Psy-schisme -chapitre premier

Juliet

-Le chiffre d'aujourd'hui est cinquante-trois.

Et comme si sa propre déclaration l'avait mis de mauvaise humeur, il se renfonça dans son fauteuil. Ses longues jambes se balançaient à la manière d'un enfant et, bras croisés, il semblait attendre une réaction quelconque de l'homme qui lui faisait face, debout. S'ils n'avaient pas une silhouette et des expressions aussi différentes, l'on aurait pu les prendre pour deux frères jumeaux, ou plutôt pour deux clones, fruits d'une expérience scientifique de la part de savants fous. Même taille, même poids -en principe- les mêmes longs cheveux raides et noirs comme de l'encre, les mêmes yeux bleus perçants...
Juste, celui enfoncé dans son fauteuil était d'une pâleur maladive et sa chair semblait fondre au fil des jours sur ses os fins. Pourtant une vive lueur de lucidité et d'espièglerie illuminait ses yeux qu'il rivait avec une sorte de fascination et de rejet sur l'homme qui se dressait devant lui.
-Cinquante-trois, répéta celui-ci d'une voix sèche. Et tu penses que c'est normal ?
-Seigneur, non ! s'exclama-t-il dans un geste grandiloquent. C'est trop, beaucoup trop ! Pourquoi est-ce que tu te fâches ? Tu m'as demandé ce qu'il en était, je n'ai fait que te répondre. Je n'y suis pour rien. Cela prend plus de temps que je ne le voudrais.
-Et tu penses que je suis en colère ?
-Ton regard le hurle, et les veines se tendent sous ton cou, saillantes comme des cordes vocales n'attendant plus que de hurler.
-Tu es complètement fou.
-Mais oui, mais oui, c'est merveilleux ! Fou, je veux devenir fou ! Bien, qu'importe, si je suis fou ma conscience sera exacerbée et mes sentiments seront étouffés. Où est-ce que nous en étions ?
-Tu ne peux plus continuer comme ça.
-Je pense exactement la même chose. Ça me fait plaisir que nous soyons d'accord pour une fois. C'est parce que je ne peux pas continuer comme ça que je m'évertue de toutes mes forces à y remédier. Je te promets que j'y arriverai, tu m'entends ? Ciel, mais en quel honneur te fais-je une promesse ? Je ne sais même pas qui tu es !
-Alors, tu ne te rappelles vraiment pas de moi...murmura l'autre tandis qu'une infirmière passait devant eux à travers le couloir.
-Toi ? Je devrais me "rappeler" de toi ? Tu ne fais pas partie de mes souvenirs. Ça non. Je te détesterais sinon, vois-tu ?
-Tu veux dire que tu me détesterais si j'étais dans tes souvenirs ?
-Je te haïrais. À en mourir.
-Mais, pour quelle raison ?
-Parce que je déteste les belles choses qui se présentent à moi sous la forme de souvenirs.
Silence. Sur sa chaise, il baisse la tête, et ses jambes fuselées ont arrêté de se balancer.
-Qu'est-ce que ça veut dire ?
-Que tu es beau, répondit l'autre qui redressa la tête, lui adressant un regard éberlué tant la réponse lui semblait évidente.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, ne te moque pas de moi, s'agaça l'homme d'un air courroucé. Lorsque tu dis que tu ne peux plus continuer comme ça, tu fais allusion à...
-Je ne te l'ai pas dit ? Je ne suis plus seul dans ma chambre. Bien, en vérité, si j'en suis sorti justement est parce que le nouvel arrivant a reçu de la visite. Il en a bien de la chance, le nouveau, moi, je n'ai jamais de visites à part toi, mais toi, ça ne compte pas. Il est mignon mais il ne répond pas quand je lui parle. Il est sous intraveineuses. Sous-nutrition et déshydratation, je crois que c'est quelque chose comme ça. Sérieusement, nourri par intraveineuses ! Je ne me laisserais jamais faire si les gens de cet hôpital venaient à m'imposer une torture pareille ; me nourrir, non mais vraiment ! Bon, comme je disais, il ne parle pas beaucoup, mais c'est que depuis hier il ne fait que dormir. Un peu ennuyeux. Mais, ce que c'est drôle ! Tu ne connais pas la meilleure ?

        Ce disant, il se redressa et se mit à battre furieusement des mains, plongé dans une euphorie chaotique.

-Oh, moi, je dis ça, je ne dis rien, mais il paraîtrait qu'il vient de la Fourrière.
-La fourrière ? Un homme venu d'une fourrière ? Mais, tu divagues de plus en plus.
-Bien sûr, la Fourrière, bien sûr ! Je te parlais de celle où l'on enferme les rebuts de la société.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
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-Ciel ! Vous ne pouvez pas faire attention où vous marchez au lieu de bousculer les faibles innocents comme moi ?


D'une voix enfantine l'homme a couiné, une moue boudeuse sur ses lèvres mutines et des yeux victimes levés vers son interlocuteur.
-Ciel ?! Mais je vais vous y envoyer, au Ciel, espèce d'arrogant ! Comment serait-il possible que je fasse attention où je marche avec ce bruit et ces visions qui m'entourent de toutes parts ?
-Vous êtes sujet à des hallucinations ? s'étonna l'autre comme il se redressait, époussetant sa robe ébouriffée et remettant ses longs cheveux ondulés et platine en place.
-Des hallucinations ? Vous pensez que ce qui se passe autour de nous en ce moment même n'est que le fruit d'hallucinations de ma part ? Espèce d'arrogant, de présomptueux, de midinette détestable, je vais vous...
-Bien sûr, mon bon Monsieur, je ne pensais pas que vous faisiez allusion à... Mais où est-ce que nous sommes, ici ?
-Je ne le sais pas moi-même. Cet endroit n'a même pas de nom. "La Fourrière", oui, La Fourrière, c'est comme ça qu'ils l'appellent, mais est-ce que c'est un nom décent pour un lieu où l'on emprisonne de pauvres gens ? Je me le demande...
-J'ai peur, Monsieur. Les hurlements... Les hurlements, ils traversent les grillages, je ne les entends pas, non : je les subis. Ils me terrassent. Regardez Monsieur, ils hurlent à la mort. Protégez-moi.
Et comme si cela était le geste le plus naturel du monde, il se fondit contre la poitrine de l'homme qui le considéra avec hébétude avant de le repousser furieusement.
-Ce n'est pas vous qu'il faut protéger, n'avez-vous donc aucun honneur ?
-Mais, regardez... Leurs cris, regardez-les, Monsieur...Monsieur ?

Il lui jeta un regard implorant mais il portait ses mains à son visage, comme si le regard d'un bleu glacial que l'homme lui lançait de haut pouvait l'anéantir.
-Hakuei, finit par dire celui-ci d'un ton exaspéré. Tu peux m'appeler Hakuei, gamine, mais ne t'avise plus jamais de te comporter ainsi.
-Je ne suis pas une gamine, enfin ! s'insurgea l'autre en tapant du pied contre le linoléum crasseux et froid. Je m'appelle Mashiro, je suis un homme et j'ai vingt-trois ans !
-Messieurs, s'il vous plaît, un peu moins de bruit. Vous allez réveiller les bêtes, c'est l'heure de leur sieste, intervint un gardien.
Mashiro fixait Hakuei avec haine comme s'il n'avait pas remarqué l'intrus, avant de tourner les talons et de s'avancer vers le bout du couloir d'un pas raide et déterminé.
-Vous divaguez ! Ils ne hurlent pas ! Hakuei, c'est ça ? Écoutez-moi quand je vous parle ! Ils sont tous en train de dormir ! Il n'y a aucun hurlement à entendre !
-Leurs yeux ! Les hurlements s'écoutent, mais les leurs se regardent ! Ne voyez-vous donc pas leurs yeux ?

Et comme s'il venait de se rendre compte qu'il marchait tout droit vers un gouffre sans fond, Hakuei s'immobilisa brusquement, battant l'air de ses bras comme pour retrouver un équilibre menacé. Mashiro continuait sa marche, imperturbable.
Hakuei observa un moment sa silhouette gracile et élancée avançant maladroitement vers il ne savait où, puis il sentit une montée acide refluer dans sa gorge et c'est avec peine qu'il ravala son dégoût. Ses yeux embués de larmes se transportèrent tour à tour sur chacune des "cellules" qui l'entouraient.

-Mon Dieu... Mon Dieu...
-Je peux vous aider, Monsieur, il y a un problème ? s'enquit le gardien qui s'approcha de lui non sans circonspection, l'inspectant de haut en bas comme s'il était susceptible de cacher sur lui une arme redoutable.
Le visage entier de Hakuei se contracta, et c'est d'une voix aussi blanche que son teint qu'il répondit par la négative.
-S'il y a la moindre question, Monsieur, n'hésitez pas à m'en faire part.
Malgré le sourire hypocrite du gardien, Hakuei finit par lâcher, bredouillant :
-Eux... qui sont-ils ? dit-il en pointant un doigt vers la cage qui se tenait à sa droite.
-Vous n'avez aucun souci à vous faire, répondit le gardien, visiblement soulagé. Ce ne sont que des indésirables que le gouvernement prend à sa charge. Nous débarrassons le pays de sa vermine, comme il se doit pour la sécurité de notre peuple.
-...Le gouvernement... Mais, c'est un secret d'état ?
-Un secret d'état ? répéta l'autre dans un rire à la fois étonné et moqueur. Une fierté d'état, dites plutôt ! Connaissez-vous un autre pays capable de remédier si efficacement -et à moindres coûts- au fléau national ?
-Mais... Non. Ce n'est pas ça, dites, ce ne sont pas des criminels ?
-Pire que ça, mon bon Monsieur ! Mais dans quel monde vivez-vous ? Ils sont complètement "inutiles". Ils ne sont pas capables de servir à la société.
-Mais, leurs yeux... Leurs yeux, regardez, ils ne dorment pas. Que leur avez-vous...

-Ils ont été drogués !

Des bruits de pas précipités, des claquements secs de talons résonnèrent à travers tout le couloir et comme un éclair blond Mashiro vint attraper la main de Hakuei avant de l'entraîner à l'autre bout, ignorant les protestations du gardien.
Leurs regards se sont posés vers la gauche, sur le sol, là où derrière les barreaux de fer était recroquevillé le corps rigide et immobile d'un homme dont les yeux noirs demeuraient grand ouverts. Il ne paraissait même pas voir ces deux inconnus qui le fixaient. Peut-être était-ce mieux qu'il ne les vît pas. Leurs airs effrayés et apitoyés, amalgamés d'une horreur sans nom, étaient deux tableaux qui auraient plongé quiconque dans la désolation.
Hakuei s'avança en silence, agrippant ses doigts aux barreaux. Il déglutit.
-C'est Natsuki...
-Cet homme drogué dans la cellule s'appelle Natsuki ? s'enquit Mashiro d'une voix étouffée.
-Non ! Mais Natsuki... est l'homme qui m'a appris l'existence d'un tel endroit. Je ne pouvais pas le croire, au début, bien sûr que non, mais qui l'aurait cru, hein ? Natsuki a souvent tendance à fabuler et raconter des mensonges démesurés alors... Pourtant, vous voyez, lorsqu'il m'a annoncé que dans sa chambre d'hôpital avait été transféré un homme venant de la Fourrière, je n'ai pas pu... croire que c'était faux. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais quand j'y pense, maintenant... Le regard de Natsuki à ce moment-là, il ressemblait à celui de cet homme qui a été drogué comme tous ses camarades.
-Vous pensez qu'il a un nom ?
Hakuei a tourné la tête vers Mashiro. Il lui a semblé si fragile et vulnérable, ainsi planté devant cette cellule, impuissant.
-S'il est né, il a forcément reçu un nom.
Mashiro n'a pas répondu. La lueur vibrante et vacillante dans les yeux de l'homme étalé sur le sol glacé, comme deux chandelles qui chancellent, une vie prête à s'éteindre, ils ne pouvaient pas les ignorer.
-Vous ne devriez pas rester ici.
Le ton de Hakuei était doux et bienveillant. Un déluge d'évidence qui fit à Mashiro l'effet d'une douche froide. Il secoua la tête frénétiquement, à la fois pour dénier les propos de l'homme et comme pour chasser des pensées nocives de son esprit.
-En vérité...
Mais sa voix s'est perdue dans un sillon de confusion et de trouble. Aussi trouble que sa vue l'était à ce moment-là, déformée par les larmes naissantes.
-Qu'est-ce que vous allez faire ? dit-il à Hakuei avec une teinte d'espoir comme si sa réponse eût pu lui être salvatrice.
-Il y a quelque chose à faire ? J'avais raison, souffla Hakuei en reportant son regard triste vers l'intérieur de la cellule. Leurs hurlements se regardent. Ils sont là, à peine perceptibles pour ceux qui n'y font pas attention, mais ils brûlent dans le fond de leurs yeux, et rien...absolument rien ne pourra les faire taire. Non. Leurs cris intérieurs ont trouvé un chemin pour reporter leurs échos. Maintenant le silence est devenu le plus atroce des bruits. Nous ne pouvons pas leur devenir sourds.

Silence. Ils ont écouté les échos des cris poussés en secrets, plongés dans l'amertume d'une atmosphère macabre.
-Dans les fourrières, on pique les chiens que personne ne vient récupérer, a dit Mashiro.
 
 
 
 
 
 
 
 
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Ce sont des bruits de talons qui claquent, talons plats, bruits secs comme les tic-tac précipités de secondes affolées, sur le bitume une ombre noire et chancelante.
L'homme s'étale à terre, sonné, et il cherche de l'air contre le goudron froid avant de se relever et reprendre sa course, essuyant le sang de ses mains écorchées contre son long manteau noir. Son pas se fait de plus en plus rapide et en même temps la douleur lancinante dans son ventre s'accroît, il est plié en deux, fragile comme sous l'effet de la violence du vent qui le pousse et le déséquilibre, mais en réalité seule la souffrance physique en est la cause. Il ne s'arrêtera pas, pourtant. C'est la peur qui le poursuit, et son ombre qui le fuit, alors il détale, s'étale, et puis le vent le transporte jusqu'à une porte. Une porte.
Il s'arrête, haletant, au bord de l'évanouissement. D'un mouvement faible, il tourne la tête, scrutant derrière lui comme s'il s'attendait à voir une ombre tapie surgir au milieu du crépuscule. Elle est rouge, cette porte. D'un rouge profond d'une poésie effrayante et fascinante. Il aimerait y toquer mais il se sent trop épuisé pour effectuer un mouvement. Il n'a plus que ses yeux pour contempler cette porte et ses oreilles pour guetter le danger qui ourdit contre lui -il en est sûr- et puis les ronflements des voitures sur la route, le bruissement violent des feuilles des arbres se balançant au gré du vent, les échos des voix et des rires des gens qui parcourent la rue, il a cessé de les entendre.
Il attend au pied de cette porte comme il attendrait au pied du mur, et il lève les yeux au ciel comme s'il espérait un Miracle. Au Ciel, ou plutôt vers cette fenêtre d'une forme gothique occidentale qui se présente au-dessus de lui, les rideaux fermés. Ce qui est sûr, c'est que ce bâtiment n'est pas de style japonais. C'est peut-être la pierre lourde et incrustée des crasses de la ville qui lui procure ce sentiment de sécurité. Même cette fenêtre hermétiquement close et étroite, elle lui semble être incassable. Le ciel se teinte d'un magnifique rouge orangé. La scène serait presque idéale si le froid ne l'engourdissait pas et que la terreur ne le tenait pas paralysé. Elle n'est qu'à un pas, pourtant. La porte. Juste gravir cette marche qui la surélève et frapper d'un coup avec son poing refermé.
Il n'y arrivera pas. Il le sait.
Il n'a jamais vraiment su comment appeler à l'aide. Il n'est pas sûr qu'en ce monde quelqu'un veuille l'aider, lui. Il se retourne. Le danger est encore là, il le sent. Tant qu'il y aura du monde dans ces rues, il y sera en danger. Souveraine peur. Ses lèvres tremblent, son visage se crispe et puis il l'appelle, comme ça, il l'appelle du bout des lèvres dans un murmure étranglé mais elle ne vient pas. En ce moment même, il a oublié l'âge qu'il a.
-Maman...


-Vous cherchez quelque chose, Monsieur ?
Il ne se retourne pas. La présence derrière lui est trop proche. Sa peur tangue sans savoir de quel côté basculer. Cette voix n'est pas celle qu'il espérait. Il ne s'était pas attendu à la voix qu'il aurait voulu entendre mais, il avait espéré au moins ne pas avoir à entendre une voix comme ça. Grave. Un peu trop grave. Pas trop, toutefois. Ça le trouble. Elle est grave tout en restant lisse et cristalline, empreinte de douceur et d'humanité. C'est peut-être un rêve. Le fruit d'un de ses éternels fantasmes de sécurité. Une voix grave dont l'essence est la douceur. Peut-être pudique, n'osant pas trop s'immiscer dans les autres. Mais est-ce de la pudeur, ou bien de la timidité ?
Ça devrait ressembler à de l'obséquiosité, un piège. Ça devrait y ressembler, il se dit, mais pourtant cette voix-là...

-Monsieur, vous m'entendez ?
Il se retourne. Et puis comme s'il était ébloui par un vif rayon de soleil, il détourne les yeux, grimaçant. Ses mains recouvrent son visage et il chancelle.
-Monsieur, vous ne vous sentez pas bien ? s'enquit la voix qui pénètre ses tympans comme une berceuse.
Il l'observe, honteusement, comme s'il craignait commettre un péché, souiller cette créature de son regard. Peut-il être vraiment fait de main d'homme, celui qui se tient en face de lui et qui le dévisage avec ses yeux couleur ciel, comme le souvenir de l'endroit même d'où il semble être tombé ? Ce teint diaphane sur ce visage d'un ovale parfait, ces longs cheveux d'or tombant en cascade sur ses épaules fines mais robustes, cette silhouette gracile et élancée, cette gestuelle élégante, ces lèvres délicates et réservées, pourtant entrouvertes dans un signe de stupeur, comme les portes entrouvertes du Paradis, une invitation au bonheur...
Il secoue la tête. Il ne peut pas penser à ce genre de choses. Maintenant, là, il voudrait s'enfuir. Ne plus voir ce visage, ce corps fait de grâce et de beauté magnifié de sa parure blanche et or... Une théophanie ?
Il se souvient que ça n'existe pas, les Miracles. Quelque part, cette voix le dérange. Derrière cette douceur, elle a un timbre masculin.
-Je peux vous aider, peut-être ? s'enquit l'inconnu en s'approchant doucement de lui.

Mais lui recule, ses yeux semblent se perdre, fixant un point indéfini dans l'horizon, pourtant c'est lui qu'il fixe. Ses jambes flageolent. Quelque chose lui dit qu'il devrait fuir pourtant il en est incapable. À nouveau, il halète comme si l'air lui manquait brusquement. Ne pas rester. Il est trop près. Cette "créature" trop belle pour être humaine, avec sa voix trompeuse, est bien trop près de lui. Il espérait une aide, en restant devant cette porte. Pas une menace supplémentaire.
-Vous êtes affreusement pâle... Que vous est-il arrivé ?
Non. C'est irrationnel d'avoir peur. Et peut-être même blasphématoire. Cette créature n'est pas comme les autres. Cette voix-là, il n'en existe aucune semblable ailleurs dans ce monde. Et puis il y a ces yeux de ciel, le ciel de ses yeux plongés en lui avec un profond intérêt. Il recule, et à mesure qu'il recule, il s'accule contre la façade de ce bâtiment de pierre et la créature s'approche prudemment, non pas par peur, mais plutôt parce qu'elle semble consciente de la crainte qu'elle suscite dans l'esprit tourmenté de cet homme.
-C'est moi qui vous effraie ainsi ?
Il secoue la tête. Il ne sait plus très bien ce qu'il pense, ses idées ne sont plus que des abstractions évanescentes qu'il n'arrive plus à saisir au vol et qui disparaissent comme elles étaient venues, laissant en lui un sentiment de confusion et de vide. Il a l'impression de descendre un escalier sombre sans jamais voir s'il reste des marches, et à chaque moment la crainte de poser le pied sur du vide.
-Je voulais...je voulais juste... sanglote-t-il comme pour s'excuser d'une erreur qu'il n'a pas commise.

L'autre le dévisage avec étonnement et déréliction. Un chagrin à peine refoulé se dessine sur ses traits lisses, troublant leur harmonie.
-Je ne vous veux aucun mal, vous savez, déclare-t-il si doucement que l'autre l'entend à peine.
L'autre hoche la tête mais la terreur ne semble pas le quitter. Alors, lentement, la créature avance sa main vers lui avant de resserrer ses longs doigts fins et blancs autour de son poignet. Il ne réagit pas, tétanisé.
-Venez chez moi.
Et puis, comme s'il marchait vers son Jugement dernier, priant pour le Paradis tout en redoutant l'Enfer, il suit l'inconnu qui l'amène au-delà de la porte rouge.
 
 


L'intérieur était spacieux et lumineux. L'inconnu le fit pénétrer dans un salon brillant de mille feux, décoré à la mode occidentale du temps néo-classique dont les fenêtres aux rideaux de dentelle blancs tirés donnaient vue sur la rue. La lumière du soleil filtrait à travers le tissu et venait se déposer délicatement sur le mur opposé au milieu duquel trônait un miroir encadré de dorures. Il s'est senti à la fois mal à l'aise et paisible dans ce lieu, comme s'il était trop beau pour lui mais en même temps se trouvait entre ces murs une atmosphère chaleureuse.
-Asseyez-vous, faites comme chez vous, l'invita l'inconnu dans un sourire aimable.
    D'abord hésitant, il a fini par s'installer au creux d'un fauteuil de cuir rouge si confortable qu'il s'y serait laissé endormir s'il n'avait été en présence d'un étranger.
Enfin, c'était plutôt lui, l'étranger, l'intrus imprudent qui s'était laissé entraîner chez un homme qu'il ne connaissait même pas.
Car oui, cette créature au visage d'ange qui semblait n'être pas faite de main d'homme en était un, d'homme.
-Je suis désolé, je ne me suis pas présenté, déclare celui-ci de sa voix limpide en s'asseyant en face de son interlocuteur. Je vous invite à m'appeler Satsuki.

           L'autre l'a considéré, à la fois stupéfait et étourdi. Il trouvait sa manière de s'exprimer insolite, toutefois pourvue d'un charme aussi discret qu'il pouvait être puissant. Mais il ne devait pas y prêter attention, non.
Il a baissé la tête, faisant mine de se plonger dans la contemplation du carrelage d'un ambré singulier. Tout semblait se marier à la perfection, dans cet intérieur, peut-être à l'image de cet homme assis en face de lui. Cet homme qui l'observait sans lourdeur, avec une patience infinie comme s'il avait tout le temps devant lui et comme s'il eût été impoli de prononcer un  mot.
-Mais servez-vous, n'hésitez pas.
Il sursaute, levant vers lui des yeux éberlués. Comme il ne comprend pas, l'homme lui désigne d'un geste souple et gracieux une coupelle emplie de cacahuètes posée au milieu de la table basse de bois qui les sépare. Il refuse d'un geste maladroit.
-Vous regardiez dans cette direction, je pensais que vous n'osiez pas demander...
-Non...
C'est la première fois qu'il prononce un mot en sa présence. Incertain et honteux, il trébuche sur ses mots.
-Je veux dire... pourquoi est-ce que vous m'avez amené chez vous ?
Une lueur vive et espiègle traverse les yeux de l'homme, étoile filante dans un ciel de jour, et un sourire amusé quoique retenu enchante ses lèvres rose pâle.
-Vous attendiez devant chez moi. Je vous observais depuis un petit moment et vous sembliez hésitant, comme si quelque chose vous disait de toquer à cette porte sans que vous n'osiez le faire. À moins que vous ne le pouviez tout simplement pas ?
  Il dirige sur lui des yeux ronds et inquisiteurs, deux billes de cristal incrustées de saphirs.
-Je ne sais pas... C'est seulement que...
Il se ravise, comme sur le point de révéler un secret trop lourd. C'est une expression torturée qui se dessine sur son visage, et le dénommé Satsuki s'interroge.
-Vous n'avez pas peur d'inviter un inconnu chez vous ?
Le sourire d'amusement n'avait pas quitté le visage radieux de Satsuki, toutefois une nuance de tristesse s'était faufilée dans la couleur rose pétale de ses lèvres.
-Mais, c'est vous qui aviez peur.
 

L'autre a fermé les yeux, peut-être pour se réfugier dans ses pensées comme si elles pouvaient lui apporter le pardon, ce pardon dont il ressentait inexplicablement le besoin. Derrière le rideau sombre de ses paupières closes, il voyait toujours les yeux bleu presque transparent de Satsuki rivés sur lui avec un vif intérêt.
-Et plus que de la peur, c'était un dégoût immense. Dégoûté, vous dégouttiez cette révulsion quasi-maladive par des sueurs froides sur vos tempes. Je les voyais, mais il fait si froid que vous ne deviez pas les sentir. Puis-je m'enquérir de votre nom ?
   Il a déballé cela de but en blanc comme si c'eût été l'évidence même. Un déluge de paroles, un refuge de luciole. Et puis il attendait, le visage illuminé d'une mystérieuse satisfaction qui avait semblé lui être apportée par le trouble soudain qu'il avait provoqué de par sa question.
-Tôru Nishimura, dit-il avec méfiance comme si dévoiler son identité eût pu lui être fatal. Bien, mais je préférerais que vous vous en teniez à Kyô.
Satsuki leva inconsciemment un bras vers le ciel avant de le laisser légèrement retomber sur l'accoudoir du fauteuil
-Kyô, répéta l'homme comme il aurait récité un poème. Eh bien ! Je ne mentirais pas en disant que je suis ravi de faire votre connaissance !
-Ah bon ? balbutia Kyô qui commença à se méfier de plus en plus et à tourner la tête, histoire de jeter un œil pour vérifier que le verrou de la porte d'entrée n'était pas fermé et que la clé était restée sur la serrure.
-Ma foi, vous m'avez l'air d'un homme tout à fait intéressant, répondit Satsuki.

Sur ces mots il partit dans un rire franc, mille éclats d'argent scintillants et radieux à l'oreille. Kyô blêmit.
-Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. Vous êtes de ceux qui ont du mal avec les compliments ?
Satsuki semblait sincèrement désolé. Kyô baissa la tête et pour se donner une contenance, plongea sa main dans la coupole de cacahuètes.
-Ce n'est pas le problème, murmura-t-il comme à lui-même. C'est que vous avez par mégarde prononcé un mot qui... me terrorise, en vérité.
Satsuki écarquilla un regard inquisiteur. Sa jambe droite croisée sur l'autre, il commença à remuer légèrement le pied comme pour mieux se concentrer.
-Écoutez, je ne devrais pas rester ici... Je m'excuse pour le dérangement.

Kyô se leva sans plus attendre et, effectuant un bref salut, s'éloignait déjà d'un pas raide.
-C'est ridicule, fit la voix de Satsuki derrière lui. Ce n'est pas comme s'il était possible que l'on vous prenne pour une femme.

Kyô s'est pétrifié sur le seuil, la main figée sur la poignée de la porte.
-Homme ? C'est donc ce mot qui vous fait peur ? a fait la voix cristalline de Satsuki derrière lui.
-Taisez-vous donc...
Une angoisse palpable s'ancrait dans chaque pore du visage de Kyô qui recula, horrifié, lorsque Satsuki se leva pour s'approcher de lui.
-Alors, pourquoi est-ce que vous n'avez pas peur de moi ? Du moins, avant maintenant... ajouta-t-il avec un soupir résigné.
Kyô porta ses mains à sa gorge. Les yeux exorbités, il semblait vouloir communiquer quelque chose à Satsuki sans y parvenir, et son souffle se faisait de plus en plus fort et paniqué. Impressionné, Satsuki recula et peu à peu l'autre retrouva une respiration régulière.
-Je suis désolé... Je suis sujet aux crises d'angoisse lorsqu'un homme m'approche de trop près. Alors...
-Je ne comprends pas. Ni cette peur, ni pourquoi vous avez accepté de rentrer chez moi si vous avez cette phobie des hommes, se lamenta Satsuki.

Kyô demeurait statufié contre le mur, le visage de profil dissimulé par ses mèches blondes.
-Quelqu'un a voulu...
Il s'est recroquevillé, comme écrasé par les échos de sa peur intérieure. Sa voix était un coulis guttural à fréquence sismique.
-Quelqu'un a voulu me tuer... Là, il y a quelques instants à peine alors, j'étais prêt à tout pour trouver de l'aide, je ne voulais pas me faire tuer, non, personne n'a le droit de me tuer car je n'ai donné ma vie à personne, alors lorsque j'ai vu cette porte rouge je me suis dit...Cela m'a rappelé... Je me suis dit qu'il ne devait pas y avoir de danger derrière elle mais je ne pouvais pas toquer vous comprenez, j'étais engourdi par le froid et pétrifié parce que la menace me guettait comme un fauve tapi dans l'ombre, dévorant de ses yeux perçants sa proie avant de la dévorer tout court.


Kyô le suppliait du regard, redoutant la réaction de Satsuki. Celui-ci le dévisagea, la tête penchée sur le côté avec une expression naïve qui lui donna l'air d'un enfant, puis il se mit à murmurer des paroles si basses que Kyô ne put les entendre au début.
-Qu'entendez-vous par-là lorsque vous dites que l'on a voulu vous tuer ?

Et dans un geste empli de douceur, Satsuki entraîna Kyô par la main, l'amenant doucement à se rasseoir sur le fauteuil, et attendit qu'il ne parlât.
 
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 

-Tu as toujours l'air de mauvaise humeur lorsque tu viens me rendre visite. Est-ce l'idée de me voir qui te met dans cet état-là ? Bien, mais sais-tu, je ne te force pas à venir. Ça non. Ta venue m'a toujours sidéré d'ailleurs, je ne sais même pas qui tu es. Si l'on tient compte en plus du fait que tu n'es pas tellement sympathique, je ne vois pas pourquoi moi je te forcerais à venir. Tu peux t'en aller, tu vois. Je n'ai rien contre toi bien sûr, mais tu ne vas pas me manquer. C'est la logique qui veut ça : quelqu'un qui nous est inconnu ne peut pas nous manquer, j'espère que tu es d'accord avec moi au moins pour une telle évidence.

C'était bizarre. Il dormait et pourtant il parlait. Il ne fallait pas se fier à son visage souverainement serein et assoupi, car par-delà ses lèvres closes, des paroles s'échappaient à un débit presque surhumain. La voix grave et monocorde, ça ressemblait à l'envolée de notes de violon. Il était foncièrement étrange qu'il parlât tandis qu'il dormait profondément sans aucun doute, pourtant Hakuei n'a pas même eu le temps de s'en étonner, plongé dans ses moroses pensées, qu'un coup à l'arrière du crâne le fit sursauter.
-Au lieu de te tenir en pâmoison devant ce satané imbécile qui ne sait rien faire d'autre que de dormir, tu pourrais au moins me regarder quand je te parle, Monsieur.

    Hakuei s'est retourné et s'est aussitôt retrouvé confronté au regard courroucé de Natsuki qui, les bras croisés, paraissait presque intimidant malgré son corps maigre recouvert par les draps du lit. Envahi par un sentiment d'amertume et de haine dont il ne savait plus vers qui ou quoi elle était dirigée, Hakuei fut sur le point de punir Natsuki de son poing mais quelque chose dans l'expression du visage de l'homme l'en empêcha, à son grand soulagement. Quelque chose qui ne ressemblait ni à de la colère ni à de l'irritation, mais quelque chose de bien plus profond et ancré encore.
Du haut de son mètre quatre-vingt-trois, le corps entier de Natsuki était empreint de fragilité. Mais il semblait le seul à ne pas s'en rendre compte.

-Je ne suis pas de mauvaise humeur, grommela Hakuei sur le ton de la défensive. D'ailleurs, si je viens te voir, c'est que j'en ai la volonté et ne crois en aucun cas que je m'y force. De plus, cesse de prétendre que nous ne nous connaissons pas, tu sais bien que ce n'est pas la vérité. Tu n'es qu'un menteur qui aime à se jouer des sentiments des autres.
-Mais tu es de mauvaise humeur, je le soutiens, le provoqua Natsuki en rivant ses yeux de glace dans les siens.
D'un coup de pied, il retroussa les draps du lit qui le recouvraient, en laissant traîner un pan sur le sol, et s'agenouilla sur le matelas, rivant un regard hébété vers l'homme.
-Qu'est-ce que tu me veux ? gronda Hakuei qui se voulait insensible à l'expression devenue brutalement innocente du malade.
-Ce n'est pas drôle pour moi, tu sais, dit-il d'une voix dénuée de reproche en baissant la tête de peur des représailles de Hakuei. Mais tu vois, lorsque tu es de mauvaise humeur comme ça, j'ai l'impression que je te dérange. Pourtant, il ne me semble pas que je sois coupable dans le fait que tu viennes chaque jour me voir...
-Ce n'est pas de ta faute, si je suis de mauvaise humeur, répliqua-t-il sèchement en évitant soigneusement son regard de chien battu. Il m'est juste arrivé un incident qui m'a quelque peu fâché.

Comme pour l'inciter à parler, Natsuki vint se coller contre le dos de ce mystérieux inconnu qui venait le voir chaque jour, resserrant ses bras autour de son cou.
-Il existe des personnes étranges en ce monde, murmura Hakuei tandis qu'il rivait ses yeux sur le visage endormi de cet homme ramené de "la Fourrière". Bien sûr, tu en es la première pour moi mais... Vois-tu, il se trouve que cet après-midi, j'étais allé rendre visite à ma mère que je n'avais pas vue depuis longtemps. Tu la connais, c'est ma mère, une fois qu'elle me voit, elle ne me lâche plus, ça bien sûr, j'aurais dû y penser avant de m'aventurer à venir chez elle. Le fait est qu'elle m'a parlé pendant des heures, si bien que lorsque je suis enfin sorti, j'avais l'esprit tant engourdi par ses bavardages intempestifs que j'avais complètement oublié l'heure. J'étais pris de panique ! Je me suis mis à culpabiliser, me disant qu'il était sans doute trop tard pour te voir, que l'heure des visites était déjà passée, et comble du malheur, mon téléphone portable s'était éteint car la batterie était à plat. En clair, je n'avais pas l'heure sur moi. Or, que font les gens lorsqu'ils sont dans la rue, qu'ils ont besoin de savoir l'heure et qu'ils n'ont ni montre ni téléphone pour les servir ? Eh bien, ils vont demander l'heure à un passant, bien entendu ! C'est donc ce que j'ai fait. Je me suis approché du premier venu et... et la suite...

Hakuei s'est tu, hésitant. Lorsqu'il a tourné la tête, se retrouvant en face à face trop rapproché avec Natsuki qui l'encouragea d'un signe de main, il capitula :
-Je n'ai rien fait de spécial, pourtant. J'ai été poli et courtois, comme toujours. Je me suis approché de cet homme afin de m'enquérir de l'heure mais à ce moment-là, il m'a dévisagé comme si j'étais le Diable en personne et il s'est mis à s'enfuir à toute allure sans demander son reste. Ben tiens ! Ce que c'est révoltant ! Suis-je donc à ce point monstrueux ?!

Hakuei se leva brusquement du lit, s'arrachant de l'étreinte de Natsuki qui posa son index en travers des lèvres, lui intimant par-là de ne pas hurler pour ne pas réveiller l'homme endormi sur le lit voisin.
-Mais oui, Hakuei, murmura Natsuki en repliant ses genoux contre sa poitrine avant de les enserrer de ses bras. Tu es monstrueux. Tu ne le vois pas ? Il me semble que je sois le seul capable à ne pas avoir peur de toi. Pardon, mais c'est l'impression que j'ai. Tu es monstrueux dans ta froideur et ton indolence. Ton visage est fait de marbre, et c'est en cela que ton cœur semble de pierre aux autres sans même qu'ils ne te connaissent. C'est ce que tu dégages ; la froideur, ou si tu préfères, une indifférence cruelle. Bien sûr, moi, si je n'ai pas peur de toi, c'est que tu es purement inoffensif depuis ce jour où tu es venu me rendre visite pour la première fois. Évidemment, tu as ton caractère assez exécrable, cette manie de vouloir tout diriger sans supporter la moindre objection, et puis cette manière condescendante que tu as de t'adresser à moi, c'est quelque chose qui m'insupporte et c'est pour cette raison que je ne t'aime pas. Toutefois, je n'ai pas peur, car tu ne peux pas me faire de mal. Bien, ce que je veux dire est que tu en es capable physiquement, bien sûr, et peut-être même que psychiquement tu en es capable aussi. Mais au nom de quoi devrais-je avoir peur ? Je n'ai peur de rien, surtout pas du mal. C'est pour cette raison que toi, tu vois, ça me fait bien rigoler. Tiens.

Et comme pour souligner ses propos, il partit dans un éclat de rire hystérique, renversant son corps en arrière, battant des jambes et tapant dans ses mains. Furieux, Hakuei plaqua une main sur sa bouche, aussi bien pour le faire taire que pour exprimer sa colère. Mais le rire de Natsuki continuait à bruire, étouffé derrière cette paume fermement appuyée contre ses lèvres. Puis comme un enfant épuisé, il se tut sans transition et se roula en boule sur le lit à la manière d'un fœtus.
-Va-t'en, maintenant, je suis fatigué. Tu avais quelque chose à me dire, non ? Bien, ça attendra demain. Mais tu n'es pas obligé de venir demain. D'ailleurs tu n'es pas obligé de venir tout court. J'aurais bien aimé comprendre pourquoi est-ce que tu fais ça. Enfin bon, si tu es là, je n'y peux rien. Je ne te déteste pas, sache-le, toutefois tu ne m'es d'aucun intérêt. Alors, au revoir.
Et il ferma les yeux, les mains recroquevillées contre son visage, royalement paisible.

          Hakuei l'a observé un instant, le cœur balançant entre l'attendrissement et le chagrin furieux. Et plus il le regardait, plus il se disait qu'ils se ressemblaient. Seule la maigreur de Natsuki contrastait avec le corps mince mais robuste de Hakuei. Ils auraient vraiment pu être frères, oui. Hakuei s'est dit qu'il aurait peut-être préféré qu'ils fussent frères. Ainsi, Natsuki sans doute ne l'aurait pas oublié. Sans doute...
             Et comme si la vue de cet être recroquevillé sur le lit blanc lui était devenue insoutenable, il a vivement tourné les talons.
-Le nombre d'aujourd'hui est cinquante-deux, murmura la voix ensommeillée de Natsuki derrière lui. Depuis la dernière fois, la différence est si faible...

Il avait dit cela comme si c'eût été l'annonce d'une tragédie. Mais sa tragédie à lui n'était pas la même que celle que ces paroles évoquaient à Hakuei.
Dans un sursaut, celui-ci s'est retourné mais les yeux de Natsuki étaient clos, son visage fermé à toute sollicitation. Avec un goût amer dans la gorge, Hakuei a refermé silencieusement la porte derrière lui.


 
 
 
 
 
 
 
 
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-Je ne crains rien, vous savez. J'ai déjà réussi à me défaire d'une camisole de force. Si vous veniez à tenter de me faire du mal, vous ne le pourriez pas. Non, je n'ai pas peur de vous.

Et tandis qu'il déballait ces mots d'une traite assurée, le visage de Takanori s'assombrissait, creusé par une crainte indicible. Ses yeux grand ouverts et secs à force de les fixer sur cet homme ne bougeaient pas, et au fond de ses prunelles vacillait une lueur troublante. Comme s'il n'y tenait plus, Takanori a tourné la tête et ses lèvres se sont mises à remuer fiévreusement, marmonnant des mots écorchés et dénués de sens qu'il semblait adresser à une entité quelconque qui eût pu lui être salvatrice. À côté de lui, le lit complètement défait était vide. Reita a poussé un soupir, passant une main dans ses cheveux blonds qu'il décoiffa.
-Vous dites cela parce que vous pensez que je viens dans l'intention de vous nuire, c'est cela ?
-Je me demande quand est-ce qu'il reviendra, l'homme qui partage ma chambre. Il n'est pas d'une compagnie des plus agréables, mais c'est étrange, c'est comme si je me sentais en sécurité avec lui.

Takanori ne paraissait pas avoir entendu la question de Reita, ou bien il l'ignorait ostensiblement.
-Je ne veux pas vous faire de mal, fit Reita dans un rire nerveux. Enfin, c'est ridicule.
-C'est vrai, pourtant. Vous ne me croyez pas ? Je ne mentais aucunement, pour la camisole de force. Oui, j'ai détruit les lanières. D'ailleurs, observez ces marques autour de mes poignets.
Et jetant un regard de défi violent à l'homme, il retroussa ses manches, dévoilant deux bras dont les poignets étaient profondément marqués de rouge par les lanières qui les avaient enserrés.
Et puis Takanori remonta précipitamment ses manches comme si le regard de l'homme posé avec une horreur retenue sur sa peau lui donnait des frissons.
-Je le sais, répondit Reita d'un ton abattu. J'ai parlé au tenancier de... la Fourrière.
Il déglutit avec un dégoût retenu, comme si ce simple mot lui retournait le ventre.
-Si vous avez été affamé afin de vous affaiblir, c'est parce que vous avez détruit cette camisole. Alors, ils ont pensé que vous réduire à l'état de semi cadavre...
-Alors vous aussi, vous allez m'épuiser comme eux pour avoir raison de moi ? Pour m'affamer, vous n'avez qu'à débrancher ces tuyaux qui me nourrissent.
-Ne dites pas des choses pareilles aussi simplement comme si j'en avais eu l'idée ne serait-ce qu'un seul instant ! protesta Reita, hésitant entre la colère et la désolation.
-En parlant d'idée, vous en avez une, vous ? Je veux dire, une idée de la raison pour laquelle je suis dans cet hôpital.
Une ombre nuageuse s'est faufilée à travers les yeux de Reita.
-Je pensais que vous vous souveniez de moi, dit-il avec un tremblement dans la voix, secoué par ses émotions. Hier, vous vous souveniez de moi.
-Mais bien sûr, je sais pertinemment que c'est vous qui m'avez emmené dans cet hôpital, rétorqua Takanori, affichant une moue boudeuse. Ce que je voulais savoir est la raison pour laquelle vous m'y avez amené, voilà tout.
-Parce que vous étiez sur le point de mourir, s'étrangla Reita dont les larmes commençaient de déborder de ses yeux sombres. C'est sûr, ils vous auraient laissé mourir de faim et de déshydratation, parce qu'ils n'avaient même pas conscience que vous êtes un être humain et par là même un être mortel.
-Soit, je veux bien l'entendre. Mais l'Enfer, ce n'est pas votre affaire. D'ailleurs ils avaient bien conscience que je suis mortel. Ce n'est pas parce que je ne suis pas humain qu'ils l'ignorent. Que faites-vous des chiens ? Bien qu'ils ne soient pas humains, ils sont mortels, eux aussi, et ces personnes le savent. Le fait est que ces pauvres gens n'avaient pas d'autres choix que de m'affaiblir jusqu'au seuil de la mort pour se voir libérés de mes accès d'animosité.
-Les pauvres ? répéta Reita avec un rire nerveux. Ils ont... non, ce n'est pas possible. Ils n'avaient rien à faire de vous tuer !
-De toute façon, ils comptaient me piquer. Ma famille n'est pas venue me chercher. J'étais là depuis trop longtemps. Un chien coûte cher, vous savez. De plus, moi, j'étais dangereux avec mes crises.
-Non, répondit Reita avec une ferveur à la démesure de son chagrin. Cet homme me l'a dit, vous avez une famille. Pas vrai ? Votre famille les payait très cher pour qu'ils vous gardent et prennent soin de vous. Bien, tout n'a pas été réalisé au pied de la lettre mais...
-C'est ce qu'ils vous ont dit ?
Takanori a dirigé sur Ryô un regard empli d'une indicible tristesse. Un sourire vide flottait sur ses lèvres, dessinant une ombre grisâtre à la commissure.
Instinctivement, Ryô a baissé les yeux, tentant vainement d'échapper à cette tristesse diffuse.
-Mais oui. Il m'a dit que votre famille les payait largement pour...
-Pourtant, je n'ai pas de famille.
Il avait murmuré cela si doucement que ses mots semblaient provenir du fond d'un sommeil comateux.
-Ils vous ont menti, dit-il sur un ton totalement dénué d'amertume, mais qui était plutôt celui de l'étonnement. Peut-être pour ne pas vous effrayer, vous qui avez l'air si sensible ? Mais je n'ai pas de famille, et nul ne les paie pour m'entretenir ; c'est pour cette raison que, s'étant rendus compte que j'étais un cas désespéré et que l'on ne pouvait plus rien faire de moi, ils ont voulu m'achever. Si vous n'étiez pas venu...Ah, mon Dieu, un Deus ex Machina sous la forme d'un être humain qui se présente à moi et s'immisce dans mon scénario tranquille, c'est si déroutant. Mais sans vous, je serais déjà mort. Vous vous rendez compte du désordre que vous venez foutre dans ma petite vie bien rangée ?
Il l'a fusillé du regard, comme s'il avait vraiment voulu le tuer à ce moment-là. Suzuki Reita a effectué un mouvement de recul, le cœur battant.
-Alors, vous m'en voulez de vous avoir...sauvé ? s'enquit-il qui ne pouvait pas admettre qu'il était bel et bien le sauveur de cet homme.
Les pensées de Takanori vinrent vagabonder par-delà la fenêtre aux rideaux clos qu'il ne quittait plus des yeux. Aucune expression ne se lisait sur son visage pâle et cerné.
-Je n'avais pas peur de passer sur la table. Pourtant, la faim...
Il a appuyé sa main contre son ventre, grimaçant comme si celui-ci le faisait souffrir.
-Elle dévorait jusqu'à mes entrailles. C'était vraiment douloureux. Moi, je ne voulais pas mourir de faim. Je ne supporte pas la douleur. C'est parce que je ne la supporte pas que je suis si violent, d'ailleurs.
Il a regardé ses mains, paumes apparentes, avant de les essuyer contre le drap comme si elles lui étaient apparues sales.
Et Reita a saisi ces mains comme pour forcer le jeune homme à soutenir son regard empli de contrition.
-Ils vous battaient ?
À ce moment-là, Natsuki a fait irruption dans la chambre avant de s'immobiliser au seuil de la porte à la vue de Reita et, profitant de ce moment de diversion, Takanori se défit de l'emprise de l'homme et détala en dehors de la pièce.
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Ça martelait le sol gris et froid à coups de semelles compensées, échos de métronome égrenant les secondes avant la sentence, compte à rebours collectif que tous entendaient comme l'annonce d'une mauvaise nouvelle. Au fur et à mesure que ses pas faisaient retentir leurs bruits secs, Mashiro baissait la tête et ses bras par instinct recouvraient chaque partie de son crâne. Aux côtés de lui des visages se collaient contre les barreaux, des doigts s'y resserraient, et c'était une orgie dévastatrice de regards glaciaux et agressifs, implorants ou rancuniers, inquisiteurs, curieux ou même désespérés.
Certains hurlaient des invectives qui ressemblaient à des aboiements avant qu'un gardien impitoyable ne vienne les tancer à coups de trique. Les autres se taisaient, hurlant à travers leurs regards, tandis que les plaintes aiguës et les gémissements de douleur des autres, soumis à la cruauté des bâtons, venaient imprégner l'esprit chamboulé de Mashiro.
Ne pas pleurer, ne pas pleurer, et surtout ne pas fuir, se répétait-il comme un mantra tandis qu'il traversait le couloir à la manière d'un condamné marchant vers sa sentence.
C'est lorsque ses yeux baissés se sont posés sur le mur qui lui faisait face qu'il s'est arrêté. Il était confronté à la fin, il ne pouvait plus continuer. Il était arrivé au bout du couloir. Il savait ce qui l'attendait, et celui qui ne l'attendait pas. Mais c'est au moment où il lui fallut tourner la tête qu'il a réalisé qu'il ne pouvait pas. Son corps tout entier était recouvert de frissons, les brailles de l'effroi. C'était au-dessus de ses forces. Pourtant il était venu avec la conscience totale de ce qu'il éprouverait.
Il était venu parce qu'il l'avait voulu mais à présent qu'il se trouvait acculé dans ses propres retranchements, il ne pouvait plus esquisser un geste. Ses yeux étaient rivés avec effroi sur ses chaussures comme si elles étaient ce qui le tétanisait, mais en réalité il n'avait pas la force de diriger son regard vers la gauche. Ne pas pouvoir regarder ce pour quoi il s'était sacrifié à venir jusqu'ici lui semblait le comble de l'ironie.
En même temps il s'est demandé s'il avait le droit d'avoir peur, le droit de souffrir. Il n'était pas de ceux qui étaient enfermés dans ces cellules et étaient drogués par les moyens les plus douteux. Les aboiements et les geignements derrière lui s'étaient tus. Il s'est retrouvé plongé dans un silence de mort qui confina sa peur dans un cocon glacé, et c'est au moment où il allait s'enfuir qu'un son le retint.
Mashiro s'est retourné et, paralysé, a fixé cet homme dont ce son aigu et décalé était sorti d'à travers les lèvres maintenant closes. Le hurlement de Mashiro a retenti si fort dans les couloirs que trois gardiens de cellule se sont précipités à sa rencontre, affolés.

-Il a essayé de vous attaquer à travers ses barreaux, Monsieur ?
Et déjà les hommes se dirigeaient vers la cellule qu'ils allaient ouvrir quand d'une voix tremblante, Mashiro les retint :
-Mort...Je croyais qu'il était mort...

Ses yeux étaient vides, à cette personne recroquevillée dans la cage. Vides comme s'ils ne reflétaient plus rien, ni la réalité sombre qui l'entourait, ni ses pensées. Lorsque Mashiro avait posé le regard sur lui, il lui avait rendu rien d'autre qu'un vide sans fond, un vide dans lequel le jeune homme s'est senti englouti. Juste, deux billes de verre écarquillées avec une indifférence proche de l'indolence que Mashiro a vu comme la pire des fatalités. Une poupée sans âme, belle seulement à contempler.
-Je croyais qu'il était mort, répétait nerveusement Mashiro en pointant un doigt tremblant vers l'être vivant dans la cellule. Il ne bougeait pas et puis ses yeux sont grand ouverts et vides comme ceux d'un cadavre.
Les trois gardiens ont dévisagé le jeune homme avec circonspection et se sont consultés du regard.
-Il est toujours comme ça, Monsieur, finit par dire l'un d'eux. Il ne faut pas vous en occuper. Celui-là est le moins intéressant, il y en a d'autres à voir si vous vouliez vous divertir.
-Il n'était pas comme ça la dernière fois, voulut protester Mashiro avec véhémence tandis qu'il ne réussit qu'à faire sortir un son rauque de sa gorge. Oui, je l'ai vu avec cet homme, là... avec Hakuei. Il n'était pas...

      Il s'est tu. Il venait de prendre conscience d'un fait qui ébranla son esprit dont la stabilité ne tenait plus qu'à un fil sur le bord de la rupture.
-Non...Il était drogué, lui aussi, murmura-t-il. Et parce qu'il était drogué, ses yeux étaient vides aussi. Il est...toujours comme ça ?
-Monsieur, s'il vous plaît suivez-nous. Vous êtes pâle et vous tremblez, nous allons vous installer confortablement.
Et alors que les hommes l'empoignaient déjà, Mashiro se débattit comme si sa propre vie était en danger.
-Non ! Vous ne pouvez pas, je suis venu pour "le" voir !
Un coup de coude instinctif et déchaîné réussit à le libérer de leur emprise et il se précipita vers la cellule contre laquelle il tomba à genoux, collant son visage aux barreaux.
-Monsieur ! Ne vous approchez pas, c'est dangereux !
Mais il s'agrippait aux barres de fer, le visage déformé par une douleur intérieure, tandis que l'homme en face de lui rivait toujours ses yeux dénués de vie sans effectuer le moindre mouvement.
-Monsieur, il est dangereux de s'approcher d'eux. Vous comprenez que nous ne pouvons pas...
-Il ne me fera rien, assura Mashiro d'une voix limpide.
Il avait voulu paraître sûr de lui, mais la supplication tacite qu'il adressait à l'être dans la cellule trahissait ses peurs.
-C'est d'accord, a concédé un des gardiens. Nous vous laissons seul. S'il y a quoi que ce soit, le moindre signe alarmant, n'hésitez pas à hurler.

Mashiro a attendu que les bruits de leurs pas se soient suffisamment éloignés pour murmurer :
-Tu ne me feras rien, pas vrai ?
Aucune réponse. Le regard de l'homme dans la cellule traversait Mashiro comme s'il n'existait pas et semblait se perdre dans un horizon définitivement perdu.
-Je suis venu... la dernière fois aussi. J'étais venu pour te voir. Mais tu dormais, tu vois, tu dormais comme les autres.
Mashiro a baissé la tête. Ses doigts étaient resserrés si fort autour des barreaux qu'ils en devenaient rouges.
L'autre dans la cage a brusquement tourné la tête dans un léger sursaut, comme si le bourdonnement d'un insecte venait de le surprendre. Mais il n'y avait pas la moindre trace de vie quelconque autour de lui.
-Dis, tu ne vas pas me faire de mal, pas vrai ?
Et comme aucune réponse ne venait toujours, Mashiro a craintivement passé ses bras à travers les barreaux, effleurant son visage de marbre blanc. Et il a attendu qu'un signe d'agressivité ne se manifeste mais, le visage toujours tourné et vidé d'expression, l'autre semblait ne pas le voir.
-Tu veux que je parte, c'est ça...a murmuré Mashiro d'une voix teintée de regrets. Tu... Mais tu sais, je ne te veux aucun mal. Oui, bien sûr, tu n'aimes pas recevoir de la visite parce que toujours ceux qui viennent te voir ne t'apportent que souffrance, c'est ça ? Ces gardiens sont cruels, je crois.
               Il a bâillé, la bouche grand ouverte dans un souffle étouffé, avant de lever la tête au plafond, le regard toujours aussi vide. Mashiro s'est demandé s'il se moquait de lui ou si ce n'était que le fruit d'un détachement profond envers et contre tout.
Mashiro l'a observé un moment, comme ça, agenouillé sur le sol glacé, et ses lèvres étaient entrouvertes comme si elles attendaient un accord spirituel pour prononcer les mots qui les brûlaient. Il s'est demandé s'il n'était pas dangereux qu'un être vivant ressemble autant à un mort. Affaibli par la désolation, Mashiro s'est relevé en chancelant.
 
 

-Je n'ai pas peur de toi.
Mashiro a sursauté, aussi bien par surprise que par peur. En même temps, une sorte de soulagement intense l'envahit et c'est avec un espoir démesuré qu'il s'accroupit à hauteur de l'homme qui à présent le dévisageait d'un regard brûlant de noirceur.
-Comment oses-tu même penser que je puisse avoir peur de toi ? a grondé l'homme d'un ton tonitruant.
Mashiro a frénétiquement secoué la tête mais aucun son ne sortait de sa gorge serrée.
-Je te tuerais si tu tentais de me faire le moindre mal. Tu n'es pas comme ces gardiens. Eux, ils sont aussi forts qu'ils sont cruels. Mais toi, tu es aussi chétif qu'une fillette. Je serais impitoyable si tu tentais quoi que ce soit, et je pourrais te faire bien plus de mal qu'ils n'en font à moi.
Hésitant entre la colère d'un tel affront et la terreur, Mashiro a fini par balbutier :
-Je n'ai pas l'intention de te faire du mal, je ne mentais pas.
-Alors, pourquoi es-tu venu ?
Disparu et oublié le regard vide, comme s'il n'avait jamais existé ; à présent ses deux yeux noirs lançaient des éclairs d'abomination.
-Parce que...
Comme pris d'une panique soudaine, Mashiro s'est brusquement éloigné de la cage, l'air effrayé. Les veines battaient sourdement à ses tempes et il jeta un regard de détresse autour de lui, quémandant désespérément une aide qui ne vint pas -qui ne pouvait de toute façon pas venir d'ici.

L'autre l'a considéré avec curiosité avant de se gausser ouvertement. Son rire était aussi froid et tranchant que son regard. Il semblait attendre, comme un prédateur tapi dans l'ombre, l'occasion de profiter du moment où sa proie, en prise à une crise de panique, flancherait pour lui sauter dessus. Un rire sardonique déjà se dessinait au coin de ses lèvres, y creusant une ombre pâle.
Mashiro déglutit. Il aurait voulu ne pas affronter son regard pourtant il ne pouvait s'en détacher. Il essayait de trouver en cet homme une humanité qu'il semblait avoir perdue. Ses sens se perdaient comme s'ils n'appartenaient plus à ce monde, perdus quelque part entre la folie et la désillusion.
Le relent de misère et de sang séché qui fluctuait dans la pièce, les gémissements plaintifs comme des appels au secours, des demandes de tendresse, et puis la vision de ce chaos bien rangé, de cette désolation exposée, Mashiro leur en devint hermétiquement sourd, décidément aveugle. En même temps pourtant le visage de cet homme en face de lui le hantait, mais il confondait la réalité et ses fantasmes angoissés, ne savait plus si ce visage qu'il voyait si bien était bel et bien présent ou rien qu'un souvenir.
-Je te fais si peur ? ricana l'autre.

Et puis comme pour se délecter de cette peur en la rendant plus terrible, son rire se mua en une hilarité cruelle et indécente. Mashiro secoua la tête, le crâne enfoui entre les bras.
Il n'était plus très sûr que cet homme dans la cellule fût celui qu'il avait désiré voir si ardemment, en secret. Il ne le reconnaissait plus, non, ce visage tantôt impavide tantôt acerbe, il lui semblait qu'il ne pouvait pas appartenir à l'homme qui obsédait ses pensées avant qu'il ne se décide à venir ici.
Mashiro ne le savait pas encore, mais il était en train de pleurer. De terreur, de chagrin ou d'égarement, peut-être les trois à la fois, son âme était sens dessus-dessous et ses jambes tremblotantes le soutenaient par miracle. Il s'est vraiment dit que c'était un miracle mais en même temps il ne se sentait plus la force de tenir debout, l'autre en face de lui derrière ces barreaux était bien trop bas, il ne se relevait pas, il n'allait pas se relever, c'est ce qu'il s'est dit intensément et Mashiro a pensé que c'était à lui de se baisser plutôt que d'attendre que l'autre ne se relève, ce qu'il ne ferait pas ; ici personne ne semble avoir été éduqué pour apprendre à se lever mais alors pourquoi est-ce que dans son regard si sombre il y avait cette défiance mêlée de mépris ?
-C'est si ridicule.

L'autre parlait d'une voix aussi vide que son visage l'était avant que son regard ne se transforme en une haine à peine maîtrisée. Subitement, Mashiro a cessé de pleurer, réalisant que cette remarque lui était directement adressée, et pour cause. Il essuie ses larmes qui se déposent sur ses paumes et observe la trace humide sur sa peau, hébété.
-Je ne voulais pas te faire pleurer. Je veux dire, je n'ai pas encore de raison de te détester, a déclaré l'homme sans se défaire de son ton sarcastique et tranchant.
Mashiro a hoché la tête, ne sachant s'il devait se fâcher ou non, mais la colère n'est pas un sentiment qui lui ressemble alors il a dévisagé l'homme d'un air légèrement ahuri, tête penchée en un signe d'interrogation, ce qui accentuait son air candide.
-Tu me veux quelque chose, la blonde ?
Mashiro ne s'est pas offusqué. Lentement, il s'est rapproché et s'est baissé à sa hauteur, bien qu'il eût préféré que lui ne se levât. Ses doigts à nouveau se sont resserrés autour des barreaux desquels l'autre s'éloigna légèrement, reculant de quelques centimètres. Ses yeux brillaient d'un sentiment indéfinissable qui mettait Mashiro mal à l'aise.
-Tu... bredouilla le blond avant de se taire, inspirer un grand coup pour se donner du courage et de reprendre d'une voix un peu plus assurée : -Tu penses vraiment que je mens lorsque je dis que je suis venu pour te voir, toi ?

               L'autre fait non de la tête avant de détourner le regard d'un air dédaigneux : -Ce que je pense est que tu es venu dans le but de me nuire. Oh mais, ça ne pose pas de problème. Je me défendrai. Contre toi, je ne risque rien. Bien trop faible physiquement, et puis il est aisé de voir à tes airs que tu es stupide.
Mashiro se tait, dubitatif, réprimant l'amertume qu'il sentait naître en lui.
-Oui, tu peux te défendre. Mais je ne voulais pas te faire de mal, tu sais. En réalité, si je suis venu c'est que...
Un cri rauque traverse les lèvres de Mashiro et en un instant il se retrouve penché en avant, le front collé aux barreaux, et derrière eux l'homme retient ses poignets avec force. Regard de glace sombre comme la mort.
-Tu mens ! Cela se voit, tu mens comme tu respires, tu es né pour le mensonge et la manipulation,  mais je ne laisserai jamais personne, tu entends, jamais personne me manipuler et me tirer avec des ficelles si ce n'est autre que les ficelles de ma gloire ! Contre tous ceux qui se mettront en travers de mon chemin, je me vengerai. Ne me pense pas faible parce que je suis emprisonné. Je ne finirai pas sur la table. Je me libérerai, et eux, tous autant qu'ils sont, ils n'auront pas ma peau car ils auront perdu la leur avant.


    Mashiro écoute en silence, les lèvres tremblantes incapables de proférer un son, et dans ses yeux bruns se mêlent les lueurs chancelantes de la panique que vient déranger un sentiment troublant de détresse.
-Ne me regarde pas avec ces yeux-là ! rugit l'autre en le repoussant brutalement.
Mashiro s'étale sur le sol mais ses bras le retiennent, et puis ses longs cheveux blonds et roses tombent en boucles enfantines et gracieuses le long de son profil dissimulé. Il dirige un regard empli de reproches à l'homme qui s'en trouve sur le coup déstabilisé.
-Ne me mets pas dans le même sac que ces ordures qui vous traitent comme des chiens enragés bons pour l'euthanasie ! proteste-t-il avec haine comme s'il lui reprochait un crime impardonnable.
Mais ce que l'homme, inerte dans sa cellule, ne soupçonnait pas, c'était que cette haine n'était nullement dirigée contre lui.
-D'ailleurs, je t'interdis de mettre tous les êtres humains dans le même sac qu'eux ! Tu n'as tout simplement pas le droit ! Nous ne sommes pas tous des sans-cœur dénués de morale comme eux ! Je ne suis pas venu pour te faire du mal, et ne te laisse pas tomber dans ce déclin inextricable qu'est celui de penser que tous les êtres humains sont mauvais ! Il y en a tellement qui non seulement ne te voudraient aucun mal mais en plus de cela voudraient t'aider s'ils s'avaient ce que tu subis, tout comme ils voudraient aider tes camarades qui sont dans cette même prison que toi !
-Tu essaies de m'insinuer que si tu es venu, c'est dans le but de m'aider ? crache l'autre avec une acrimonie cinglante. Tu rigoles. Honni soit celui qui essaie d'avoir emprise sur son prochain en usant de moyens sentimentaux. Tu ne vaux pas mieux que ces déchets, sache-le. Et d'ailleurs, petite blonde, si tu étais venu dans le but de m'aider, pourquoi est-ce que tu ne te préoccupes pas des autres ?

Ses yeux s'étrécissent comme s'ils essayaient de déceler une faille dans l'esprit de Mashiro, pourtant, cette faille, il ne doutait pas de l'avoir trouvée. Mais les lèvres de Mashiro se serrèrent, son visage se tendit à un point tel qu'il en était presque méconnaissable, et d'un seul bond il se rua vers les barreaux d'à travers lesquels à son tour il saisit les bras de l'homme qui, désarçonné, ne prit pas même la peine de s'en dégager.
-Je ne peux pas. Je n'ai pas le pouvoir de sauver les autres, je ne sais pas même si j'aurai la force de faire quelque chose pour toi.

Sa voix est sèche et froide comme un désert nocturne, mais au fond d'elle se trouve un tremblement qui ressemble à du désespoir.
Ils se dévisagent. L'un tremblant et empli d'une volonté infaillible, l'autre méfiant et provocateur.
-Alors, va-t'en. Si réellement tu ne me veux pas de mal, va-t'en. Parce que tu ne peux décemment pas te mettre à espérer pouvoir me venir en aide, ce serait aussi ridicule que cette robe de midinette que tu portes. Pars. Tu n'as aucun pouvoir. Petite fille, tu as lu bien trop de contes de fées pour te mettre dans le crâne de si vains espoirs, mais sache qu'en ce moment même toi et moi vivons dans un conte défait. De toute façon, je n'ai aucune raison de penser que tu dis la vérité. Moi...Pourquoi tu voudrais m'aider, moi...
-Parce que tu sais, je t'ai vu pleurer.

Il se tait. Un mouvement de recul retenu par les mains fermes de Mashiro, des rides légères mais sombres qui creusent le milieu de son front, et puis cette lueur aussi vive qu'éphémère qui a traversé ses yeux froids, tout ça a trahi la surprise et la décontenance du prisonnier.
-Lâche-moi, a-t-il dit d'une voix qui fléchissait tandis qu'il essaya mollement de se dégager de cette emprise aussi ferme que douce.
-Je pensais... Je pensais que tu m'en voulais parce que tu m'avais reconnu, s'étrangla Mashiro.
-Reconnu ? Je t'ai dit de me lâcher, gamin impertinent. Ce n'est pas que je suis en cage que tu dois me manquer de respect, sais-tu quel âge j'ai ?
    Mais ignorant sa colère, Mashiro reprit de plus belle :
-J'étais là. Tu sais, j'étais là lorsqu'ils t'ont enlevé.

L'autre baisse la tête, une ombre s'abat sur ses paupières comme un ciel gris recouvrant son monde de mélancolie. Il s'est dit qu'il lui fallait se dégager des mains frêles mais décidées de ce jeune homme pourtant, il ne l'a pas fait.

-Je pensais qu'en me voyant arriver dans cette fourrière, tu m'avais reconnu. Tu avais reconnu le spectateur impuissant et passif que j'étais. Mais j'étais juste tétanisé, tu vois. Scandalisé, horrifié, en même temps je ne pouvais croire à ce que je voyais et au milieu de tous ces badauds voyeuristes avides de spectacle j'étais là, immobile et incapable d'agir. Je pensais que tu m'avais remarqué ce jour-là, dans la rue, et qu'en m'ayant aperçu ici tu aies éprouvé la rancœur qui m'était due. Mais tu vois...
-Allez vous-en.
-Non ! s'écrie Mashiro qui intérieurement se demanda pourquoi il s'était subitement mis à le vouvoyer. Je t'ai vu pleurer ! J'ai vu tes larmes, ta détresse et ta terreur, tes cris que je n'ai pas entendus mais plutôt subis, et puis la violence enragée, cette énergie du désespoir avec laquelle tu te débattais sans pouvoir te libérer de ces fous furieux qui avaient reçu l'ordre de te capturer. Je n'ai pas pu, tu vois, je n'ai pas pu réagir et puis je n'ai pas pu oublier tes hurlements, ton visage noyé de larmes et décomposé par l'anéantissement, ton corps terrassé par le poids de l'injustice, tu as hanté jusqu'à mes nuits et tu vois, je m'en suis voulu, tellement voulu, j'étais persuadé que les seuls coupables, c'étaient eux, toi tu n'as rien fait, pas vrai, je le sais, tu n'as rien fait tu es innocent parce que sinon je n'aurais pas vu ce désespoir immaculé et déchirant dans tes yeux, alors j'ai voulu...

Mashiro hoquette. Encore ses larmes strient ses joues pâles et comme pendant un long instant il n'arrive plus à parler, l'autre attend patiemment, prostré dans le détachement qu'il essaie de bâtir autour de son cœur.
-J'ai voulu te voir... Je n'étais même plus sûr qu'ils t'aient laissé en vie. Alors quand hier je t'ai vu tandis que j'étais avec cet homme appelé Hakuei, j'ai été si soulagé. J'avais entendu parler de "la table". Et dans la rue, leur violence était telle qu'elle semblait te mener directement à la mort, pourtant tu es vivant. Même quand tu avais ces yeux vides en fait tu étais vivant ; je me suis senti un peu heureux mais ça ne suffit pas parce que tu es un innocent qu'on a emprisonné dans une cellule qui défie tous les codes de déshumanisation. Aucun lit, juste ce sol dur et froid pour tout confort et toute chaleur, et une gamelle de chien pour manger...  Je ne comprends pas, dis, je ne chercherai pas à comprendre car seul le non-sens est le moteur même de cette machine infernale mais...

Il s'est étranglé. Les mots de Mashiro ont trébuché dans ses sanglots et il s'est mis à tousser, suffoquer, et il cachait son visage derrière ses bras comme s'il avait voulu se protéger d'une sentence qui n'avait aucune raison de venir. Lentement, il s'est calmé, et a craintivement dirigé son regard vers l'autre bout du couloir, s'assurant qu'aucun gardien ne venait là. Agenouillé sur le sol, les mains croisées entre ses genoux, il a regardé cet homme qui n'avait pas dit un mot durant son discours.
Silence pesant.
-Bien, a fini par déclarer l'homme d'un ton solennel quoique dénué d'émotion. Je te propose un marché simple.
Mashiro à nouveau pencha la tête de côté, interrogateur. Cela semblait lui être un geste propre dont il ne se rendait pas forcément compte.
-Tu me dis ton nom. C'est d'accord ? Tu n'as qu'à me dire ton nom et moi, je te révèlerai un secret.
-Je m'appelle Mashiro, a répondu aussitôt le jeune homme avec une allégresse démesurée.
Il s'est approché de l'homme, rivant ses yeux brillants dans les siens, inquisiteur.  L'autre a semblé réfléchir un moment avant de reprendre :
-Mashiro. Eh bien, Mashiro, sache que ton maquillage a coulé et que tu es affreux.
Et puis d'un geste tout à fait naturel, il a passé ses mains à travers les barreaux avant de délicatement essuyer les traces de larmes noires sur ses joues.
 

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