Psy-schisme -chapitre quatorzième

Juliet

-Je ne comprends pas ton attitude.
Sur les posters de la chambre, c'était toujours le même homme. Celui avec des cheveux roses qui tenait avec fierté et provocation une guitare jaune décorée de cœurs rouges.
-Tu m'écoutes quand je te parle ?
À côté de lui, il sent le matelas s'affaisser et un corps chaud se coller contre le sien. Lui, il ne détache pas ses yeux du plafond, parce que même sur le plafond, il y a cet homme aux cheveux roses. C'était le guitariste préféré de Reita.
-Kai.
-Non.
-Non ?
-Je ne t'écoutais pas.
-Tu as l'air fatigué, Kai. Tu es sûr que ça va ?
-Je t'ai déjà dit que oui.
-Mais tu fais toujours en sorte de me rassurer tandis qu'au final, ça ne fait que renforcer mon inquiétude.
-Tu es agaçant. Je réfléchissais, seulement.
Kai tourne le dos à Reita, boudeur. Ses yeux rivés sur le mur ont pleine vue sur les cœurs rouges de la guitare en gros plan. Il ferme les paupières. Ça ne sert à rien d'avoir les cheveux roses si on n'est même pas capable de voir la vie de cette couleur.
-Kai, je t'en prie. Tu ne veux vraiment pas m'en parler ?
-Qui aurait envie de parler d'une chose pareille ? fait le murmure de Kai qui ne bouge pas, amer.
-J'ai peur que tu gardes cela pour toi seul... C'est un poids trop lourd à porter.
-Ne me prends pas pour un faible.
Uke se retourne et le dévisage avec colère, le regard brillant de reproche.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, soupire Reita.
-Mais c'est la signification de ce que tu viens de dire, pourtant.
-Tu es sensible, Kai. C'est la seule vérité. Je ne t'ai jamais considéré comme un faible.
-Alors ne me couve pas comme une mère poule ! J'ai déjà assez de la mienne, de mère ! Si tu tiens vraiment à protéger quelqu'un, mon frère en aurait bien plus besoin que moi !
-Je n'ai jamais rencontré ton frère.
-Tu le connaîtras, un jour.
Uke se met sur le ventre et enfonce son visage contre l'oreiller, ses mains repliées contre chacune de ses joues. Avec sa jambe, il essaie de repousser Reita qui ne cède pas.
-Je suis sur mon propre lit, quand même, commente le jeune homme.
-Laisse-moi tranquille, marmonne Kai.
-C'est toi qui es venu me voir !
-Alors, je vais te laisser tranquille.
Uke se relève et sans même le regarder se dirige vers la porte. Suzuki Reita l'a vivement saisi par le poignet et l'a forcé à se rasseoir. Le jeune homme s'est immédiatement adossé au coin du mur en se recroquevillant sur lui-même, et a serré un oreiller contre sa poitrine.
-Ne fais pas l'enfant.
-Pour qui est-ce que tu te prends, Reita ?
-Pour ton meilleur ami.
-C'est la raison pour laquelle tu me tortures ? gémit Uke, au bord des larmes.
-Non ! Je voulais simplement comprendre pourquoi...
-Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? Tu ne le connais même pas !
-Mais toi tu le connais, Kai. Ce Tôru Nishimura est bien ton ami, non ? Tu m'as parlé de lui bien assez de fois pour que je comprenne combien tu tiens à lui ! Alors, pourquoi est-ce que tu l'as abandonné ?
-Je n'ai pas abandonné Tôru Nishimura.
Uke défie Reita du regard un moment, glacial, avant d'enfouir son visage contre l'oreiller qu'il tient fermement. Bientôt, ses épaules se secouent de sanglots muets.
-Si, Kai, murmure Reita avec contrition sans oser prendre son ami dans ses bras. Tu l'as délaissé. C'est toi-même qui me l'as raconté. Tu as pris la décision de ne plus jamais voir Tôru Nishimura.
-Ce n'est pas ça... Tu ne peux pas comprendre.
-Je suis si indigne de confiance ? se lamente Suzuki Reita en saisissant le garçon par le bras pour le forcer à redresser la tête.
Uke serre les lèvres, se tait, pleure en silence, et secoue la tête avant de se rallonger en lui tournant le dos, recroquevillé comme un fœtus.
-C'est méchant ! proteste Reita. Dis-moi seulement pourquoi je suis ton meilleur ami si tu ne peux pas me faire confiance !
-Ne me crie pas dessus !
-Je ne crie pas !
-Qu'es-tu en train de faire ? Arrête, je n'étais pas venu te voir pour que tu fasses ça...
-Ne te comporte pas comme un enfant.
-Je le fais avec toi car tu te comportes comme ma mère.
-Pourquoi es-tu venu ? s'enquit avec empressement Reita sans prêter attention à la remarque sarcastique.
Uke ne répond pas. Il s'enfouit sous la couverture et se blottit contre le corps chaud de son ami qui l'observe avec tendresse et chagrin.
-Ne pleure pas...
-Ce n'est pas de ma faute.
Uke enfouit son visage contre la poitrine de Reita qui passe son bras autour de ses épaules écrasées sous le poids de la tristesse. Ses lèvres se pressent au creux de son cou et instinctivement Uke se colle un peu plus profondément à lui. Il voudrait cesser de pleurer mais il ne le peut pas.

-Tu as raison, Reita. Maintenant que sa mère est morte, il n'a plus rien. Dis, il me disait toujours que sa mère était tout ce qu'il avait au monde. Je l'entendais toujours prononcer ces paroles d'un ton triste à chaque fois que je le voyais. Et après, comme pour s'excuser, il m'adressait un pâle sourire désolé en ajoutant "bien sûr, à présent j'ai toi aussi. Merci." Mais Reita, tu vois, moi, ça ne compte pas. Je veux dire, je ne pourrai jamais rien faire pour remplacer l'amour et la protection de sa mère. À présent la seule sécurité de Tôru qui marchait déjà sur la corde raide s'en est allée, et il est juste en train de sombrer dans un gouffre sans fond. Je ne peux pas le voir comme ça. Je ne le supporte juste pas, parce que je suis incapable de faire face à mon impuissance. Oui. Peut-être qu'il me hait de l'avoir ainsi abandonné tandis qu'à présent il n'a plus rien et que plus que jamais il a besoin du soutien des autres. Mais il n'a personne, Reita. Personne n'a jamais été là pour le protéger, même sa mère ne l'a pas pu dans le fond. Pauvre femme. Elle qui était battue sous les yeux de Tôru, je ne veux même pas imaginer le désespoir qu'elle devait ressentir de voir son fils être le spectateur et le sujet de toutes ces tortures. Et dis, Reita...

Reita regarde l'homme aux cheveux roses sur la photo. En même temps, il caresse les cheveux noirs d'Uke. Les cœurs rouges sur la guitare semblent harmonieux, et le sien se serre. Uke pleure et Reita a les yeux secs.
-Le désespoir de Tôru, je ne veux pas m'y confronter... Parce que... Ruki...
-Ruki ?
Reita étrécit les yeux, intrigué.
Uke redresse lentement la tête, levant vers lui ses yeux arrondis d'hébétude.
Ses lèvres sont mouillées de larmes.


-« Est-ce que je suis égoïste ? murmure Uke. Pardonne-moi, je t'aime. Il n'y a que toi que j'aime. C'est peut-être parce qu'il n'y a que toi qui m'aimes. Dans le fond, ce n'est peut-être que du narcissisme. Mais tu vois, Kai, un enfant aime ses parents quand ceux-ci le traitent avec amour et gentillesse. Les enfants ne sont-ils pas trop jeunes pour être égoïstes ? C'est peut-être un peu la même chose. Ce que je ressens pour toi est de cette nature. Je t'aime pour ce que tu m'apportes, et je t'aime pour ce que tu es... Kai, tu es tout. Parce que tu as toujours fait de ton mieux pour me donner ce que je n'avais pas... Tu m'as apporté l'amour d'un père, l'amour d'une mère, l'amour d'un ami et l'amour du frère que tu es... Eh, Kai, pardon de t'infliger tout cela, de poser ce poids écrasant sur tes épaules si délicates. Mais tu es tout ça pour moi. Cela veut dire que tu es tout ce que j'ai en ce monde. Les autres ne comptent pas. Dis, Kai, est-ce que tu m'en veux ? Je n'aime que toi. Il n'y a que toi qui m'aimes. »

Reita le regardait, le visage décomposé par une peine indéfinie mais infinie. Ses yeux reflétaient l'incompréhension autant que la détresse.
-Qu'est-ce que tu dis, Kai ?
-C'étaient...
Doucement, Uke s'est libéré de l'étreinte du jeune homme et s'est redressé, s'avançant vers la fenêtre dont il écarta les rideaux tirés. Il a plissé les yeux, ébloui par les rayons du soleil.
Il a senti les mains de Reita s'appuyer contre ses paupières et Uke, aveuglé, a levé le visage vers lui. Au creux des paumes de Suzuki Reita des gouttes salées vinrent se lover.
-C'étaient les mots de Ruki...

Sa vue étant entravée par la douceur des mains de Reita, Uke se concentre sur la chaleur que déverse sur lui les rayons de soleil, s'imbibe de la sensation du souffle de Reita contre sa nuque. Il ravale ses larmes.
-Je ne veux pas abandonner Tôru, Reita. Mais dis, je n'ai vraiment pas la force de me retrouver confronté à sa peine et à sa solitude...
-Mais il se sentira moins seul lorsqu'il saura que toi, tu ne l'as pas laissé tomber, pas vrai ? fait Suzuki Reita d'une voix étranglée par l'émotion.
-Je ne peux pas...
Et Uke lève ses yeux invisibles et aveugles vers le jeune homme qui lit le chagrin contenu derrière ses mains cachant les paupières closes de son ami.
-Pour quelle raison ?
-Parce que je me sens misérable.

La voix d'Uke tremble, et il déferle au creux des mains de Reita posées sur ses yeux tout le désarroi et l'appel à l'aide désespéré qui en découle. Reita sent son cœur se serrer, et se dit que le misérable n'est autre que lui-même.
-Tu n'es pas coupable, Kai, murmure-t-il tant il n'a plus la force de garder une voix claire. Tu n'es pour rien dans son malheur, mais en tant qu'ami, toi qui es le seul à lui avoir porté de l'attention, tu es capable de le réconforter.
-Je ne peux pas, se lamente-t-il, je ne peux pas remplacer sa mère. Tôru n'est pas comme Ruki, Tôru a déjà eu une mère... et rien ni personne ne pourra combler son absence et lui apporter ce que elle seule était capable de lui apporter. Maintenant, je ne serai plus d'aucune aide précieuse et utile à Tôru. Parce que ce qui est arrivé est irréversible, mais Reita, tu vois, quand je regarde Tôru à présent... Sa détresse, son désespoir, sa terreur, sa douleur, sa rancœur, sa solitude, son agonie de l'âme et du cœur... Je m'en veux. Je m'en veux de tout mon être, et je me sens si... infâme !
-Mais pourquoi donc ? gémit Reita en serrant plus fort le corps du garçon contre lui. Pourquoi, toi...
-Parce que les sentiments de Tôru, ces sentiments auxquels j'ai peur de me retrouver confronté sont les mêmes que ceux que je laisserai à Ruki quand viendra le jour où je mourrai !

Silence.
Derrière les mains de Reita, les rayons du soleil ne peuvent parvenir jusqu'aux yeux d'Uke qui demeurent d'un noir sans fin.
Le silence semble transporter dans son voyage les battements de cœur étouffés dans les poitrines douloureuses.
-...Et je vais mourir ? Abandonner cet être que je chéris tant avec ces sentiments-là ?

Il se laisse tomber à genoux. Même si les mains de Suzuki Reita ne sont plus là pour l'en empêcher, Uke n'ouvre pas les yeux.
-Je ne veux pas... Je ne veux pas faire subir ça à Ruki...
-Kai.
-Ne me touche pas ! hurle le garçon en repoussant violemment son ami qui s'était abaissé pour l'étreindre. C'est de ma faute ! Si je n'étais pas ainsi, Ruki ne serait jamais destiné à subir une chose aussi horrible ! J'aurais préféré qu'il ne m'aime jamais ! Mais...


Uke le sait, pourtant. Il le sait que son frère n'est pas le seul qu'il abandonnera derrière lui. Il y a ses parents, et surtout Reita...
Mais même s'il le sait, il sait aussi que ceux-là ne sont pas seuls, que ceux-là ont d'autres personnes que lui-même dans leurs vies.
Alors que Ruki...
Où était passée la promesse qu'il lui avait faite ? Lorsqu'il lui avait juré qu'il le protégerait envers et contre tout...
Il devra abandonner son frère en lui laissant les mêmes sentiments que Tôru Nishimura, la personne la plus seule au monde, ressent depuis la mort de sa mère.
Il ne peut pas faire ça. Uke ne s'en sent pas capable pourtant, il n'est pas maître de sa propre vie.
-Ce n'est pas juste...

Lui qui avait repoussé son meilleur ami un instant plus tôt est venu étouffer sa peine au creux de ses bras.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Il pleut.
Le ciel est clair pourtant il pleut intensément et les gouttes tombent avec violence sur le visage de Reita. Il lève les yeux et se demande comment est-il possible qu'il pleuve ainsi avec un ciel si bleu pour un mois d'hiver.
Il fait froid, aussi. Reita n'a pas de manteau. Il s'emmitoufle dans son pull de laine, remonte le col jusqu'à son nez. La pluie s'abat toujours. Sur le monde, sur le pays, sur la ville, sur lui. Peut-être juste sur lui.
Il tremble et se recroqueville. Reita n'a pas l'habitude d'avoir si froid. Il n'a jamais été frileux, bien au contraire, et porter un pull le gêne pourtant il a l'impression qu'il gèlerait s'il venait à l'enlever.
Dans la rue, une sirène retentit, agresse sa conscience et s'éloigne aussi vite qu'elle était arrivée vers le lieu du drame.
Reita ferme les yeux. Il y a du verglas sur les routes. Il y a peut-être eu un accident.
Reita pense à Ruki. Bizarrement, plus il y pense, plus il sent la pluie l'assaillir. Il a si froid qu'il se demande pourquoi est-ce que la pluie ne s'est pas déjà transformée en neige.

Il voudrait savoir où est-ce que Ruki est allé.
Non. Il veut surtout savoir comment est-ce qu'il va. Lorsqu'il pense qu'il n'est peut-être même plus en vie, il n'a même plus la force de se mouvoir.
Reita voudrait aller aider Ruki. Il voudrait le retrouver, parcourir le monde pour ça s'il le faut mais il sait que Ruki ne le veut pas. Reita a commis une faute qui est impardonnable pour le jeune homme.
Il s'est mis à l'aimer comme il a aimé Kai jusqu'à sa mort, et même bien après elle. Ce n'est peut-être pas ce qu'Uke voulait. Que Reita en vienne à aimer ainsi Takanori. Mais sa volonté lui a filé entre les doigts et lorsqu'il s'en est rendu compte, il était déjà trop tard. Qu'importe la nature de cet amour, ou plutôt sa cause, mais Reita aime Ruki.
Seulement Takanori le lui interdit. Parce que Takanori ne veut pas souffrir. Il ne veut pas devoir remplacer son frère, devenir un être qu'il n'a jamais été.
Reita se dit que Takanori a dû tant de fois souffrir en silence de ne pas être Uke.
"Mais ce n'est pas grave tu sais."
Non, ce n'est pas grave. Cependant Takanori ne peut pas le comprendre, qu'il ne suffit pas d'être quelqu'un d'autre que lui-même pour être aimé.
"Si tu avais été comme lui, je ne t'aurais peut-être pas aimé. Tu serais juste le reflet de l'homme que j'aime, mais toi, tu ne l'aurais pas remplacé. Comme Uke a déjà existé et subsistera toujours en moi, nul n'a besoin d'être lui.
C'est sans doute parce que tu es si différent qu'au final, je t'ai blessé.
Si ça te blesse vraiment que je t'aime, Ruki, si ça te blesse, je veux bien me taire à jamais, je veux bien ne jamais te toucher, je veux bien devenir un étranger pour toi.
Mais, Ruki, je veux au moins que tu saches...
j'ai besoin de sentir que tu es vivant."

Il pleut encore. Il pleuvra tant que Reita continuera de penser à Ruki.
Parce qu'en fait, depuis le début, le ciel bleu n'y est pour rien.
Seul le visage de Reita subit cette pluie qui découle de ses yeux qu'il n'a même plus la force d'ouvrir.
Reita n'arrive pas à sentir que Ruki est vivant. Où a-t-il pu aller ? Lui qui, privé de sa condition humaine, n'a plus rien pour vivre seul parmi la société, qu'a-t-il fait pour survivre dans ce froid d'hiver ? A-t-il au moins essayé de survivre ?
Ce n'était peut-être pas son intention.
Au moment où il est parti, la seule volonté de Ruki était de quitter Suzuki Reita, de lui faire comprendre qu'il ne serait jamais rien pour lui.
"Même moi j'ai eu du mal à comprendre. Je ne voulais pas ça, tu sais. Je voulais que nous ayons la relation la plus pure et la plus saine qui soit. Il semblerait que tout cela n'ait été sain que pour moi. Je t'ai fait du mal en te montrant trop d'attentions. Est-ce parce que tu as peur de ne pas la mériter ? Est-ce parce que tu ne veux pas te sentir redevable envers quiconque ?
Est-ce parce que tu penses que je ne fais que jouer la comédie pour exaucer le souhait de ton frère ?
Et dis, Ruki...
Ton frère m'avait imploré de te venir en aide après sa mort.
Comme il savait que tes parents ne feraient rien pour toi et que tu n'avais nul proche pour te soutenir, il a voulu remettre ta vie entre mes mains.
Cette confiance-là était pour moi un cadeau si précieux que même si te venir en aide, toi que je ne connaissais pas, me semblait impossible, je n'ai pas pu refuser. Pour sa mémoire, pour sa gentillesse et sa confiance, par reconnaissance et par amour pour lui, je l'ai accepté.
Je t'ai aidé de manière distante et anonyme à l'époque où j'envoyais de l'argent à la Fourrière en prétextant être un membre de ta famille pour ne pas qu'ils t'exécutent.
Pardonne-moi de t'avoir laissé si longtemps dans cet endroit macabre et inhumain où tu as failli y laisser ta vie. J'avais seulement encore besoin de temps pour te rencontrer, mais, tu sais..."

Reita s'en veut de pleurer.
C'est parce que, même à l'enterrement de Kai des années plus tôt, il avait réussi à ravaler ses larmes. Même étant seul, il avait tout fait pour les ravaler.
Pourquoi ne le peut-il plus à présent ?
Si Reita a froid et tremble, c'est que la peur le côtoie impudiquement.
Devait-il retrouver Takanori coûte que coûte au risque de lui faire du mal, ou bien respecter sa volonté en sachant qu'il était quasiment voué à mourir ?

"Même si Kai m'a imploré de t'aider, il m'a dit que je n'étais pas obligé de t'aimer, car il savait que forcer mes sentiments eût été dangereux aussi bien pour toi que pour moi. En t'aimant, ce n'est pas son souhait que j'ai exaucé.
Alors, Ruki, t'aimer, si je l'ai finalement fait, ça n'a plus rien à voir avec Kai..."

Reita ouvre les yeux. Il est recroquevillé au fond du canapé, le col de son pull toujours remonté sur son nez et il a les bras passés autour de ses genoux repliés contre sa poitrine. Il fait si trouble à travers ses larmes.
Reita secoue la tête. Sous son pull, il sourit.
-Je respecterai une seule de tes volontés, Ruki.

Reita se redresse. Derrière la fenêtre, les flocons de neige tombent tout en douceur et forment sur le trottoir un matelas molletonné d'une blancheur incomparable.
Les larmes sur ses joues se cristallisent.
-J'accepte de ne plus t'aimer. Du moins à faire comme si ces sentiments là n'avaient jamais existé. Je ne te toucherai pas, ne te suivrai pas, ne prononcerai aucun mot trop gentil s'il le faut. Ça, je veux bien le réaliser si ça peut empêcher que tu ne souffres. Je le peux si tu es à ce point persuadé que tu ne mérites pas le moindre amour, que je ne suis qu'un menteur.
Reita avance vers le portemanteau et enfile une simple veste de coton noir. Elle est serrée, sur le pull, mais qu'importe.
-Te laisser mourir... Tu penses vraiment que je vais te laisser faire tout et n'importe quoi ? Espèce de sale capricieux.

Reita ouvre la porte, la claque derrière lui sans même prendre le temps de fermer à clé. Il dévale les marches des escaliers trois par trois, manque dégringoler deux fois, se rattrape à la rampe de justesse deux fois, et finit au bas de l'immeuble.
Le bleu du ciel sied à merveille au blanc de la neige. Pour la deuxième fois, Reita sourit. Ses mains nues sont d'ores et déjà glacées mais il n'y prend garde. Elles peuvent être aussi froides qu'elles le veulent, ces mains-là n'iront plus toucher Takanori.
Un instant, Reita reste planté devant l'immeuble, tête baissée et les mains ouvertes sous la neige qu'il recueille au creux de ses paumes rougies.
Les pas des passants sur le matelas se font étouffés et intimes.
Devant ses deux pieds immobiles, Reita voit deux autres pieds s'immobiliser.
Sans même lever les yeux des cristaux de neige qui scintillent dans ses mains, Reita s'écarte sur le côté pour laisser place à la personne qui voudrait rentrer dans l'immeuble.
Mais les deux pieds restent parfaitement immobiles, juste devant les siens.
Reita sort de sa torpeur, la neige est bien moins importante que Takanori pour qui il doit vite partir à la recherche.
Reita relève la tête.
Et il ne bouge pas.
-Je suis désolé.
Pour la troisième fois, Reita sourit.
Il n'a pas prononcé un mot, pas esquissé un geste, parce qu'il s'évertue déjà à tenir sa promesse qu'il n'a même pas encore formulée de vive voix devant le principal concerné. Cette promesse de ne pas montrer trop d'amour.
-Je n'ai pas besoin de toi, se défend Ruki. Et je ne viens pas pour rester. Je préfère mourir, ou bien je suis malgré tout assez fort pour survivre seul, mais... Je me suis rappelé qu'après tout ce que tu avais fait pour mon frère et moi, je ne t'avais pas remercié.

Ruki tend la main. Elle a l'air encore bien plus froide que celles de Reita.
Alors, il vient la prendre au creux de ses paumes et sans un mot, entraîne le jeune homme pâle, épuisé et un peu amaigri à l'intérieur du bâtiment, là où enfin il sera au chaud.
 
 
 


                                                      ~~~~~~~~~~~
 
 


-Je te remercie infiniment, murmure Takanori en inclinant la tête.
-Ne fais pas tant de manières, rit Reita avec autant d'allégresse que s'il ne s'était rien passé. Ce n'est que du chocolat chaud. Tu es frigorifié.
Ruki lève vers lui un regard grave et lourd de sens. Il porte la tasse à ses lèvres, avale une infime gorgée, se brûle, tousse, repose la tasse.
-Je parlais du reste. Je ne fais pas trop de manières, au contraire, je préfère en faire le minimum, car je n'ai pas envie de me mettre à genoux devant toi.
-Je n'ai pas non plus envie que tu le fasses, répond Reita avec des yeux interloqués.
Ruki hoche la tête, circonspect, bâille, s'étire de tout son long, se détend sur sa chaise, et le fixe sans émotion aucune. Ruki se sent parfaitement serein, Reita est un peu mal à l'aise.
-Tu... balbutie Reita.
-Oui ?
Il le regarde, patient mais inquisiteur. Ruki agit comme s'il avait tout son temps et, de toute façon, assez de temps à perdre pour prendre la peine d'écouter ce qu'a à dire Reita. C'est du moins l'impression que le malaise procure à ce dernier.
-Je veux dire... Qu'est-ce que tu as fait durant ce temps ?
-J'ai dormi sous les ponts, répond Takanori dans un haussement d'épaules.
     À la mine décomposée de Reita, il s'empresse d'ajouter.
-Je n'ai que très peu dormi, en vérité. J'avais peur de mourir de froid durant mon sommeil, alors j'ai évité ça du mieux que j'ai pu.
-C'est dangereux, fait Reita d'une voix blanche.
"C'est dangereux ? Sérieusement, c'est tout ce que je trouve à dire à ce garçon ?"
-Tu n'as pas mangé ? articule-t-il, la gorge asséchée.
Ruki secoue mollement la tête. Reita allait se lever pour aussitôt lui préparer quelque chose à manger lorsque Ruki s'exclama, les yeux brillants :
-Ah ! Je l'ai retrouvé, tu sais.
-Retrouvé qui ? fait Reita avec hébétude.
-Cet homme qui me suivait, ajoute-t-il avec un impressionnant entrain comme s'il avait passé les derniers jours à se reposer et s'amuser.
Reita hoche la tête d'un air assenti, un peu abasourdi quand même, et allait s'avancer vers le frigo quand il fit volte-face :
-Mais je t'avais dit que c'était dangereux !
Takanori le fusille du regard. Reita comprend aussitôt son erreur.
-Je sais, tu vas me dire que tu agis comme bon te semble et que ça ne me regarde pas. Tu as tout à fait raison mais... bon, d'accord, abandonne-t-il.
-Il est vraiment gentil, tu sais. Mais je suppose que tu n'as pas envie de savoir la raison pour laquelle il m'a suivi.
-Tu dis ça en sachant très bien que je n'en aurai que plus envie ! proteste l'homme en sortant un poireau du bac à légumes avant d'entreprendre de le découper en rondelles.
-C'est parce que je me disais que ce serait intéressant que tu le saches.
    Reita se fige, tenant son couteau en l'air, et se tourne vers lui.
-Tu veux me le dire ?
-Tu le connais sans doute, dit Ruki en fixant droit la fenêtre devant lui.
-C'est vrai ?! s'exclame l'homme.
-Non. En fait, je n'en sais rien du tout.
Il rit. Ruki rit et, poussant un long soupir à la fois teinté de fatigue et de bien-être, il pose son front contre la table, les bras ballants.
-On dirait moi, adolescent, lorsque je m'ennuyais en cours, marmonne Reita avec une moue de désagrément.
Les mains de Ruki claquent sur la table si fort que Reita sursaute et se coupe le doigt. Il se retient de crier et se met à sucer le sang.
-Il ne me voulait rien du tout. Il n'avait pas même l'intention de venir me parler un jour. En fait, il voulait simplement savoir à quoi est-ce que je ressemblais.
    Reita hoche la tête sans comprendre, la lame qui tranche à toute vitesse fait des claquements secs sur la planche de bois.
-Il paraît que Kai lui parlait énormément de moi.
Reita accélère le mouvement, si bien que son bras ne semble plus travailler et que seul le couteau est mû d'une volonté propre.
Sans un mot, Ruki se lève et ouvre les placards de la cuisine avant d'en sortir une poêle. Il allume les plaques électriques et attend.
-Il s'appelle Tôru Nishimura.
Reita s'attaque aux rondelles pour les découper en petits morceaux.
Il s'immobilise et dévisage Takanori, les yeux brillants. Mais Takanori regarde en face de lui comme s'il voulait éviter son regard. Un sourire flotte sur ses lèvres comme un bateau de papier flottant sur les vagues avant de couler.
-Enfant, ainsi qu'adolescent, je pensais que j'étais la seule personne au monde à aimer mon frère de manière si incommensurable. Mais je me trompais sans doute. Il faut croire que mon frère était si précieux que ceux qui lui étaient proches s'en remettent maintenant à moi pour s'accrocher à son souvenir. Qui est le prochain, d'après toi ?
Ruki baisse la tête. Il ouvre un placard, en tire une bouteille d'huile et en verse un filet sur la poêle.
-Reita, tu le connaissais, non ? Tu penses toujours qu'il est dangereux ?
-Je ne l'ai jamais rencontré, répond Reita d'une voix neutre. Kai me parlait simplement de lui. Oui, il m'en a beaucoup parlé.

Reita se souvient, ce jour où Kai était venu le voir, livide, en lui racontant comment la mère de son ami était morte.
Reita se souvient quand Kai a pleuré contre lui, alors qu'ils étaient blottis dans le lit, lorsqu'il disait combien il se sentait coupable d'être juste incapable de voir Tôru et de se trouver face à son désespoir, sa terreur, son chagrin et sa solitude, les mêmes qu'il savait devoir laisser à Ruki une fois qu'il serait mort.
-Reita, tu penses qu'il est dangereux, même si tu ne le connais pas ?
Ruki lui secoue le bras. Reita s'en dégage, s'avance vers le frigo et en sort un morceau de bœuf, des carottes, des pousses de bambou.
-Tu es sûr que tu ne le connaissais pas ? fait la petite voix contrite de Ruki.
-Comme il en a été pour toi, je ne faisais qu'en entendre parler sans le rencontrer.
-Alors, pourquoi est-ce que tu pleures ?
-Je ne sais pas. Je ne pleure pas. J'ai oublié de sortir les oignons, prends-les s'il te plaît. Lâche-moi.
-Reita...
-Je t'ai dit de...
-Qu'est-ce qui te fait de la peine ? C'est de ma faute ? Je ne voulais pas...
-Lâche-moi !
Takanori tombe au sol. Il passe les mains de justesse devant son visage avant de heurter le carrelage. Il dévisage Reita, en état de choc.
Celui-ci le regarde, haletant et horrifié, secoue la tête comme s'il ne croyait pas à son propre geste et, quand il s'avance vers Ruki pour l'aider à se redresser, il articule des mots qui ne sortent pas de sa gorge serrée.
-Ce n'est pas la peine, fait Takanori. C'était de ma faute.
Ruki se redresse en ignorant son aide et, après s'être lavé les mains, se met à découper à son tour le bœuf en petits morceaux.
-Laisse-moi préparer le repas.
-Non, Ruki. Tu devrais te reposer, après ces jours passés dehors...
-Je vais bien, moi. Je ne suis pas en train de pleurer.
-Je ne pleure pas ! se défend Reita, excédé.
-Quand je suis arrivé devant l'immeuble, même si tu avais la tête baissée et que tu regardais tes mains, j'ai vu les traces de larmes séchées sur tes joues. Tu as dû pleurer juste avant que je n'arrive. Je ne te demanderai pas pourquoi, ça ne me regarde pas, mais va te reposer, Reita.
-Tu es idiot, proteste Reita en le saisissant par le bras, ne vois-tu pas que...
-Lâche-moi.
Ruki sourit. Il n'a plus rien d'un bateau de papier flottant sur les vagues, son sourire. Reita soupire.

Depuis la cuisine, parvient jusqu'à la chambre de Reita une odeur appétissante.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Leurs pas ne faisaient pas de bruit. Ils étouffaient dans un silence quasi irréel et aucune empreinte ne s'ombrait même sur le sol, comme si leur présence n'était que fantôme.
Ils étaient toutefois la synchronisation parfaite. Le rythme était le même, les pieds droits avançaient ensemble, les pieds gauches se posaient sur le sol en même temps. Comme si même jusqu'à leur manière de marcher était réglée. Comme si l'avancée vers la sentence devait prendre le temps qu'elle devait prendre, ni une seconde de plus, ni une de moins. C'était le premier à l'avant qui guidait la marche et les deux autres suivaient comme deux reflets.
Comme les clones de leur propre bourreau.
L'atmosphère n'était pas pesante. Car en réalité nulle atmosphère ne se faisait sentir en ce lieu. C'était comme si le temps n'existait pas, que toute notion de vie ou de réalité avait déserté cet endroit que rien ne rattachait au monde extérieur. Le monde extérieur s'accrochait au sens de son existence, tandis que cet endroit n'en avait tout simplement pas.
Du moins, il n'en avait pas selon les deux reflets qui suivaient le bourreau.
Ils avaient même cessé de ressentir des émotions. Les êtres humains acculés au fond de leurs cellules comme des chiens affamés et craintifs ne semblaient même pas traverser leurs yeux pour venir jusqu'à leur raison.
Ils n'en avaient plus, de raison.
Ils avaient cessé d'en avoir en apprenant qu'ils allaient venir ici. Ne plus avoir de raison était le seul remède pour ne pas devenir fou. C'est peut-être pourquoi ces êtres humains poussés à bout dans leurs cellules ne semblaient plus jamais se rebeller et chercher une justice.
-C'est ici.
C'est celui en tête de la petite file qui a parlé. Ils ont posé les yeux sur sa main qui enserrait la poignée de la porte. Une montre en or pur y scintillait, jurant grossièrement avec le béton froid, humide et sale des murs du couloir.
Ça c'est ouvert dans un crissement à glacer le sang.
Mais dans le fond, leur sang était déjà glacé et ne risquait plus rien.
-Veuillez entrer, je vous prie.
Par-devers leur conscience endormie, ils se sont dit qu'ils ne voulaient vraiment pas entrer. Comme c'était le sort à payer, ils sont entrés.

-Le 10 février 2011, entre onze heures et midi, vous, communément appelé sous le nom d'Asagi, né le 29 août 1974 à Akita, avez brusquement rué de coups Mao alors que ce dernier s'était présenté à votre domicile, causant des blessures graves lui impliquant un séjour à l'hôpital. Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ?
-...Monsieur, mon frère n'est pour rien en ce qui concerne l'état de Mao, clame Ryô. Ce dernier a été agressé dans la rue et par hasard a été trouvé par Asagi. Il ne lui a administré aucune violence.
-Ce n'est pas à vous que je m'adresse, rétorqua le Directeur en croisant les mains sur le bureau. Asagi, reconnaissez-vous les faits ?
-Mao vous le dira lui-même, Monsieur. Ce n'est pas moi qui l'ai ainsi frappé.
-Vous en êtes certain ?
-Absolument.
-Où étiez-vous le 10 février entre onze heures et midi et que faisiez-vous ?
-N'est-ce pas le rôle de la Police de procéder aux interrogatoires ?! éructa Ryô en tapant du poing sur le bureau.
-Je vous prie de bien vouloir vous calmer. Si votre frère est véritablement innocent, il n'y a nul souci à avoir.
-J'étais chez moi. Je ne sors pas de chez moi depuis que j'ai été momentanément libéré d'ici. Ce que je faisais ? Je discutais avec Mashiro, le jeune homme blond qui était avec nous le jour de ma libération... Nous l'avions invité à venir manger chez nous.
Ryô jeta un subreptice regard empli de crainte à Asagi.
-Vraiment ? Asagi, vous ne jouez pas en votre faveur si cela est un mensonge. Sachez que chez nous, ceux qui ont en plus la tare de mentir sont traités plus sévèrement que les autres.
-Je ne pense pas que les autres mentent, rétorqua Ryô avec une intimidante froideur. À la manière dont vous les traitez, ils ne sont même plus capables de parler. Comment pourraient-ils mentir ?
Asagi adressa un léger coup de coude rébarbatif à son frère qui baissa la tête, muet et tremblant de rage.
-Je suppose donc, déclara le Directeur avec une souveraine sérénité, que si j'appelais le jeune homme dont vous parlez, il me confirmerait qu'il était bien chez vous le 10 février entre onze heures et midi ?
-Vous pouvez l'appeler, fit Asagi.
Le Directeur poussa un soupir. Il saisit le téléphone et, après qu'il eut tapé le nom de Wataame Mashiro sur le clavier de son ordinateur, un numéro s'afficha à l'écran et la sonnerie retentit à travers le combiné.
Asagi et Ryô rivèrent leurs yeux sur le numéro avec consternation, la poitrine oppressée par l'angoisse.
-Allô ? fit bientôt une petite voix à l'autre bout du fil.
-Bonjour, je m'adresse bien à Monsieur Wataame Mashiro ?
-Lui-même. Que voulez-vous ?
-Nous nous sommes déjà rencontrés, je suis le Directeur de la Fourrière...
-Ah, vous.
La voix de Mashiro avait totalement changé. De loin, on pouvait y sentir tout le mépris et la répulsion qu'il avait à parler à cette personne.
-Je vous appelle pour vous poser une question.
-Allez-y, fit-il après un instant d'hésitation.
-Ce vendredi 10 février, pouvez-vous me dire où étiez-vous et que faisiez-vous ?
Silence à l'autre bout du fil. Imperceptiblement, le talon d'Asagi tape nerveusement sur le sol. Ryô ne lève pas la tête et attend, pétrifié.
-Alors, Monsieur ?
-J'étais...
-C'est moi qui ai tabassé Mao.

Il y a eu un nouveau silence qui défiait toute imagination, toute capacité d'endurance humaine. Un silence tumultueux. Le visage de Ryô était devenu pâle comme la mort et il regarda son frère avec déréliction tandis qu'un rictus de victoire ombrait aux coins des lèvres du Directeur.
-Ce n'est pas ce que vous croyez, se défendit Asagi avec une prompte assurance. Je ne l'ai pas fait sur un coup de folie, d'une crise, ou quoi que ce soit. Je l'ai fait en toute conscience, et parce que j'en avais une raison tout à fait légitime.
-Et quelle était cette raison, je vous prie ? fit le Directeur en raccrochant le combiné sans prévenir.
-Je vous laisserai le soin de la soutirer à Mao lui-même, dit-il avec froideur.
-À supposer que ce que vous dites est vrai, Asagi, vous avez quand même commis la faute de nuire à autrui, et le fait de l'avoir fait délibérément est encore plus grave que si vous l'aviez fait sous le coup d'une crise. Commettre le crime en toute conscience est une chose qui prouve que vous êtes un danger public pour la société. Et que vous devez donc vous faire enfermer pour éviter toute nouvelle tentative de nocuité.
-Enfermez-moi si vous voulez, j'aurai le mérite de mourir avec la conscience tranquille ; ce n'est malheureusement pas une chose dont chacun peut se vanter. De plus, vous n'avez aucunement la preuve concrète que j'aie bel et bien battu Mao.
-Votre bracelet ne s'est-il pas mis à sonner ? rétorqua le Directeur d'une voix tranchante.
-Mon bracelet n'est pas une preuve.
-Et pourquoi cela ?
-Quand il a sonné, vous avez attendu des jours pour me convoquer. En tant que danger public, l'on aurait dû venir me chercher et m'emprisonner sur le champ, vous ne croyez pas ? Mais mon frère et moi avons été convoqués comme dans un cabinet de juges. Il me semble que l'on ne juge pas les gens que l'on envoie à la Fourrière, on les exécute d'ores et déjà. Je me demande si ces bracelets sont bien équipés de radars. Si c'est réellement le cas, alors il y a une trace de son signal sur votre ordinateur, non ? Montrez-le moi.
-C'est inutile, déclara le Directeur en se raidissant, toisant Asagi avec dégoût.
-Pourquoi cela ?
-J'ai quelque chose de bien plus "concret" à vous montrer.

Lorsque le Directeur les eut quittés en leur intimant de rester l'attendre dans la pièce, Ryô s'est jeté sur son frère.
-Pourquoi est-ce que tu l'as dit ?! Il n'a aucune preuve contre toi !
-Parce que Mashiro était sur le point de dire qu'il était chez nous en notre compagnie le 10 février de onze heures à midi !
-Et alors ? C'est ce que lui et nous étions convenus de dire dans l'éventualité que ce genre de question nous soit posé !
-Mais Mashiro s'apprêtait à dire un mensonge préparé de toutes pièces.
-Pour te sauver, oui ! Tu es content de ce que tu as fait ?!
Asagi se dégagea de l'emprise de son frère qui le secouait par les épaules et se redressa sur son siège, implacable.
-Non, écoute, je ne pouvais pas laisser Mashiro prononcer un mensonge. Parce que tôt ou tard, ce monstre aurait su que j'ai menti, Mashiro aurait pu être considéré comme un complice. Tout cela aurait pu lui retomber dessus, qui sait ce dont cet homme est capable.
-Mashiro était prêt à mentir pour toi, malgré les risques que cela encourait !
-Mashiro n'a aucune raison de prendre le moindre risque pour moi.
-Alors, tu préfères te faire enfermer et crever dans ce trou comme un rat ?! hurla Ryô, au bord de la crise de larmes.
-Depuis le début, cela était le danger. Que j'y retourne, cela devait se faire si je commettais le moindre dérapage. J'ai battu Mao en toute conscience, et même avec un certain plaisir. Tout est ma responsabilité. Je ne peux pas mêler un innocent à mes propres problèmes.
-Mais...
-Il n'y a pas de mais. Si je dois mourir ici, j'y mourrai. J'aurais au moins eu la chance d'avoir pu te revoir avant cela.
-Tu n'as agi que par impulsion ! Ou alors, c'est juste pour te donner bonne conscience ?! Qu'est-ce que tu en as à faire, de Mashiro ! Ce qu'il risquait était beaucoup moins gros que ce que toi, tu risques ! Est-ce que tu réalises seulement que tu as signé ton arrêt de mort ? Pire ! C'est comme si tu l'avais rédigé toi-même !
-Il n'a même pas la preuve de ma culpabilité !
-Il en inventera une s'il le faut ! Et dis, Asagi, depuis le début tu n'es coupable de rien, tu as pourtant été arrêté et jeté ici comme un chien galeux, non ? Et tu acceptes une chose pareille ?
-Qu'est-ce qui te gêne le plus ? demanda Asagi d'une voix infiniment douce qui perturba Ryô. Mon frère, es-tu à ce point triste que je retourne ici ? Ou bien, c'est le fait de perdre dix millions qui te met hors de toi ?

La chaise a dégringolé et Asagi s'est retrouvé à terre. Les yeux de Ryô étaient injectés de sang et empreints d'une folie dévastatrice. En même temps, ses larmes reflétaient tout son désarroi.
-Si tu étais depuis le début à ce point résigné à mourir sans aucune dignité en ayant perdu ton statut d'être humain, tu n'avais qu'à me le dire dès le début. Je n'aurais jamais fait cela pour toi.
-Je ne me suis pas résigné à mourir... souffla Asagi qui demeurait au sol, ses yeux vitreux fixant un point indéfini derrière Ryô.
-Si tu en viens jusqu'à penser que je suis indifférent à ton sort et que seul l'argent m'importe, c'est que tu as fini par te déconsidérer totalement et que tu as perdu toute conscience de la valeur infinie que tu as !
-Et dis, Ryô...
-Asagi !
Ryô se laissa tomber à genoux au-dessus d'Asagi et, son visage baigné de larmes et les épaules secouées de sanglots, se pencha sur son frère pour coller son front au sien, posant les mains sur ses joues.
-Asagi, je les tuerai s'il le faut, mais je ne laisserai personne te faire ça...
-Mais, Ryô, de toute façon, c'est peut-être pour le bien de tous...
 

 
 
 
 
 
 
 
 


Lorsque la porte s'est ouverte, les deux hommes ont sursauté. Le Directeur est resté figé à l'encadrement de la porte, ébahi de voir les deux frères allongés l'un sur l'autre, et derrière lui se découpait la silhouette frêle et incertaine de Mashiro plongée dans la pénombre.
-Asagi !
Mashiro a dégagé le Directeur comme s'il s'était agi d'un portemanteau et, ignorant Ryô qui se jeta de côté pour éviter l'assaut, se rua sur Asagi. Avant de le prendre dans ses bras.
-Pardonne-moi... Asagi, pardonne-moi. Je ne veux pas. Je ne veux pas ! Tu n'as rien fait !
-Si, je l'ai fait. Ne pleure pas.
Mashiro écarquilla vers lui des yeux noyés de larmes. Son air à la fois niais et gravement éploré avait quelque chose d'infiniment troublant. Asagi soupira. Mashiro avait accepté de l'aider et mentir pour lui sans même savoir que c'était bel et bien lui qui avait battu Mao.
Alors, au final, Asagi avait aussi trompé Mashiro. Il ne valait donc pas mieux que Mao.
-Ne pleure pas, toi. Tu es tellement hideux quand tu pleures.
Mashiro hoche la tête mais ses larmes coulent, et son maquillage noir avec.
-C'est moi qui ai frappé Mao. Je savais le risque que j'encourais. Même maintenant je ne regrette pas de l'avoir fait, car je lui en veux toujours autant. Alors, c'est bon.

Mashiro hoche la tête mais il ne comprend pas. Il ne peut pas croire qu'Asagi ait frappé Mao. En tout cas, pas sans bonne raison. Mais alors, c'est Mao qui est en tort ?

-Qu'est-ce que c'est que ça ?!
Asagi et Mashiro ont sursauté. Ils se sont brusquement redressés et alors, ils ont vu ce pour quoi Ryô avait crié. Les yeux de Mashiro se sont agrandis d'effroi quand ceux d'Asagi demeuraient mornes et sans émotion.
Les trois hommes ne pouvaient plus détacher leur regard de l'écran de l'ordinateur.
L'écran à travers lequel ils assistaient à la scène où Asagi, méconnaissable tant il était défiguré par la haine, s'acharnait sur le sort d'un homme. Cet homme n'était pas visible sur l'écran, car la scène avait été filmée de son point de vue.
Oui, Asagi avait bel et bien était filmé à son insu tandis qu'il faisait payer à Mao le prix de son hypocrisie.
Il a suffi d'un regard. Un regard, lourd et pénétrant, sans un mot, sans un rictus, et les trois hommes ont compris qu'ils avaient perdu.
Que Asagi était perdu.




-Lâchez-le ! suppliait Mashiro en s'accrochant aux gardiens qui amenaient Asagi, menotté, dans son ancienne cellule jusque-là demeurée vide.
Il les cognait de ses petits poings serrés, pleurait, hurlait.
-Vous n'avez pas le droit de faire ça, il y a forcément une explication, laissez-le !
-Monsieur, veuillez ne pas vous approcher, cette chose est atteinte de démence et pourrait vous nuire.
-Me nuire ?! Il n'a jamais fait ça ! Arrêtez ! Non, vous ne lui avez même pas laissé le droit de s'expliquer, cela va à l'encontre des Droits de l'Homme, Asagi n'est pas fou !
Dans un élan de désespoir, Mashiro se jeta sur un gardien et planta ses dents dans son bras, ce qui lui fit lâcher celui d'Asagi.
-Espèce de malade ! hurla le gardien, prêt à empoigner le jeune homme en larmes.
-Ryô ! appelait Mashiro en cherchant fiévreusement du regard. Où est Ryô ?! Asagi, pourquoi est-ce qu'il les laisse faire ?!
-Mon frère n'est pas en état d'agir. De plus, il est parti retrouver Mao. Ça te pose un problème ? De quoi est-ce que tu te mêles ? trancha Asagi en le fusillant du regard.
-Mais... Quoi ?
-C'est vrai, je suis un danger public, on ne peut rien y faire ! Tu l'as vue toi-même, non, cette rage démentielle avec laquelle je me suis acharné sur ce pauvre homme qui n'avait alors plus aucune défense. Même maintenant, j'aurais envie de recommencer si je le voyais à nouveau. Alors dégage.
-Non... Non ! Asagi, je ne te crois pas ! Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?!
-Monsieur, éloignez-vous...
-Lâchez-moi, espèces de criminels ! Rendez-moi Asagi !
-Me rendre à toi ?!

Tout s'est passé très vite. Dans un hurlement inhumain, Asagi s'est libéré de l'emprise des gardiens et s'est rué sur Mashiro.
Ils sont tombés à terre, le crâne de Mashiro a cogné le sol dans un bruit sinistre, et les mains d'Asagi se sont resserrées autour de sa gorge.
Entre les paupières à demi-closes de Mashiro flottait une lueur vitreuse et vacillante.
Il y a eu des cris, des bruits de pas précipités, et une détonation.
Le corps d'Asagi s'est abattu sur celui de Mashiro.
Il y a eu un silence.
Et encore un silence.
Et encore un silence.
Un gouffre infini et sans vie s'est creusé tout autour de Mashiro.

Il avait la sensation de son corps chaud collée à sa peau. Et celle de ses doigts autour de sa gorge, ses doigts qui se resserraient à peine, sans haine ni violence, ces doigts qui cherchaient à faire peur mais qui avaient eu peur eux-mêmes. Il avait devant ses yeux ceux d'Asagi, ces yeux qui à la fois brûlaient de rage et se noyaient de détresse.
Mashiro sentait tout cela alors même que le vent d'hiver fouettait son visage, soulevait sa robe, et il courait à en perdre haleine sans voir à plus d'un mètre devant lui tant sa vue était troublée par les pleurs. Il courait inlassablement, ignorant la douleur diffuse qui traversait ses côtes et parvenait jusqu'à son cœur meurtri.
Il a trébuché quelque part. Il a peut-être simplement glissé sur le verglas de la route. Oui, il était là, agenouillé au milieu de la route, et il n'avait plus la force de se relever. Il avait cessé de respirer et l'air glacé le pénétrait par chaque pore de sa peau.
Il aurait voulu mourir là, sur place. Il était bien trop effrayé, bien trop désemparé et bien trop épuisé pour continuer à vivre, pourtant quelque chose au fond de lui a murmuré qu'il ne le fallait pas. Pourquoi, mais alors pourquoi ? Il n'a pas trouvé la réponse tandis qu'elle semblait flotter là, tout autour de lui, et qu'il lui suffirait de tendre la main pour la saisir.
Mais tendre la main, même ça, il n'en avait plus la force. Le froid avait engourdi tout son corps et lorsqu'il a voulu se redresser, il était paralysé.
Il était là, recroquevillé au milieu de la route, les mains plaquées sur le verglas.
Exposé au danger. Exposé à ses propres pensées qui le dévoraient chaque seconde un peu plus, comme ce froid qui mordait sa chair.
Il a continué à la chercher, la raison pour laquelle il ne devait pas se laisser mourir. Il la sentait fluctuer tout autour de lui comme un parfum d'espoir mais elle lui semblait inaccessible. Ou bien était-il seulement incapable de la saisir au vol.
Mashiro a voulu hurler mais ce n'est qu'un gargouillis étranglé qui est sorti de sa gorge.
"J'aurais préféré mourir de tes mains".
En réalité, c'est seulement qu'il aurait préféré mourir tout court. Mais pas des mains d'Asagi, non. Parce que Asagi tuant Mashiro, il aurait été condamné à un sort atrocement inimaginable.
"Mais plutôt que de te voir subir ça, j'aurais voulu mourir. En fait, depuis le début, je me suis demandé comment est-ce que je pouvais prendre ta place pour t'éviter ce sort horrible."
Cela, il ne l'avait pas pu non plus. Parce que c'était Asagi qu'on avait choisi de condamner. C'était Asagi qu'on avait jadis capturé sous ses yeux horrifiés, et sous ceux, ébahis et méprisants, des badauds qui s'agglutinaient autour d'eux, autour d'Asagi et de ceux qui le menottaient et l'immobilisaient.
C'était des cris désespérés, acharnés et suppliants d'Asagi que l'on s'était délecté sans réagir.
C'était Asagi que l'on avait ligoté et jeté à l'arrière d'une voiture pour l'amener vers sa mise à mort.
-Je veux te voir...
Mashiro ne veut pas vraiment voir Asagi. Du moins, pas Asagi tel qu'il est en ce moment même. Avec le dos troué. Ce n'était pas celui-là qu'il voulait voir.
Mashiro tremble de tout son être. Est-ce le froid intense ou le dégoût ?
Il est pris d'un violent haut-le-cœur et en un instant il recrache tout ce qu'il avait dans l'estomac.
Écoeuré et honteux, il recouvre la trace de souillure de neige, et s'essuie la bouche avec.
Il se redresse, chancelant. Il tombe. Il se redresse à nouveau, effectue quelques pas infimes, et il se sent basculer en arrière.
Deux bras minces et délicats le rattrapent.
-N'essaie pas de bouger. Tu es dans un sale état.
Mashiro n'aurait plus tenté de bouger, de toute façon. Il était à bout de forces. La chaleur des bras qui l'entouraient ne pouvaient lui laisser le désir de les quitter. Il aurait voulu s'y endormir là, pour toujours.
-Je te reconnais.
Mashiro ne reconnaît rien, lui. À part la neige à perte de vue et les usines désaffectées, il n'a plus conscience de rien.
Quelque chose de doux et chaud l'enveloppe. Il sent les bras se desserrer autour de lui. Il a fermé les yeux. On le pousse délicatement en avant, et il atterrit à nouveau contre quelque chose d'accueillant. Il y enfouit son visage.
À nouveau, on l'enserre. On le transporte.
-Tu connais ce jeune homme ?
-Pas exactement. Mais il est venu me parler dans la rue, une fois.
-Décidément, il faut croire qu'à chaque fois que tu te rends ici, tu rencontres des personnes spéciales.
-Mais lui, il n'est pas comme Mao, tu sais. Enfin, je ne le connais pas, mais je crois qu'il est bien différent...
-Oui, cela se voit.
-Satsuki ?
-Oui.
-Taisons-nous. Il dort.

Mashiro ne dort pas. Il veut juste ne plus sortir des bras de l'homme que l'autre a appelé Satsuki. Il ferme les yeux, il pense à Asagi, et du bout des lèvres supplie que l'on l'amène à l'hôpital.
Une main chaude s'est posée sur son front, et lorsqu'il a entrouvert les yeux, il a reconnu le visage de cet homme qu'il avait abordé dans la rue une fois.
-N'aie pas peur.
Il est vraiment rassurant, son sourire. Mais même ce sourire-là ne pouvait après tout rien faire pour Asagi.
 
 
 
 
                                                   ~~~~~~~~~~~~
 
 


-Où suis-je ? a murmuré Mashiro lorsqu'il a repris connaissance.
Sa tête tournait. Il a voulu se redresser mais n'en avait plus la force, et ses yeux à travers la vitre ont vu le paysage citadin défiler avec une extrême lenteur.
-Dans ma voiture, a répondu le dénommé Satsuki.
-C'est évident qu'il est dans la voiture, gronda l'autre dans un petit rire amusé. Dis-moi, garçon, quel est ton nom déjà ?
-Wataame Mashiro... Où est-ce qu'on est, Messieurs ?
-Nous allons à l'hôpital, répondit Kyô avec une manifeste contrition.
Mashiro a mis longtemps à se rappeler pourquoi est-ce qu'il avait voulu venir à l'hôpital. Lorsque l'image d'Asagi s'écrasant sur son corps l'assaillit, il dut réprimer un gémissement de douleur.
-Je peux te poser une question, Mashiro ?
Kyô l'a tutoyé mais le jeune homme ne s'en est pas formalisé. Une telle familiarité a même provoqué en lui un sentiment de sécurité.
-Si vous le voulez.
-Ce n'est pas pour toi que nous allons à l'hôpital, n'est-ce pas ?
De sa position allongée, Mashiro contemple les immeubles et les arbres morts défiler. Ils avancent à une lenteur incroyable, sans doute à cause des embouteillages.
-Je vais voir quelqu'un, répond-il, et il se tait.
-Wataame Mashiro... murmure Satsuki sans cesser de river la route des yeux. Ce nom me dit quelque chose. Nous serions-nous déjà rencontrés, Monsieur ?
-Je me souviendrais de vous si tel était le cas, répond Mashiro avec lassitude.
-C'est étrange. Ce nom-là, je suis pourtant sûr de...
-Satsuki, fais attention à la route, s'il te plaît.
-J'y fais attention, se défend-il.
-Non, tu te perds dans tes pensées, je le vois à tes yeux. Il y a du verglas, ce n'est pas le moment de rêvasser.
-Conduis, si tu n'es pas content, proteste Satsuki avec une moue boudeuse.

Mashiro ne peut s'empêcher de rire.
-Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Kyô.
-Rien du tout. C'est drôle de vous entendre. On dirait un couple.

Silence empli de malaise.
-Ah, je suis navré, s'excuse Mashiro en se passant la main dans les cheveux.
-Il n'y a pas de mal, bougonne Kyô qui n'ose plus diriger un seul regard vers Satsuki.
Il y a eu un cri aigu. Mashiro s'est redressé si subitement qu'il s'est cogné la tête contre la portière.
-Qu'est-ce qui te prend de nous faire peur comme ça ? réprimande Kyô à l'adresse de Satsuki.
-Wataame Mashiro... Cela me revient, oui. Mon meilleur ami a déjà prononcé ton nom devant moi. Wataame Mashiro.
-Qui est votre meilleur ami ? s'enquit le concerné, intrigué.
-Il s'appelle Ryô.

À ce nom, Mashiro a blêmi. Il a laissé échapper un rire qui s'est brisé en mille éclats comme des cristaux de neige absorbés par l'atmosphère tendue.
-Il y a un problème ? interroge Satsuki qui sent une anxiété tendre ses nerfs.
-Si vous êtes l'ami de Ryô... Vous devez connaître son frère Asagi, n'est-ce pas ?
-Attendez, articule Satsuki d'une voix blanche. Nous vous avons trouvé devant la Fourrière... Ne me dites pas... que Asagi y a été renvoyé ? Ryô ne m'aurait pas tenu au courant ?

Mashiro n'a pas répondu. Lorsque Kyô s'est retourné pour s'enquérir d'une réponse, il a écarquillé les yeux.
-Pourquoi est-ce que tu pleures ?
La voiture a pilé devant un feu vert. Des klaxons enragés ont retenti et sans crier gare, Satsuki est sorti de la voiture avant d'ouvrir la portière côté passager.
-Conduis à ma place, a-t-il prié à Kyô.
Celui-ci, éberlué, s'est exécuté sans attendre. Satsuki s'est laissé affaler sur le siège et a claqué la portière. Il était normal qu'il ne veuille plus conduire. Ses membres tremblaient de manière incontrôlable.
-Mashiro, dis-le moi. Asagi a été renvoyé à la Fourrière ?
-Oui, fait la voix de Mashiro écrasée par l'émotion.
-Ce n'est pas possible !
Satsuki rit mais il pleure à la fois. Kyô poursuit sa route sans le regarder, contrit.
-Ce n'est pas possible, répète-t-il, et il passe ses mains tremblantes sur son visage décomposé par l'angoisse. Alors, Asagi est condamné...
-Il l'est, a répondu Mashiro du bout des lèvres comme s'il avait à peine la force d'émettre un son.
-Non ! explose Satsuki. Pourquoi est-ce que Ryô ne me l'aurait pas dit ?
-Cela s'est fait aujourd'hui, pleure Mashiro, et lorsque la sentence d'Asagi a été prononcée, Ryô est parti sans attendre. À l'hôpital... Ryô est venu voir quelqu'un à l'hôpital, c'est pour cela que je dois m'y rendre.
Le visage blanc comme la neige de Satsuki était recouvert de larmes, comme si cette même neige était en train de fondre.
-Ce n'est pas possible, répétait l'homme sous le choc. Asagi est innocent, ils n'ont pas pu le condamner ! Je refuse qu'il vive dans cet endroit innommable...
-Qu'il vive ?

Ces mots prononcés par Mashiro d'un ton déchiré a laissé planer sur les trois hommes une tension à faire claquer les nerfs.
-À l'heure qu'il est, Asagi n'est peut-être même plus vivant.

Le silence a ravalé les pleurs de chacun, et c'est dans ce mutisme funèbre qu'ils sont arrivés devant l'hôpital.
 

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