Psy-schisme -chapitre quatrième

Juliet

-À Paris, les pigeons
À Tokyo, les corbeaux...
Où est-ce que j'ai déjà entendu cela ?

Satsuki a cogné sa main contre son crâne comme pour bousculer ses souvenirs enfouis au plus profond de lui et les faire revenir à la conscience.
À la fin, ça l'a agacé et il a contemplé cette même main avec désagrément comme s'il lui faisait un reproche. Remarquant la curiosité avec laquelle son ami le regardait, il a émis un sourire gêné.
-Ce que je voulais dire par là, c'est que malheureusement chacun vit à l'intérieur de sa propre vie avec ses propres problèmes. Je veux dire, c'est comme ça que j'avais interprété cette phrase le jour où je l'ai entendue.
               En guise de réponse, son ami a ri avec douceur. Il s'est levé du coussin moelleux en velours de sa chaise pour venir se poster face à Satsuki qui écarquilla sur lui de grands yeux intrigués. La main tendue qui s'offrait à lui, amicale et bienveillante, ne le décida pas à bouger de sa place. Il restait immobile, confortablement installé au fond de sa chaise à contempler le visage radieux de son ami.
Au bout d'un moment, l'expression de Satsuki s'est éclairée comme s'il avait été pris d'une soudaine illumination et, dans des mots d'excuses, il fouilla dans ses poches avant d'en ressortir deux billets de dix-mille yens.
-Je suis désolé.
-Qu'est-ce que c'est que ça ? s'est exclamé son ami, ahuri.
-Je te devais de l'argent. Tu ne te souviens pas ? C'est bien cela que tu voulais, non ?
Un éclat de rire a retenti au milieu du hall, emplissant son atmosphère d'une allégresse vivifiante et les personnes présentes en ce banquet tournèrent leurs regards amusés vers celui qui se perdait dans son hilarité.
Satsuki a émis une moue boudeuse tandis que, plié en deux, les mains appuyées sur le rebord de la table, son ami semblait peu à peu reprendre une contenance plus normale.
-Je t'invitais seulement à danser, tu sais.
Et puis étouffant un nouveau rire qui montait en lui, il rendit ses billets à Satsuki et sans attendre de réaction tira celui-ci par la main avant de l'entraîner au milieu de la salle.
-Si tu comptes séduire un homme de cette manière, montre-toi plus galant et moins fougueux dans tes attitudes.
                      Faisant fi de ses fausses leçons de conduite, il fit virevolter Satsuki aux sons allègres et déchaînés des violons. Tournoyant sur lui-même, Satsuki laissait voltiger autour de lui une nuée d'or, grâce de sa chevelure ondoyante. Au bout d'une dizaine de minutes de cette danse victorieuse et déchaînée, il se laissa fondre de fatigue dans les bras de son ami qui le soutint avant de l'amener s'asseoir à leur table. Satsuki laissa mollement sa tête se renverser en arrière sur la chaise, un sourire béat aux lèvres.
-C'était une jeune fille. Elle était française et était âgée de... dix-huit ans, si je ne m'abuse.
-Tu disais ? s'enquit Satsuki d'une voix ensommeillée, pris dans le coma de l'extase passée.
-Cette phrase, là . À Paris, les pigeons, à Tôkyô, les corbeaux. Elle vient de cette fille. Tu ne te souviens pas ? Idiot, j'étais là à ce moment. D'ailleurs, c'est même grâce à moi si nous l'avons rencontrée. Je l'avais malencontreusement bousculée en sortant du théâtre où nous avions passé notre soirée, toi et moi. Pour m'excuser, je l'avais invitée à boire un café et de fil en aiguille tous trois avons discuté et, je ne sais plus pas quel concours de circonstances, elle en est venue à prononcer cette phrase. Nous ne l'avons plus jamais revue après ça.

Satsuki a imperceptiblement hoché la tête, pensif. Machinalement il tournoyait sa petite cuillère d'argent dans la tasse de thé à moitié vide.
Il a tout à coup poussé un petit cri de surprise et a de nouveau fouillé dans sa poche, paniqué.
-Ryô, ton argent.
-Garde-le, ce n'est pas à moi.
-Mais... je te devais cet argent, protesta Satsuki en plaçant de force les billets contre la poitrine de son ami.
-Ce que tu es agaçant. Tu sais, je suis allé voir mon frère, hier...
-Ryô, ne change pas de sujet !
-Enfin, maintint Ryô avec assurance, tu sais bien que je ne change pas de sujet. Mon frère est le sujet de mes conversations à 90% du temps.
-Ça, je l'avais remarqué.
Ryô se pencha sur Satsuki pour se faire mieux entendre au milieu des clameurs puissantes qui s'échappaient d'un orgue pour envahir toute l'immense salle
-Mon frère a rencontré un homme, enchaîna-t-il sur le ton de la confidence. Seulement, il paraît que cet homme là ne reviendra plus le voir.
-Moi aussi, j'ai rencontré un homme, lâcha subitement Satsuki comme pour faire taire son interlocuteur.
Et cela marcha à merveille. Ryô demeura pantois pendant de longues secondes où Satsuki attendait une réaction avec anxiété.
-Quand tu dis que tu l'as rencontré, qu'est-ce que tu entends par là ?
-Tu connais combien de significations pour le verbe "rencontrer" ?
-Pardon, c'est seulement que tu as toujours dit vouloir demeurer célibataire.
-Évidemment que je le veux, maugréa Satsuki, mi-agacé, mi-amusé. Est-ce que j'ai dit quoi que ce soit de particulier sur cet homme ?
Ryô saisit de sa main étrangement secouée le verre de thé glacé devant lui.
-Comment est-ce que tu l'as rencontré ? fit-il avec une maladresse mal contenue.
-Je ne sais pas. J'ai l'impression qu'il est celui à m'avoir rencontré le premier.
-Ce qui veut dire ?
-Je l'ai trouvé devant ma porte, une fois au crépuscule, articula Satsuki en exorbitant ses grands yeux bleus vers le visage stupéfait de son ami.
-Tu veux dire, comme un objet trouvé ?
Les yeux de Satsuki s'agrandirent d'autant plus, ce qui plongea Ryô dans un malaise intimidant.
-Ce n'est pas un objet.
Son ami s'empressa de balayer l'air de sa main en un geste d'accablement.
-Je le sais, bien sûr, s'empressa-t-il de répondre.
-C'est moi qui me suis mal exprimé, s'excusa l'homme avec piété. Je ne l'ai pas trouvé, puisque c'est lui qui m'a trouvé.
-Tu veux dire qu'il te cherchait ?
-Ce que je veux dire, c'est qu'il était arrêté devant ma porte pendant deux bonnes minutes avant que je ne me décide à m'approcher de lui plutôt que de l'observer en douce. Au début, bien, j'avoue avoir pensé qu'il était pourvu de mauvaises intentions. En réalité, il était mort de peur. Je crois qu'il cherchait un refuge sans savoir où aller. Et c'est précisément devant ma porte qu'il a choisi, consciemment ou non, de s'arrêter. Sans cesser de la fixer, il semblait hésiter, à savoir si oui ou non il pourrait trouver la protection dont il avait besoin à ce moment-là.
-C'est lui qui te l'a dit ? s'étonna Ryô, intrigué.
Satsuki a légèrement secoué la tête :
-Il n'avait pas besoin de me le dire. De loin, je pouvais clairement le voir. Après, il m'a avoué avoir été "agressé" dans la rue... Bien, ce n'était pas une agression, toujours en est-il qu'il l'a pris comme telle.
-Cet homme est étrange, non ? Tu n'as pas peur de lui ?
-Il a été le seul à avoir peur de moi. Au début. Pour une raison que j'ignore, je crois qu'il me fait confiance maintenant. Ce qui n'est pas très normal compte tenu du fait que cet homme a justement la phobie des hommes.
-...La..."phobie" des hommes ? Tu plaisantes ?
Satsuki a baissé le ton, comme affaibli par cette soudaine tristesse qui se fraya un sombre passage dans l'éclat de ses yeux.
-Non, souffla-t-il. Il suffit qu'un homme le frôle ou lui adresse une parole pour qu'il ne dégringole dans une crise d'angoisse. C'est ce que j'ai cru comprendre. Il est incapable d'approcher tout être qui ne soit pas une femme, en somme. Même si je ne l'ai jamais vu avec une femme.
-Ah, je vois. Donc toi, il t'a pris pour une femme. Remarque, il ne serait pas le premier, dis.
Satsuki leva un regard indifférent sur Ryô qui s'adoucit aussitôt.
-Ce n'est pas forcément une mauvaise chose.
-Le pire est sans doute qu'il ne m'a même pas pris comme tel... Ce n'est pas comme ça... qu'il m'a vu...
-Eh, Satsuki... Ce n'est pas grave, tu sais. Tu ne ressembles pas vraiment à une femme, et de toute manière tu es bien trop beau pour ressembler à qui que ce soit, tu vois.
-En fait, il ne m'a... même pas vu... comme un être humain...
-Mais pourquoi est-ce que tu pleures ?
-Je ne pleure pas !
-Ton visage noyé de larmes dit le contraire. Au passage, on te regarde bizarrement.
-Je m'en moque.
-Qu'est-ce qui te prend ?
-Je te dis qu'il ne m'a même pas vu comme un être humain !
-Qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne vas pas me dire qu'il t'a pris pour un monstre, non ? Ce serait l'incarnation même de l'absurdité... Dis, Satsuki, il t'a dit des choses blessantes ?
Enfouissant son visage derrière ses longues mains empreintes de délicatesse et de fragilité, Satsuki secoua la tête.
-Je n'accepterai pas que quiconque se permette de te faire du mal, Satsuki, et encore moins un inconnu qui a la phobie des hommes. Dis-moi, qu'est-ce qu'il t'a dit ? S'il est souillé au point de ne pas te voir comme un être humain, toi la personne la plus humaine de la Terre, comment est-ce qu'il t'a vu, dis ?

           Se renfonçant au creux de son fauteuil, Satsuki agrippa un pan de sa robe de bal en dentelles pour en essuyer ses larmes, ce qui lui valut derrière son dos des remarques désobligeantes de-ci de-là. Ryô a attendu, contrit et le cœur serré, attendant que son meilleur ami ne parle.
-Je ne peux même pas répondre...
Il a fallu une longue étreinte amicale et réconfortante pour que les sanglots de Satsuki peu à peu ne se tarissent.


 
 
 
 
 
 
 
 
                                                      ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 


-Moi, je le savais... que tu reviendrais. Cet homme avait tort. Revenir, tu ne pouvais que revenir, pas vrai ?
Il y a eu un sourire vide flottant subrepticement sur le visage d'Asagi avant de s'effacer, estompé par la grisaille de chagrin qui s'était frayée un passage parmi les faibles éclaircies de son expression. Il a baissé la tête, honteux d'il ne savait quoi. Bien sûr, il n'avait jamais pensé qu'il reviendrait. C'est que faire semblant d'être sûr d'obtenir l'intérêt des autres, ça avait quelque chose de dangereusement sécurisant.
Mashiro s'est agenouillé. Il a passé ses doigts autour des barreaux, le front collé à eux, et Asagi avachi au fond de la pièce ne daigna pas lever la tête.
Il se balançait d'avant en arrière, lentement, si lentement, et bizarrement Mashiro se dit que ce balancement là, cheval à bascule de la mélancolie, devait avoir le rythme de ses battements de cœur.
-Je n'aurai plus l'intention de revenir ici, a-t-il avoué d'une voix sèche.

Ses émotions, il les avait refoulées au plus profond de lui car il n'ignorait pas que sa voix l'aurait trahi comme un livre ouvert.
Asagi s'est figé. Le cheval à bascule est rouillé. Un enfant qui s'écrase. Et puis le silence qui enferme la douleur de la chute et l'empêche de se relever.
Le souffle coupé, Mashiro passe sa main à travers les barreaux. Une distance irrattrapable le sépare de l'homme qui a semblé cesser de vivre.
-Je n'ai plus l'intention de venir te voir.
                    Le plus dur, pour faire face à une évidence, c'est quand on la sait déjà. Se confronter à cette vérité immuable déjà connue mais réincarnée et multipliée par les aveux d'un autre. Et puis fermer les yeux, improviser un sommeil agité.
Asagi se laisse glisser le long du mur et mollement s'étale sur le sol. Les mains jointes sous sa joue, il espère dormir. Bien sûr, il a depuis longtemps cessé de se faire trop d'illusions. C'est comme se raccrocher à du vide et tomber de haut pour l'éternité. Du fond du couloir résonne le bruit métallique et violent d'une cellule ouverte comme avec énervement. Des bruits de pas traînants, un gémissement. Asagi sursaute, le cœur battant, et de ses grands yeux exorbités de frayeur parcourt sa cellule du regard comme s'il pensait y trouver une réponse. À la fin, tremblant, il rive une attention inquisitrice et angoissée vers Mashiro qui avait la tête tournée vers l'autre bout du couloir, immobile. Sentant le regard lourd d'Asagi peser sur lui, il l'a regardé.
Larmoyant. Asagi instinctivement s'est recroquevillé dans le fond de sa cage. Mashiro faisait "non" de la tête, mais "non" à quoi ? Asagi a enfoui son crâne entre ses mains et des suffocations emplissaient les murs crasseux plongés dans la pénombre.
-Comment est-il ? s'est-il étranglé.
-Asagi, répondit désespérément Mashiro, ce que je voulais dire, c'est que je ne reviendrai plus te voir... dans cet endroit. Pas ici, Asagi, je ne veux plus t'y revoir, écoute, je veux que tu en sortes.

Lui, il s'enferme dans son silence, se blottit dans sa position fœtale, saccade l'atmosphère de ses halètements paniqués et des billes de verre noires roulent dans ses orbites. Un filet humide et glacé coule le long de sa tempe.
-Dis-moi comment est-ce qu'il est, grinça-t-il et sa voix ressemblait au crissement d'une craie contre un tableau, la punition tétanisante des élèves pas sages.
-Asagi, insiste Mashiro sur un ton qui ressemble à celui de la supplication. Tu ne veux pas continuer de me voir ? Je t'en supplie, Asagi, je serai incapable d'y retourner. Surtout pas maintenant, dis... Asagi, tu dois en sortir.
-Je..."dois" en sortir ? dit-il en éclatant d'un rire démentiel et nerveux. Plus qu'une question de devoir, c'est une question de volonté. Je veux... Je ne peux pas. Tu vois je n'en ai pas le droit car jamais je n'ai décidé de me retrouver ici, ce sont eux qui l'ont voulu et je ne peux pas m'y opposer, non, ils m'y ont enfermé car pour eux j'avais fait ce qu'il ne fallait pas, ou pas fait ce qu'il fallait faire, mais es-tu donc fou ? N'as-tu donc rien compris ? Comment je pourrais en ressortir ? Tu penses que je ne l'aurais pas fait si j'avais pu ? Comment est-ce que je pourrais plaider ma défense, comment leur faire comprendre que je n'ai jamais commis une faute dont j'ignore tout ? Je ne sais même pas... ce que c'est !
-Je le sais, Asagi.

Et Mashiro pleurait. C'était inévitable. Il se raccrochait à ces barreaux comme si sa propre vie en dépendait, et un frisson paralysant vint le figer le temps d'un battement d'ailes de papillon. Comme ça a disparu, son corps s'est détendu. Quelque part en ce monde un papillon venait de perdre la fonction de ses ailes.
-Je le sais, mais je t'aiderai.
Asagi n'y croit pas ; d'ailleurs il ne fait plus attention à ces paroles qui ne sont pour lui que divagations pures ou fable machiavélique.
Il se sent comme un chrysalide se débattant dans son cocon pour pouvoir s'en libérer. Mais le papillon mort, c'était peut-être lui en prématuré. Peut-être.
En attendant, tout ce qui compose son monde sur le moment, ce sont ces bruits de pas traînants et cette plainte, infime mais douloureuse.
-Dis-moi...comment est-ce qu'il est !
Il rugit. Se recroqueville un peu plus, la tête entre les genoux et ses épaules se secouent en tressautements saccadés.
-Je ne l'ai pas vu, Asagi...
-Tu mens !
Le temps d'un éclair il s'est retrouvé plaqué contre les barreaux, son front touchait presque celui de Mashiro et le pauvre n'avait d'autre choix que de s'écraser sous le regard noir et enragé de l'homme.
-Tu l'observais ! Tu l'as vu ! Dis-moi comment est-ce qu'il est !
Ça bouillonnait de révolte contenue à l'intérieur d'un désir réprimé de bestialité. Il aurait voulu se jeter sur lui et le déchirer à mains nues, ce gardien qu'il n'avait pas pu voir mais qui devait avoir transporté un homme en dehors de sa cage pour l'amener vers la fin.
-Je veux savoir qui est-ce qu'ils ont condamné !
Des sanglots se mélangent à sa fureur. Bien qu'effrayé, Mashiro avance des mains tremblantes vers son visage sur lequel il pose doucement ses paumes. À ce contact chaleureux, Asagi laisse couler ses larmes que le jeune homme recueille sur sa peau. Il l'observe avec contrition, le visage crispé par un trop plein d'émotions. Maintenant qu'Asagi pleure, Mashiro se dit que lui ne doit pas le faire. Il se retient et ses mains caressent délicatement cette peau froide et livide.
-Ils n'ont... mis personne à mort, Asagi. C'est un homme qu'ils faisaient entrer dans une cellule vide.
-Mon Dieu, tu mens... Mais pourquoi est-ce que tu mens de manière si vulgaire ? Mashiro, je ne peux pas te faire confiance.
-Je ne mens pas, se lamente le garçon, accablé. Je ne peux pas te mentir sur cela, il n'y aura pas de mort, pas maintenant... Dis-moi, tu... n'entends pas ?
      Asagi lève un regard brouillé de larmes et brillant d'interrogation vers lui.
-Je croyais que tu l'entendais, murmure Mashiro, troublé. Asagi... à l'autre bout du couloir, dans une cellule aussi morte et froide que la tienne, il y a un innocent qui est en train de se noyer dans son désespoir.
Il a fallu longtemps, trop longtemps à Asagi qui était plongé dans une torpeur sans fond, pour entendre les sanglots étouffés.

A la fin, il a posé ses mains sur celles de Mashiro qui n'avaient pas quitté son visage et ses larmes se sont décuplées. Ses joues n'étaient devenues plus que deux lits de rivières froides.
-Même si je ne sors pas d'ici... Je veux continuer de te voir.
Mais à cela, Asagi n'y croyait pas vraiment.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Il n'est pas là.
Sur le pas de la porte, Suzuki Reita s'est figé. D'abord tétanisé par la vision du lit défait et vide de Takanori, il a ensuite vivement détourné les yeux, se rendant compte enfin de la présence à moitié nue de Natsuki.
Plus qu'à moitié, en fait.
-Je ne pouvais pas savoir que vous viendriez, a maugréé celui-ci avec désagrément, les sourcils froncés. J'ai bien le droit de me balader en serviette de bain dans ma chambre quand cet imbécile enfin n'y est plus, non ?
-Takanori n'est pas un imbécile, riposte Reita sans lui jeter un coup d'œil. Je ne vous permettrai pas de parler de lui ainsi.
-Excusez-moi ? scande Natsuki, à moitié offusqué, à moitié goguenard. Mais qu'est-ce qui vous prend à vouloir si ardemment défendre cet incapable ? Cet idiot ne sert à rien, imbécile, imbécile, imbécile, voilà tout ce qu'il est. Vous saviez qu'il a réellement l'intention de retourner à la Fourrière ?
-Ce n'est pas possible, rétorque Reita, amer, et pourtant il a senti une épine empoisonnée transpercer son cœur à l'arrière.

Il a dégluti. Dans un rire strident qui a déchiré l'air renfermé de la pièce, Natsuki s'est approché de lui et violemment a forcé l'homme à lui faire face pour soutenir son regard. Plus que par pudeur, c'est par un certain dégoût que Reita s'obstinait à détourner les yeux.
-Allez vous habiller, souffla-t-il au bord de la remontée acide qui, il le sentait, n'allait plus tarder à effacer le goût amer collé à sa gorge.
-Je fais ce que je veux dans ma chambre, rétorqua froidement Natsuki en le jaugeant avec une grimace comme s'il eût contemplé un tas d'ordures pestilentiel.  Ne jouez pas les saintes-nitouches.
-Cela n'est pas la question ! s'emporta Reita. Le fait est que...
Il s'est retenu à temps de prononcer le pire. Désemparé, il a poussé un profond soupir de détresse et a passé ses mains contre son visage, se massant du bout des doigts le front comme pour remettre ses idées en place.
-Quarante-six, a dit Natsuki dans un rictus au coin duquel logeait une jouissance qu'il était le seul à ressentir.
Reita a laissé échapper une grimace de répulsion.
-Ça me semble chaque jour de pire en pire...
-Vous voulez rire ? À chaque jour qui passe, je me rapproche de la perfection.
  Un désarroi indicible envahit Reita, mettant son esprit sens dessus dessous.
-Où est Takanori, alors ?
-Bon sang, mais pourquoi est-ce que tu t'intéresses à ce déchet ? Tu es à ce point en manque pour t'en remettre à une manière aussi basse d'attirer quelqu'un à toi ?
Le coup est parti tout seul. Comme s'il avait été un poids plume, Natsuki s'est laissé effondrer sur le sol, sonné. Il a porté une main à son visage, levant vers Reita des yeux emplis de stupéfaction plus que de colère.
-Ta serviette s'est détachée.
Avant que Natsuki ne pousse un hurlement, la veste noire de Reita s'étendit sur lui et, terrassé par l'humiliation, l'homme se redressa en titubant.
-Je ne te laisserai jamais, plus jamais tu entends, parler de lui de cette manière. Pense ce que tu veux de moi, l'avis d'un homme tel que toi m'est totalement égal. Sur ce, puisque tu te montres si charmant et courtois, je m'en vais chercher Takanori seul.
Reita allait claquer la porte derrière lui quand une voix l'a retenu :
-Attends...
Il s'est retourné, figé et méfiant, quand Natsuki s'avançait vers lui. Sans transition il a tendu à Reita son manteau, offrant aux yeux choqués de ce dernier sa nudité la plus complète et détachée.
-Moi aussi, je me fous de ce que tu penses. Si tu veux tout savoir, je te méprise bien plus que je ne méprise Takanori. C'est sans doute pour cette raison que je joue la provocation au point de dévoiler mon corps.
-Arrêtez ça tout de suite ou je préviens quelqu'un.
-Ah ? Vous me vouvoyez de nouveau ? ricana Natsuki.

Nonchalamment il ramassa la serviette de bain étalée sur le sol et l'accrocha autour de sa taille. Comme Natsuki s'approchait dangereusement de lui, Reita reculait au fur et à mesure que ses pas avançaient et bientôt il finit acculé contre le mur, détournant le regard pour ne plus voir ce corps qui lui apparaissait insupportablement trop frêle. Natsuki pointa un doigt sentencieux contre la poitrine haletante de Reita.
-Puisque vous êtes si fier et prétentieux, vous, puisque vous êtes persuadé que vous pourrez vous attirer l'attention de Takanori, ou plus extravagant encore, que vous pourrez l'aider et qu'il en a même envie, je vais vous dire une chose qui vous fera l'effet d'une bonne douche glacée.
Son ongle s'est enfoncé contre la peau de Reita à travers sa chemise. Celui-ci n'a pas bronché, tétanisé. Il n'y avait presque rien à faire face au froid glacial qui émanait de Natsuki comme si c'eût été là son aura.

-Il est là.

Reita n'a pas pu s'empêcher de reporter sur lui un regard intrigué.
-Il est là, répéta Natsuki dans un sourire narquois. Il s'est enfermé dans la salle de bain en reconnaissant vos bruits de pas qui s'approchaient de la chambre. Il ne voulait pas vous voir. Alors ? Qu'est-ce que vous comptez faire maintenant ? Je ne suis pas censé vous consoler.
                Au moment où d'un geste brusque Reita le repoussait pour courir ouvrir la porte de la salle de bain, y découvrant un Takanori paniqué qui cherchait désespérément à s'enfuir, c'est aussi la porte de la chambre qui s'est ouverte et sur le seuil est apparu Hakuei.
Comme terrassé par un coup de foudre, Natsuki s'est laissé choir sur le lit.
-Mais qu'est-ce que tu fais dans cette tenue ?
Et puis, entendant les cris de protestations qui provenaient de la salle de bain, Hakuei s'est précipité dans la pièce où il assista au spectacle désolant de Takanori qui cherchait à se libérer de l'emprise de Reita.
-Bon sang, mais qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ?
-Aidez-moi ! le supplia Takanori qui tendit sa main vers lui.
Hakuei demeura interdit pendant que Reita priait le jeune homme de se calmer et de l'écouter, avec une voix si douce que Takanori finit peu à peu par cesser de s'agiter.
Hakuei retourna dans la chambre où il trouva Natsuki étrangement prostré sur le lit, tremblant de tout son long.
-Qu'est-ce qui t'arrive ? s'inquiéta Hakuei qui se précipita sur lui.
C'est au moment où innocemment Hakuei s'était emparé de son poignet que ça s'est produit.
Ça a retenti dans tout l'hôpital comme un châtiment divin venant de s'abattre.
Déchiré et déchirant. La vision même d'une torture qui en engendrait une autre dans les cœurs palpitant avec panique des trois hommes présents.
Le hurlement de Natsuki. Un ciel orageux s'est effondré sur la tête de Hakuei.
Vertige et étouffement. Se détachant de sa main délicatement resserrée autour de son poignet, Natsuki s'est précipité hors du lit avant de tomber à genoux sur le sol blanc et glacé. Son hurlement se décupla comme il était recroquevillé dans les échos de sa peur.
-Je ne te laisserai pas me tuer !

Le cœur de Hakuei a sauté un battement.
 
 
 
 
 
 
 
                                          ~~~~~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 


-S'il vous plaît, arrêtez de vous agiter comme ça. Vous me rendez nerveux.
-Mais je le suis déjà, protesta Hakuei d'un ton truculent en envoyant soudainement valdinguer son verre d'eau heureusement vide qui roula sur la table avant d'être de justesse retenu par la main vive de Reita.
Hakuei bredouilla de confuses excuses tandis que Reita apaisait la serveuse qui était venue voir ce qui se passait.
-Je le sais, ce que vous ressentez. Ce n'est pas une raison pour nous faire remarquer dans un endroit tranquille. Il me semble que pour ce qui est de nous faire remarquer, nous avons déjà eu notre dose tout à l'heure.
-C'était horrible.
Hakuei a saisi son verre, le portant à ses lèvres avant de se souvenir qu'il était vide. Dépité, il se renfonça dans son fauteuil, cachant son désarroi derrière ses mains.
-Moi, je n'ai rien fait pour mériter ça ! grogna-t-il d'une voix pâteuse due aux deux whiskys qu'il avait avalés auparavant, et en disant cela il rivait sur Reita un regard empli de courroux.
-Vous sous-entendez que moi, j'ai fait quelque chose pour le mériter ?
-À cause de Natsuki... à cause de ce qui s'est passé, nous n'aurons peut-être plus jamais le droit d'y retourner. Et comment ferai-je pour le voir si je ne peux même plus me rendre à l'hôpital ?
-J'ai exactement le même problème en ce qui concerne Takanori.
-Mais vous, c'est foncièrement différent, protesta avec véhémence Hakuei dans un hoquet teinté d'ivresse.
-Et je peux savoir ce qui est différent ? s'enquit calmement Reita qui sentait pourtant en lui l'irritation le gagner.
-D'après ce que j'ai cru comprendre par Natsuki, vous, vous ne le connaissez même pas, ce Matsumoto Takanori... Ma relation avec Natsuki n'a totalement rien à voir, vous comprenez ? Ça ne vous fera rien, si vous ne pouvez plus voir cet homme. Mais moi, je me suis fait sauvagement renvoyer de cet hôpital car j'ai été injustement accusé d'être la cause des hurlements fous furieux de Natsuki.
-Eh bien, il semblerait que vous en soyez effectivement la cause étant donné qu'il a hurlé à la mort au moment même où vous êtes arrivé, lâcha sèchement Reita, plus par vengeance que par conviction.

Hakuei se redressa d'un bon, bousculant la table, et se pencha catégoriquement vers Reita qui le laissa approcher son visage du sien avec un détachement souverain. Deux regards s'affrontèrent, un bleu de glace et un noir de ténèbres, une lutte tacite et désespérée qui les maintinrent dans leur absurde et tangible rivalité avant que celle-ci ne se détache. Dans un soupir d'accablement, Hakuei se relaissa tomber sur sa chaise.
-Je suis désolé, je deviens saumâtre quand j'ai bu. Ciel, pourquoi est-ce qu'il m'en faut si peu ? Ah... C'est uniquement la faute de Natsuki.
-Takanori a hurlé aussi.
-Il l'a fait parce qu'il a fini par ne plus supporter les hurlements démentiels de Natsuki. Moi... je le terrorise ? Mais qu'est-ce que j'ai fait pour ça ? Dites, il m'a supplié de ne pas le tuer...
-Nous ne devons pas nous laisser faire. Ce ne sont pas ces médecins qui ne savent rien qui devront nous empêcher de les revoir. Parce que... d'une manière ou d'une autre, nous devons les revoir, pas vrai ?
-Je ne comprends pas.
-C'est simple, je dis seulement que les voir est une nécessité. Aussi bien pour eux que pour nous. Le fait est que eux ne le savent pas encore.
-Je ne parlais pas de ça. Je ne comprends pas l'horreur que j'inspire à Natsuki. Je ne lui ai jamais fait de mal. D'accord, je l'avoue, j'ai déjà été sévère et froid avec lui.
La voix de Hakuei tremblait. Les larmes aux yeux, un mélange d'alcool triste et de sel, il s'est frappé le côté gauche de la poitrine de son poing enragé.
-Mais je n'ai jamais voulu...
-Je le sais, souffla Reita. Je sais que...
-Vous ne savez pas ! éructa Hakuei en frappant du poing contre la table, ce qui valut une nouvelle intervention de la serveuse en colère.
Reita usa d'excuses et de politesses pour l'inciter à s'éloigner.
-Vous ne savez pas ce que je pense ni ce que je ressens, vous savez encore moins quelles sont mes intentions quant à Natsuki ! Mais ce dont vous pouvez être certain est que jamais je n'attenterai à sa santé physique ou morale. Et comment est-ce que vous pourriez comprendre ce que je ressens ?! Il m'a... supplié de ne pas le tuer !

Parce que l'alcool avait annihilé en lui toute pudeur ou sentiment de honte, Hakuei se laissa librement fondre en sanglots. C'était peut-être vrai. Que Reita ne pouvait pas comprendre. Parce que même si Takanori semblait le mépriser, il n'a jamais eu peur de lui. Reita n'a jamais inspiré la moindre crainte à quiconque. C'était peut-être tout ce qui comptait, au final.
-Comment est-ce qu'il ose...hoquetait Hakuei. Comment est-ce qu'il ose ne serait-ce que l'espace d'une seconde se mettre à craindre que je puisse vouloir le tuer ? Mais comment est-ce qu'il ose dire ça tandis que la personne qui est en train de l'assassiner, c'est juste lui-même ? Dites, vous savez...     

Hakuei a posé ses coudes sur la table, ses doigts reliés, et a fait non de la tête. Son regard pluvieux fuyait celui de Reita, ou peut-être simplement qu'il n'avait plus la force de regarder ailleurs que plus bas que lui. Viser plus bas qu'il ne l'était déjà, peut-être parce qu'au final il avait visé bien trop haut à vouloir venir en aide à Natsuki, et entretenir des liens qui n'attachaient que lui.
-Vous savez...
Hakuei plaque sa main contre sa bouche, le visage décomposé par le chagrin, comme s'il voulait s'empêcher de prononcer un sacrilège. Mais à la fin, n'y tenant plus, il a soutenu le regard contrit de Reita.
-Pendant un instant, j'ai vraiment cru que j'étais un réel danger pour lui.

Ça n'avait tout simplement pas de sens. En tant que danger, Natsuki se suffisait à lui seul. Même ça, Reita qui n'avait rien à voir là-dedans pouvait le voir. Et voir le corps nu de Natsuki avait accru sa certitude. Il était la seule personne à se faire mourir. Tout autour de Natsuki, nul danger il n'y avait, Reita le savait bien. Natsuki et Hakuei, c'était peut-être juste une main tendue, et une main à attraper, mais c'est comme si elles se trouvaient séparées par un monde entier l'une de l'autre.
Dans les ténèbres des yeux de Reita est apparu, vif et évanescent, un éclair de lucidité comme la nuée argentée d'une étoiles filante dans un ciel vide.
Il a fixé Hakuei avec tant de gravité que celui-ci s'en est retrouvé mal à l'aise. Avachi sur son fauteuil, il a grimacé.
-Qu'est-ce que vous voulez ?
-Et s'il n'avait pas osé le dire de manière moins absconse ?
Reita a eu droit à une expression parfaite de torpeur, puis c'est le visage de Hakuei qui est devenu abscons, un amalgame indéfinissable de sentiments divers qui, enchevêtrés les uns sur les autres, perdaient de leur identité.
Un embrouillamini confus de tout ce que l'être humain pouvait ressentir de plus déroutant. Hakuei a laissé échapper un rire nerveux pour se donner une contenance.
-Pardon ?
-Ce que je veux dire, expliqua patiemment Reita, est que peut-être par ces paroles blessantes qu'il vous a adressées, il a -consciemment ou non ?- voulu vous demander de manière détournée quelque chose qu'il n'était pas capable de dire autrement. Qu'il n'osait pas dire autrement.

Plongé dans des réflexions sinueuses et enfiévrées par l'alcool, Hakuei a rivé un regard vide vers le mur d'en face et lentement il s'est balancé d'avant en arrière, les mains appuyées sur les rebords de sa chaise.
Pour la première fois il ressemblait à rien d'autre qu'un enfant totalement égaré. C'est presque si Reita n'en a pas ressenti de l'attendrissement.
-Je ne comprends toujours pas, a susurré Hakuei sans détacher son regard fixe du mur.
C'était un mensonge. Du plus profond de son être, Reita avait étrangement ressenti que Hakuei mentait, et pourtant il s'est contenté de dire, le plus simplement du monde :
-En vous suppliant de ne pas le tuer, il vous priait peut-être seulement de ne pas le laisser mourir.
Silence. Hakuei ne regarde plus le mur. Il a semblé cessé de voir quoi que ce soit à travers le voile humide de ses yeux.
-Autrement dit, il veut que vous le sauviez.


                                       Mais ça aussi, c'était absurde. Sous la pression du non-sens qui était devenu son principal dictateur, Hakuei s'est effondré.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Il y avait quelqu'un qui faisait face à la vitre. Qui faisait face, en réalité, à ces dizaines de personnes dont les voix bruissaient sourdement derrière cette vitre, dans les discussions vives et enjouées de tout ce beau monde qui peuplait le restaurant.
Il y avait quelqu'un, enveloppé du silence de l'envers et des halos multicolores des néons peuplant la ville, qui observait. Les mains dans les poches, on aurait presque cru que ce jeune homme enveloppé dans ses vêtements trop larges et miteux était un indigent convoitant le luxe de cet intérieur empli de lumières, de chaleur et de bonne nourriture.
On aurait pu croire à cela.
Mashiro aussi aurait pu le croire si seulement le regard fixe et étranger du jeune homme ne restait pas seulement planté sur lui. Il n'avait pas vraiment peur, non. Il se sentait mal à l'aise d'être l'objet de toute l'attention de ce jeune homme plutôt charmant malgré ses apparences nécessiteuses.
-Excusez-moi, Mademoiselle...
-Monsieur, il y a un problème ?
-Non. Eh bien, à vrai dire... serait-il possible de changer de table ?
-Ah ? Pour quelle raison ?
Qu'il était épié, ce n'était pas une chose que Mashiro pouvait dire. Il aurait pu se faire passer pour un fabulateur paranoïaque, ou bien quelqu'un qui avait quelque chose à se reprocher pour être traqué.
-En vérité, j'ai beaucoup de problèmes avec la lumière artificielle. Ces lustres, et tout le reste... ça peut me donner des éblouissements qui m'amènent à l'évanouissement.
Bien sûr, c'était purement imaginaire. La serveuse le regardait avec un étonnement très attentif.
-Serait-il gênant que je m'installe dans l'une de ces alcôves pour m'éloigner quelque peu de la lumière trop vive pour moi ?

Il a réprimé un immense soupir de soulagement lorsqu'il s'est trouvé accordé le droit de se déplacer. Comme sa commande n'était pas encore arrivée, il n'y avait eu aucun problème à ce qu'il s'installe dans une alcôve isolée sur la gauche dans la partie la plus intime de la salle. Tout comme lui ne pouvait le voir, il ne pouvait être vu de cet homme qui l'observait à travers la vitre.
Pourtant toute quiétude avait quitté son corps. Une nervosité insoutenable le prenait et c'est presque s'il sentait ses veines palpiter à rythme paniqué sous sa peau. Il a pensé à Asagi. De la sueur froide perlait sur sa tempe quand ses yeux secs s'écarquillaient sur les murs chauds sans les voir. L'image d'une cellule vide s'est abattue sur sa conscience, et terrassé il a enfoui son crâne entre ses mains en même temps que les battements de son cœur sourdaient dans sa poitrine.
-Il y a un problème, Monsieur ? s'enquit le jeune serveur venu apporter l'entrée qu'il avait commandée.

Mashiro s'est jeté sur son plat à peine posé sur la table comme s'il se fût agi du Messie. Il a dénié de la tête, et les boucles emmêlées de ses cheveux blonds dansaient en tournoyant quand il faisait ce mouvement.
-S'il arrive quoi que ce soit, n'hésitez pas à appeler quelqu'un.
Il a fait oui, cette fois, sans lui prêter trop d'attention. Il a saisi ses baguettes et a avalé un morceau de champignon qui baignait dans la soupe brune et épaisse. Brûlant. Il a manqué s'étouffer en le recrachant par réflexe.
Un filet du liquide a découlé d'entre le coin de ses lèvres. Il a baissé la tête, honteux, et ses yeux se sont posés sur le mouchoir de tissu qu'il tenait entre ses mains.
Rectification.
Ses yeux se sont posés sur le mouchoir de tissu qu'il ne tenait pas entre ses mains, puisque celles-ci formaient une coupole sous son menton pour empêcher le jus de couler. Alors il a levé le regard, ébahi, vers le propriétaire de ces mains viriles et gracieuses qui lui offraient ce mouchoir.
-Bonsoir.
Il a vu un sourire aussi artificiel que la lumière des néons. Mashiro a frôlé la syncope. Ces cheveux d'un blond cendré désordonnés, ces yeux fixes et éteints, ces vêtements usés et trois fois trop larges pour celui qui les portait... Ça ne faisait aucun doute.
-Comment avez-vous...?!
La première question qui a envahi son esprit plongé dans la confusion était de savoir comment est-ce qu'un homme si messeyant avait pu pénétrer sans se faire congédier aussitôt dans un restaurant qui réunissait les citoyens les plus "convenables". Puis Mashiro s'est souvenu que là n'était vraiment pas l'important.
-Qu'est-ce que vous faites ici ?
En guise de réponse, l'inconnu a poussé un soupir accablé en frottant délicatement le coin de la bouche de Mashiro à l'aide de son mouchoir. Le garçon le laissa faire, trop choqué pour réagir.
-Bon ben, c'est foutu, on s'est fait remarquer.
-Plaît-il ? se vexa Mashiro que la nervosité rendait irascible.
-Je comptais discuter calmement avec vous, mais vous avez crié si fort que l'on va me prendre pour un terroriste. Je vais me faire renvoyer.
C'est drôle, cette moue boudeuse avec laquelle il a dit ça. C'est ce qu'a pensé Mashiro par-devers lui et c'est avec un léger amusement mêlé de trouble qu'il s'est redressé pour lui faire face.
-Qui êtes-vous ?
-Personne.
L'inconnu gardait la tête baissée, résolu à ne pas regarder Mashiro. Un véritable enfant derrière ses airs de jeune homme fier et mature ! C'était sans doute la première fois qu'un homme au moins aussi âgé que lui paraissait de par son expression plus enfantin. L'inconnu a relevé vers Mashiro des yeux interrogateurs sans quitter cette moue ancrée sur ses lèvres.
-Vous ne me payez pas un repas ?
-Pardon ?
-Mais, c'est bien vrai, quoi, minauda l'autre d'une voix puérile qui contrastait vraiment avec son allure virile et peu avenante aux premiers abords.
Puis, voyant que Mashiro l'assassinait du regard, il a ajouté pour se justifier :   -Premièrement, je me déplace jusqu'ici pour vous trouver, deuxièmement, j'ai été mal payé, troisièmement, vous vous montrez désagréable, et surtout, j'ai faim, vous voyez.
Mashiro est demeuré figé un peu stupidement devant lui, oscillant entre le rire et l'énervement, mais il a choisi cette première option plutôt que d'attirer sur eux une attention non désirée. Une boule amère dans la gorge retenant ses éclats, son rire ressemblait plutôt à un étranglement tortueux.
-Vous plaisantez ?
-J'ai faim, a répété l'autre avec une grimace de désagrément.
Et comme pour appuyer ses dires, il a retournés ses poches sales d'où il sortit une pièce de cinq cent yens qui semblait antique tant elle était poussiéreuse. Mashiro n'a pu retenir une interjection de dégoût.
-C'est tout ce qui me reste pour ce mois-ci. Ça va être un peu juste, même un nul en calcul comme vous peut le comprendre, non ? Alors, dites, juste un petit repas...
-Non mais qui vous permet de dire que je suis nul en calcul ? Et d'ailleurs, comment est-ce que vous le savez ?
Comme l'autre le dévisageait d'un air interloqué et que son visage commençait à s'assombrir, Mashiro a poussé un soupir nerveux en passant ses mains sur son visage.
-Non, attendez, ce n'est pas la bonne question. Ce que je veux savoir est qui vous êtes et pourquoi êtes-vous ici.
-Je m'appelle Mao, déclara simplement le jeune homme avec un haussement d'épaules comme s'il trouvait la question stupide et sans intérêt.
-Mao ? Et alors ? C'est votre nom ou votre prénom ? Ce que je veux, c'est votre nom complet.
-Mais, non. Je m'appelle juste Mao. Vous êtes bête ou quoi ? Je n'ai pas le droit de dire mon vrai nom, sinon je suis foutu.


En disant cela il passa son index tendu en travers de sa gorge en signe de décapitation. Le sentiment qu'il semblait éprouver envers Mashiro était un mépris mêlé toutefois d'une certaine curiosité. C'était du moins ce que le concerné ressentait.
-Tu fais partie d'un gang de voyous ? Ah, ne me dis pas que tu es un larbin de yakuzas. Ou tu es membre d'une secte ? scanda Mashiro avec une pointe d'acidité dans la voix, les bras croisés comme il était de moins en moins disposé à inviter ce jeune homme à rester en sa compagnie.
-Ni l'un, ni l'autre, ni le suivant, a répondu Mao sans aucunement s'offusquer. Je travaille en indépendant, moi. Ça offre plus de liberté et c'est bien moins dangereux. Même si ça gagne peu, je l'avoue. Bien, on va dire qu'il y a des mois avec et des mois sans. Là, c'est plutôt sans. À part cet homme, on ne m'a demandé aucun service. Donc je suis un peu à sec. J'ai trente-deux ans et bien sûr à cause de ma situation précaire, personne ne veut de moi.
-Trente-deux...?!
-Vous avez un problème avec les trentenaires ? Ce n'est pas que vous n'êtes encore qu'une jeune midinette que vous devez me manquer de respect.
-Ça alors ! s'exclama Mashiro, offusqué. Non seulement je me fais traiter de jeune midinette mais en plus de cela vous osez m'accuser de vous manquer de respect ! C'est le monde à l'envers.
-J'ai faim. Je vous rembourserai, c'est promis. En attendant, il faut bien que je mange. Si je ne mange pas, je n'aurai plus de force, si je n'ai plus de force, je ne pourrai plus travailler, et si je ne peux plus travailler... Seigneur, je n'aurai plus d'argent ! Et là, je mourrai de faim !
-À supposer que ce soit vrai, ce serait à moi de vous nourrir ?
-Eh bien, si vous avez un minimum de bonne conscience...
-Chacun ses problèmes. Vous débarquez dans ma vie de but en blanc comme ça sans que je n'aie rien demandé, et je dois obéir à vos caprices alors même que vous vous montrez arrogant. Le nul en calcul a cessé de suivre vos innombrables élucubrations. Au revoir, Monsieur.
Sur ces mots, il s'est rassis à sa table et a ostensiblement plongé ses baguettes dans son plat maintenant un peu refroidi mais pas moins délicieux, savourant chaque bouchée sous les yeux ternes et envieux de l'autre.
-Vous ne voulez plus savoir pourquoi je suis venu ici ?
-Allez vous-en, a rétorqué Mashiro sans même lever les yeux.
Mao est resté les bras ballants, inerte et méditatif durant une minute avant de tourner les talons.
-Ça ne m'empêchera pas de vous revoir.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                                                        ~~~~~~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 
 

-Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous déranger.
Petite voix timide et tremblante. Ça respire l'humilité autant que la crainte.
Un murmure de sourire se peint sur des lèvres douces et avenantes.
Une aura de bienfaisance émane de cet homme qui, en entendant l'approche humaine derrière lui, ne s'est pas retourné. Installé à son bureau, il continuait imperturbablement d'écrire et c'est seulement lorsque la présence se fit proche et hésitante derrière lui qu'il lui prêta plus d'attention.


Pivotant sur sa chaise pour lui faire face, il ouvrit grand les bras dans une exclamation de joie. Il se redressa et ôta délicatement ses lunettes à l'épaisse monture noire qui lui seyait à ravir.    L'arrivant pensa par-devers lui qu'il était presque dommage d'ôter ces lunettes qui le mettaient en valeur. Puis, il l'a observé plus profondément et finalement, il s'est dit que le naturel était ce qui rendait le plus beau cet homme. Et lorsqu'une main amicale s'est posée sur son épaule, il a instinctivement reculé, honteux de penser ce genre de choses.
-Tu ne me déranges pas, Mao. Je suppose que tu es venu me donner des nouvelles ?
Il a secoué la tête, le nez baissé par une culpabilité qui le rendait incapable d'affronter le regard de l'homme. Celui-ci s'étonna, sceptique.
-Qu'es-tu venu me dire, alors ?
-Je... voulais savoir s'il ne serait pas possible que vous me fassiez une avance sur mes honoraires... Oh, juste une petite partie, ça suffira. C'est juste que... j'en ai besoin rapidement, en vérité.
-Je vois. Bien, c'est entendu alors, après tout tu as déjà commencé le travail que je t'ai demandé. À propos, cela ne s'est pas révélé trop difficile ?
Le regard reconnaissant que Mao avait levé sur Ryô était devenu morne.
-Eh bien, ça s'est révélé plus compliqué que je ne le pensais. En réalité, il n'est pas du tout aussi chaleureux et agréable que j'avais pu le croire. De plus, il a réagi d'une manière très étrange lorsque je lui ai révélé mon âge. Pourquoi les gens sont-ils tous ainsi avec moi ? Dites, à part vous, ils semblent tous me haïr quand ils apprennent que j'ai trente-deux ans. Pour quelle raison ? Ils n'ont plus jamais les mêmes réactions avec moi.
     Un rire léger s'est échappé d'entre les lèvres souriantes de Ryô, déconcerté.
-Tu te trompes. C'est ton imagination qui te joue des tours, mais je pense seulement que chacun doit être surpris d'apprendre ton âge... Je l'ai été tout autant je dois avouer, tu ne fais pas tes trente-deux ans.
Mao a voulu rétorquer quelque chose, mais il s'est ravisé en réprimant un soupir. Bien qu'il n'eût pas l'air convaincu, il hocha tristement la tête.
-Je suis désolé. Je n'ai pas pu discuter avec lui. Je crois que je lui ai fait très mauvaise impression, ah, ce n'est pas étonnant avec mon accoutrement dépravé. Je ne sais pas bien comment est-ce que je ferai la prochaine fois. La tentative d'approche risquera d'être difficile.
-Que t'a-t-il dit ? s'enquit Ryô d'une voix douce.
Il invita d'un geste de la main l'homme à s'asseoir sur la chaise qu'il occupait un instant plus tôt. Dans un merci confus, Mao se laissa choir, complètement démoralisé.
-Ça n'ira pas si je me décourage si vite. Quelle peste, ce garçon ! Pédant et complètement dédaigneux. Pour être honnête, je ne l'aime pas. Après tout ce que j'avais appris sur lui, je pensais avoir affaire à quelqu'un de bien mais j'ai eu tort. Je peux paraître cru mais s'il n'en tenait qu'à moi, je ne voudrais pas... Je veux dire que je renoncerais à cette idée que vous avez eue. Ce n'est pas le bon moyen que celui de reposer ses espoirs sur cet homme. Il n'en sera pas capable. Juste un égoïste.


Comme s'il venait de prononcer un blasphème, Mao porta ses mains à sa bouche avant de se signer, les lèvres tremblantes.
-Ryô-san, je ne voulais pas dire que vous avez tort ou quoi que ce soit. Je comprends bien là la noblesse d'esprit dont vous faites preuve mais... je pense malgré tout que ce n'est pas la bonne solution.
-Je n'ai pas fait appel à toi pour juger cet homme. Je veux seulement que tu m'en apprennes plus sur lui. Tu l'as dit toi-même, non ? Il ne t'a même pas laissé l'occasion de lui parler. Avec ça, comment est-ce que tu peux le connaître ?
Mao s'inclina profondément, repentant.
-Je vous présente toutes mes excuses, Ryô-san. J'ai été peut-être le premier à me montrer impoli envers cet homme. Je ferai de mon mieux pour accomplir ce que vous m'avez demandé. D'ailleurs... pour les honoraires, laissez tomber l'avance. Je ne mérite pas d'argent tant que je n'aurai pas fait mon devoir correctement.
-Relève-toi, je t'en prie. Et cesse de m'appeler Ryô-san et... Enfin, c'est stupide, que fais-tu ? On dirait un enfant. Ah, tu es agaçant sais-tu. Tu ne te comportes pas comme un homme adulte, c'est peut-être la raison pour laquelle tu as importuné cet homme et qu'il s'est montré désagréable envers toi. Pour les honoraires, je te les donne. Même si tu n'arrives pas jusqu'au bout, tu as déjà commencé donc c'est normal.
Mao s'est redressé mais gardait la tête baissée, silencieux comme un cri étouffé dans du coton. Il a souri. Entre son sourire flottait du vide.
-Je ne comprends pas pourquoi vous faites tout cela.

                  Sa voix s'était brisée en des milliers d'éclats de verre.

 

 
 
 
                                                      

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu dois être déçu, pas vrai ? Il n'est pas là.
Adossé contre le mur de gauche, Asagi a mollement tourné la tête vers Hakuei, le regard vide. Il avait la même expression que cette fois-là où ils l'avaient trouvé drogué, mais seuls l'abattement et la lassitude privaient Asagi de toute expression. La vie semblait flotter à côté de lui sans que jamais il ne puisse la saisir.
-Nous nous étions échangé nos numéros de téléphone. Tu comprends, pour que je puisse l'accompagner si jamais il n'avait pas le courage de venir seul. Au final, Mashiro m'a appelé pour me prier de venir le rejoindre devant le bâtiment. Mais quand je suis arrivé... il n'était pas ici.

Asagi a dirigé son regard vers le mur d'en face puis, dans un bâillement ostensible, s'est allongé sur le sol froid. Des pans de ses haillons noirs balayaient le sol crasseux, mais tout cela devait lui paraître insignifiant. D'ailleurs, qu'est-ce qui pouvait demeurer important aux yeux d'un être humain enfermé dans une cage vide et glacée, traité comme une marionnette et mal nourri, sans aucune autre liberté que celle de souffrir en silence, et en silence seulement sinon l'on vous mettait des muselières et vous droguait ?

-Tu te dis sûrement que ça ne sert à rien que je sois ici. Ah, tu n'as pas tort... Puisque Mashiro n'est pas là, qu'est-ce que je pourrais faire ? Toi, tu ne m'aimes pas... et je ne te porte pas particulièrement dans mon cœur non plus. Autrement dit, je ne te suis d'aucun réconfort. Tu aurais voulu le voir, Mashiro, pas vrai ?
Les yeux d'Asagi étaient fermés. Il ne bougeait pas, étendu de tout son long sur le sol, le dos tourné, son coude replié sous sa joue. Ses longs cheveux noir de jais étaient éparpillés en de ténébreux feux d'artifice sur le ciel gris du sol.
-Tu sais, je crois qu'il veut vraiment te sortir d'ici. Pourquoi est-ce que je te dis ça, moi ? Je ne le connais pas, après tout. Il ne faudrait pas que je te donne de faux espoirs. Mais tu vois...
-Pour quelle raison n'est-il pas venu ?
C'était une voix ensommeillée et désintéressée. La question semblait n'avoir été posée que par simple convenance, mais l'indifférence d'Asagi était palpable. Cependant, Hakuei a baissé les yeux. Les lèvres entrouvertes, comme encourageant les mots à sortir, il a secoué la tête. Son regard posé sur Asagi était devenu brillant.
-Il a peur.
-Alors il n'aurait jamais dû venir. Quand on n'est pas capable d'affronter le malheur des autres en face, quand on est un pleurnicheur comme lui, on ne se rend pas dans un endroit pareil. Il faut être détaché de tout pour pouvoir y pénétrer sans émotion. Ce gamin, tu parles... Il pleurerait toutes les larmes de son corps en voyant un chat écrasé sur la route.
-Non... s'étrangla Hakuei. Ce que je veux dire est qu'il a peur... de s'attacher à toi.
Il y a d'abord eu un silence planant, aussi lourd qu'une chape de plomb écrasant l'esprit. Ce silence que l'on impose pour honorer la mémoire d'un disparu. À cette pensée, le cœur de Hakuei s'est légèrement emballé.
Il allait prononcer quelque chose pour briser ce silence pesant quand le rire d'Asagi a retenti, aussi aiguisé et froid qu'une stalactite. Hakuei a serré ses poings. La pensée de Mashiro l'appelant au dernier moment pour lui dire qu'il ne viendrait pas emplit sa gorge d'un goût amer qu'il fut sur le point de recracher quand le froissement des habits d'Asagi, faisant un demi roulement pour s'allonger sur le dos, l'arrêta.
Le rire de l'homme, l'épine empoisonnée de la rose à la beauté ternie qu'était Asagi, n'avait rien de joyeux. Les yeux fixés au mur, Asagi n'avait plus le contrôle de son corps secoué.
-Qu'importe qu'il s'attache à moi. J'irai défaire ces liens et l'éloignerai de moi aussi facilement que l'on tord le cou d'un moineau. Il n'y a jamais eu aucune utilité à ce qu'il vienne.


Lorsque Hakuei est sorti du bâtiment, une mélancolie mêlée d'émerveillement l'a assailli comme il s'est aperçu que les premiers flocons de neige tombaient à Tokyo. Soufflant de l'air chaud au creux de ses mains, il a avancé la tête basse, laissant derrière lui de pâles empreintes sur la fine pellicule poudreuse et immaculée. Au Japon, l'on dit que la personne avec qui l'on voit les premiers flocons de neige tomber est celle qui nous est destinée. Étrangement la pensée de Mashiro et Asagi a traversé son esprit. À quoi bon ? Asagi ne pouvait ni voir ni sentir la neige. Il n'y avait même pas de fenêtre dans ces cellules qui enfermaient jusqu'à leur volonté réelle de vivre.
Hakuei a traversé la cour qui séparait le bâtiment de la gigantesque grille qui le ceignait. Ses pas se faisaient de plus en plus pressés comme s'il cherchait au plus vite à s'éloigner de ce lieu créateur et détenteur de malheur. Au fur et à mesure qu'il avançait, sa tête se vidait, le froid l'engourdissait et il se sentait léger et libre comme un oiseau. Si léger d'ailleurs qu'il a manqué tomber à la renverse lorsqu'il s'est heurté contre quelque chose. Brutalement sorti de sa torpeur, Hakuei a levé des yeux écarquillés vers la personne qu'il avait bousculée.
Mashiro se tenait juste là, qui le dévisageait, immobile.
Était-ce le froid mordant ? Il était livide.

-Je suis désolé, Hakuei.

Lui, il n'a pu faire rien d'autre que sourire. Lui offrir un sourire radieux derrière lequel se terrait le manque total de conviction. Pourtant, il avait l'air sûr, ce sourire.
Quand Mashiro a éclaté en sanglots, Hakuei a posé sa main sur son crâne et tous les deux s'en sont allés, les bruits de leurs pas étouffés dans la neige.
 
 

Signaler ce texte