candeur du blondinet.
-Mashiro...
Ses lèvres ont bougé toutes seules. Asagi baisse la tête et bientôt sent le poids de son frère s'appuyer contre le rebord du lit.
-Mashiro, répète Ryô avec douceur. Qu'est-ce que tu ressens pour celui que tu disais être un insupportable gamin ?
Mais Asagi a honte. Il lève des yeux brillants vers Ryô mais bien sûr, celui-ci ne peut pas les voir.
-Ryô, c'est parce que c'est toi qui as dit ces mots-là... je viens de le réaliser.
-Quoi donc ? s'enquit son frère, intrigué.
-Mashiro. Il est les deux à la fois.
 
 


 
 
 
 
 
 


Comme Ryô ne dit rien, attendant la suite de son aveu, Asagi pousse un soupir et continue.
-Mashiro... Dans le fond, tu sais, il a réussi à me protéger. Mashiro me protège et en réalité, je crois qu'il le veut vraiment. Ça peut paraître prétentieux mais c'est le sentiment que j'ai dans le fond quand je vois Mashiro. Mais tu vois Ryô, ce n'est pas juste que Mashiro me protège... Moi, je veux le protéger aussi. Et pour ça, j'ai peur...

Asagi se dit qu'il n'y a aucune raison, que Mashiro n'a rien à voir dans sa libération et se dit aussi que même si c'était le cas, Mashiro ne serait sans doute pas en danger. Il se dit ça pour se rassurer mais Asagi ne peut pas s'empêcher d'être inquiet. Parce que son mauvais pressentiment, il l'a senti renaître et grandir en lui. C'est comme si bientôt, cette angoisse grandissant dans son ventre allait être accouchée pour devenir un être vivant à part entière dont il ne pourrait plus se débarrasser une fois debout dans ce monde.
Ce que Asagi ne sait pourtant pas, c'est que ce mauvais pressentiment est mal dirigé.
Les mains de son frère s'attardent sur ses joues, puis c'est son baiser qui demeure sur son front. Asagi se sent comme un enfant. Un enfant effrayé de l'inconnu, un enfant qui a peur du noir.
-Mais il va bien, tu sais, murmure la voix chaleureuse de Ryô. J'ai vu Mashiro hier, nous avons parlé de toi, il est heureux de ta libération, il va bien, je crois même qu'il va mieux que toujours.
-Alors, pourquoi est-ce qu'il n'est pas venu me voir ? Je veux dire... Il vient chaque jour d'habitude, mais hier...
-Je lui dirai de venir, le coupe Ryô dans un sourire.
Asagi secoue la tête et retire les mains que son frère a laissé posées sur ses joues.
-Ce n'est pas la peine de faire ça. Je vais le revoir, bientôt. Pas vrai ?
-Mais oui.
-Pourquoi est-ce que tu ris, enfin ?
-Je ne ris pas.
-Dis-tu en riant encore plus. Tais-toi, si l'on t'entend, nous allons avoir de très gros problèmes.

Sans plus rien attendre d'autre que de la paix et de la solitude, Asagi vint s'enfouir sous les draps, muet.
-C'est bon, je te laisse. Passe une bonne nuit, mon frère. Si du moins tu réussis à t'endormir.
Ryô rit, à la fois moqueur et attendri, puis s'en va silencieusement en fermant délicatement la porte.

Cette nuit-là, Asagi n'a pas réussi à s'endormir. Et eut pour rêve seul l'image hanteuse de Mashiro.
 
 
 
 
 
 


                                                      ~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 


-Je ne... mourrai pas seul.
Derrière des paupières closes, il existe des infinités de choses à voir. C'est ce qu'apprend et comprend le jeune homme allongé sur le lit. Par-delà le rideau noir baissé sur ses yeux, il sait ce qui se trouve et qu'il ne trouvera plus.
Il y a une larme sur sa joue. Une larme étrangère.
-Pourquoi est-ce que tu pleures ?
Il murmure cela d'un ton faible, car parler lui est devenu pénible. C'est vrai, pourtant. Les insomnies, l'angoisse, les regrets, il y a tout cela qui le vide de ses forces mais c'est sans doute le chagrin des autres qui l'affaiblit le plus.
Il n'est pas faible, pourtant. Il est juste devenu moins vivant par la force des choses.
Il est entouré de lumières trop vives pourtant, lui, derrière ses paupières, il ne voit que du noir. Et c'est dans le noir que se cachent le plus de choses. À présent les mystères de la vie lui apparaissent de manière flagrante, parce que s'éloignant peu à peu de la vie, il a pu prendre du recul par rapport à eux. Mais il sait, à présent, comme il les voit il ne peut plus les toucher. Même en sachant cela pourtant, il sourit.
Ce garçon était né pour sourire.
C'était ce que disait sa mère. C'est ce que pense celui qui, penché au-dessus de lui, verse des larmes à sa place.
-Tu veux me...culpabiliser ? Ah, tu es cruel de faire ça à un moment pareil...

Dans son râle, il sourit encore. Ses paroles ne sont en rien un reproche. Il cherche juste à s'amuser de ce qui n'est pas drôle. De ce qui le détruit chaque seconde un peu plus. Un doigt se pose en travers de ses lèvres, et lui, les yeux fermés, tourne légèrement la tête en signe d'interrogation.
-Tais-toi, pleure une voix. Ne parle pas...

C'est pourtant la seule et unique chose qu'il est capable de faire. Parler.
Alors se voir interdire cette liberté, même si c'est par lui, il n'a pas la force de l'accepter. Il a envie de pleurer, en fait. Mais il ne veut pas que l'autre le voie faire. L'autre pleure pour lui, de toute façon. Et le cœur serré, il sait que l'autre continuera à pleurer après qu'il soit parti. Il voudrait qu'une telle tragédie n'arrive jamais mais il ne pourra rien y faire. Une fois plus là, ce qu'il s'est évertué à faire durant toute sa jeune vie, il ne pourra plus l'accomplir.
Protéger le sourire des autres. Le sourire de ses parents, de ses amis, de son frère, et le sourire du jeune homme qui se tient à ses côtés.
C'est peut-être ce qui le fait le plus souffrir. Ce qui nourrit son sentiment de culpabilité.
-Reita, ne pleure pas.
-Je ne pleure pas.
À quoi bon mentir face à l'évidence même ? Uke ne veut pas ouvrir les yeux. Pas pour voir son visage en larmes. En même temps, l'idée de s'endormir sans voir une dernière fois ce visage si doux et bienveillant l'effraie un peu. C'est qu'il a un peu peur de faire des cauchemars s'il ne peut voir cette chose si précieuse avant de dormir. Et faire des cauchemars pour l'éternité, il s'y refuse. Les cauchemars, et l'éternité aussi, il les refuse en silence, désespérément, il veut les repousser tout en sachant que cela ne sert à rien.
-Reita...
-Oui, mon cœur, fait la voix éraillée de son amour.
-Si tu pleures, je me demande si j'arriverai à être heureux une fois là-bas...


Il rit. Il entend le rire de Reita, léger et éphémère.
C'est un rire qui se brise en des milliers d'éclats de cristal, et sur chacun de ces éclats se reflète la lumière du jour qui filtre à travers les rideaux mi-clos.
Ils se taisent. Reita dévisage son ami sans sourire et ce dernier lui sourit sans le voir. Il y a le silence, et le temps qui le rythme sans faire de bruit, sournois et malicieux, attendant le moment propice pour tomber sur sa proie. Et la proie l'attend, elle sait que le silence va venir la prendre, elle attend calmement, du moins en apparence, et elle sent la main de Suzuki Reita envelopper la sienne de toute sa chaleur.
Uke se sent froid. Il a une image dans sa tête, l'image de son sang qui coule dans ses veines. Il imagine que son sang est bleu. Bleu électrique, et que c'est cette électricité qui alimente le peu de batteries qui lui reste.

-Reita...
Sa voix tremble. Le détresse se lit dans ses yeux qui se refusent à s'ouvrir sur ce monde qui, déjà, il sent lui échapper.
Le souffle de Reita s'approche, il sent sa tiédeur frôler ses oreilles, et il voudrait que cette tiédeur soit sienne pour toujours.
-Oui ? chuchote Reita en collant son oreille à ses lèvres tant son murmure est faible.
-Reita, il est...là. Il est juste derrière. Je le sens, Reita.
Reita le considère, contrit et circonspect. Plus que tout il voudrait à nouveau voir le regard vif et brillant d'Uke mais il sait que si celui-ci ferme les yeux, c'est pour ne pas montrer sa peur. La peur tétanisante qu'il éprouve lorsqu'il observe ce qu'il aime et qui ne lui appartiendra bientôt plus.
Mais ce qu'Uke ne réalise pas, c'est que même mort, c'est à lui seul que Reita appartiendra. C'est sincèrement ce que Reita pensait, à ce moment-là.
-Qui est derrière quoi, Kai ? demande-t-il en passant une main tendre sur sa joue.

Aux larmes de Reita qui s'étaient écrasées sur ses joues se mêlent celles d'Uke qui ne peut plus retenir son chagrin.
-Mon frère. Reita... Ruki est derrière la porte. Je sens sa présence hésitante derrière. Dis, Reita... Il est mort de peur tu sais. Moi aussi, parce que bientôt je serai mort tout court.
-Non, Uke, ne dis pas des choses pareilles ! s'étrangle Reita.
-C'est la vérité, tu sais.
-Non. Tu es de ces personnes en ce monde qui ne peuvent pas mourir.
-Reita...
-Ne pleure pas ! se lamente-t-il en sentant la douleur transpercer son cœur.
-Mon frère... Mon frère, s'il ne rentre pas, si il part avant toi, si tu ne le croises pas aujourd'hui... Viens à lui un jour, Reita. Parce que je ne veux pas qu'il reste seul. Je ne veux pas que tu restes seul. Toi, et mon frère... De là-haut, je veux vous voir ensemble.
-C'est impossible.
-Pourquoi ?
-Parce que c'est avec toi que je serai, toujours et à jamais. C'est une promesse que nous nous étions faite, non ? Pourquoi est-ce que tu me demandes de la trahir ?
-Mais, Reita, tu sais que c'est...
-Je refuse ! Je n'irai pas à lui ! Est-ce que tu m'entends, Uke ?! Moi, je n'irai jamais vers cet inconnu ! Même si tu le chéris de tout ton être, moi, il n'y a que toi que je vois ! Alors je le laisserai abandonné à son triste sort si tu m'abandonnes au mien ! Tu saisis ce que ça veut dire ? Oui, c'est un chantage, mais avec ce que tu m'infliges, j'ai bien le droit de te faire ça, non ?! Je ne ferai jamais rien pour rendre ton frère heureux, et pour cela, Uke, tu es obligé de rester ! Tu es obligé de vivre si tu ne veux pas l'abandonner ! Ce n'est pas une chose pour laquelle tu as le choix alors pourquoi est-ce que tu me fais ça ?!

Il hurle. Sa voix rauque et saccadée résonne à travers les murs blancs. Les larmes qu'il verse sont transparentes et insipides, noient les joues d'Uke qui demeure de marbre. C'est un marbre qui lentement s'effrite, s'érode sous la pluie de larmes.
Reita a conscience de la douleur qu'il provoque, de l'injustice de sa propre haine, de la force violente avec laquelle il serre la main d'Uke, mais il ne peut se retenir, il secoue la tête, les lèvres serrées, le visage décomposé.
-Peut-être que ton frère m'a entendu d'où il est. Je l'espère. Je voudrais qu'il vienne me soutenir. C'est toi qui le laisses seul. C'est à toi de l'assumer. Si tu ne veux pas qu'il souffre, tu n'as qu'à pas partir. Le monde est comme ça. Si tu pars en brisant notre promesse, je n'ai aucune raison de t'en tenir une nouvelle.

Mais il sait, pourtant.
Que Kai ne peut rien y faire. Que Kai est désespéré. Que Kai s'en veut et essaie d'être fort sans y parvenir. Que Kai est juste horrifié à l'idée de suivre un chemin que la mort lui a tracé. Qu'il va devoir abandonner ses rêves, ceux qui l'aiment et ceux qu'il aime, abandonner cette vie trop courte et si innocente.

-Je suis désolé.
Le visage de Reita se décompose. L'âme enchaînée, il observe avec impuissance le désespoir d'Uke envahir ses traits.
-Tu sais, Reita, je suis désolé...
Reita se demande avec un indicible chagrin, pourquoi est-ce qu'il a dû le faire pleurer ainsi, lui le premier à être victime ?
-Mais je ne sais pas ce que je peux faire.
Reita se penche, passe ses mains sur son visage, sous sa chemise, caresse son torse, son ventre, glisse ses caresses sous son dos puis ses lèvres mouillées par les larmes viennent couvrir les siennes.
Uke se laisse bercer, tendrement, durant un instant il s'arrête de pleurer, il arrête le temps aussi, et en passant ses bras autour des épaules de Suzuki Reita il sent sa peur s'endormir. Il n'a toujours pas ouvert les yeux depuis le début, et derrière la porte il croit sentir la présence de son frère s'éloigner. Une pointe de regrets serre son cœur mais l'étreinte de Reita l'apaise.
Il veut se blottir tout contre lui, se cacher en lui, et s'endormir comme ça, à l'abri de tous les regards, y compris de celui de la mort.
Alors, lentement, Kai s'endort.
Et ses rêves ont la douceur d'un amour qu'il ne verra jamais se tarir.
-Même à présent, j'ai des rêves, Reita. Des rêves qui me survivront. Tu le savais ? J'avais placé toutes mes richesses et mes espoirs dans vos cœurs battants. Je suppose que tant que toi et Takanori serez vivants, il n'y a rien qui puisse définitivement me tuer.

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