Psy-schisme -chapitre quinzième

Juliet

-Ryô !
Satsuki s'est jeté sur Ryô qui est tombé à terre dans un fracas assourdissant. Le jeune homme s'est redressé, sonné, et a contemplé avec béatitude les trois hommes qui venaient d'entrer en trombe dans la chambre.
-Mashiro...Satsuki. Qu'est-ce que vous faites ici ?! Et qui c'est, lui ?! s'est-il exclamé en désignant Kyô du menton.
-Ryô, tu es devenu fou ! se lamenta Satsuki. Que faisais-tu à ce pauvre homme en cet instant même ?!
Satsuki se tourna vers la personne allongée sur le lit et s'immobilisa aussitôt. Paralysé et tendu, son visage blêmit lorsqu'il reconnut celui qui n'était autre que son ancien voisin, Mao.
-Qu'est-ce que... vous...

Mao n'a pas répondu. En haletant, il s'est légèrement redressé et s'est adossé contre son oreiller. Il portait de légères marques de strangulations qui se dissipaient à vue d'œil autour du cou. Il a levé des yeux vitreux vers Satsuki mais n'a pas semblé le reconnaître.
-Satsuki, je peux savoir ce que tu fais ici avec Mashiro et cet inconnu ? hurla Ryô.
Satsuki lui lança un regard si froid que son meilleur ami se figea sur place. Si tant est qu'en ce moment même, Satsuki était encore son ami.
-"Cet inconnu" comme tu dis a un nom : je te présente Tôru Nishimura. Pour faire simple, nous avons trouvé Mashiro mal en point devant la Fourrière. Ryô, ton frère...
-Je sais ce qui est arrivé à mon frère ! explosa Ryô qui se jeta sur Satsuki en l'agrippant par le col.
Ses yeux étaient injectés de sang, exorbités par la haine, et son visage défiguré par une rage sans fond. Il éructait.
-C'est lui ! accusa-t-il en pointant Mao du doigt. C'est de sa faute ! Il a fait emprisonner mon frère ! Depuis le début, il avait tout manigancé pour qu'Asagi soit accusé ! Tu te rends compte qu'il a osé le provoquer pour que Asagi sorte de ses gonds, et tout cela en sachant que pendant même qu'Asagi allait lui régler son compte, Mao portait une micro caméra sur sa chemise ! Satsuki, c'est ça que Mao a fait ! C'est de sa faute si mon frère est condamné à moisir dans cet endroit de malheur ! Mais c'est lui qui devrait y crever comme un rat ; Satsuki, si tu es mon ami, aide-moi à jeter cette ordure au fond d'une cellule !


Le coup partit tout seul. Mashiro et Kyô se pétrifièrent, horrifiés.
Lorsque Tôru a voulu s'interposer devant Satsuki qui s'apprêtait une nouvelle fois à frapper son meilleur ami, l'homme l'a brutalement dégagé mais, au lieu de porter la main sur Ryô, il s'est tourné vers un Mao convalescent.
-Je ne comprends absolument rien à ce qu'il se passe, mais tous les deux, vous n'êtes que des criminels. Toi, Ryô, tu étais en train d'étrangler un homme qui peut à peine bouger. Quant à toi, Mao... d'après ce que j'entends, tu es resté toujours aussi bon à jeter.

Mashiro a lancé un regard de détresse vers Kyô qui ne savait que faire. Était-ce bien Satsuki, ce Satsuki que Kyô avait toujours connu ? Était-ce bien ce même homme qui était en train de parler avec tant de mépris et de cruauté ?
-Tu peux nous dire ce qui s'est passé il y a deux ans, Mao ? a grondé Satsuki. Lorsque la Police est venue te chercher à ton domicile, c'est-à-dire juste à côté de chez moi...
-S'il vous plaît, supplia Mashiro. Ce n'est pas le moment.
-Je le savais ! se lamenta Ryô en se laissant choir à genoux, secoué par les pleurs compulsifs. Depuis le début, c'est Asagi que j'aurais dû écouter ! Lui, il avait senti que cette ordure n'était qu'un danger public ! Mais au lieu d'écouter mon frère tant aimé j'ai préféré faire confiance à la pire des ordures ! Et voilà où est-ce que nous en sommes ! Mao, Mao, je ne te le pardonnerai jamais ! Jamais ! Je te jure sur ma vie qu'un jour je t'ôterai la tienne ! Toi, tu nous as trahis, manipulés, soudoyés, tu nous as vampirisés et sucés jusqu'à la dernière goutte de nos sangs pour arriver à tes fins ! Et tout cela pour de l'argent ?! Mao, tu es vraiment capable de ruiner des vies entières pour dix millions de yens ?! Asagi avait raison ! J'aurais aimé qu'il ne te tue, ce jour-là, plutôt que de t'envoyer à l'hôpital ! Tu ne méritais pas d'être épargné seulement Asagi ne méritait pas de se salir les mains pour une ordure comme toi ! Tu es même allé jusqu'à organiser le viol de Mashiro pour le sauver et être vu en héros afin de gagner notre reconnaissance et notre confiance !

Alors même que Mashiro, sous le choc de la révélation, se sentit étourdir et tomber en arrière avant que Kyô ne le rattrape de justesse, Ryô, lui, s'était redressé pour se jeter sur l'homme sans défense. Satsuki se précipita et l'emprisonna fermement de ses bras.
-Je t'interdis de le toucher.
-Il a condamné Asagi ! s'étranglait Ryô comme il luttait et tendait désespérément le bras vers Mao. Il a condamné mon frère à la pire des vies et la pire des morts, tout ça pour quoi ?! Pour de l'argent ! Satsuki, il a ruiné la vie d'Asagi et la mienne mais toi, tu prends sa défense ?!
-Je ne prends pas sa défense. Je ne veux pas que tu deviennes un meurtrier. Vu l'état de démence dans lequel tu te trouves, tu serais capable de le tuer.
-Pourquoi ?! se déchirait Ryô qui luttait vainement contre l'emprise ferme de Satsuki. Pourquoi est-ce que tu as fait ça, Mao ?! Si ce n'était que de l'argent que tu voulais, tu aurais pu t'y prendre autrement ! Pourquoi est-ce qu'il a fallu que tu ailles si loin et condamnes ainsi la personne la plus chère à mes yeux ?! Asagi ! Asagi ! Rends-moi Asagi ou je te torturerai jusqu'à trépas, qu'importe le châtiment qui m'en sera infligé !
-Ryô !
Satsuki plaqua brutalement Ryô au mur et saisit son visage, le forçant ainsi à supporter son regard. Les yeux de Ryô n'étaient plus qu'un sombre océan agité de désespoir. Des mèches de ses cheveux emmêlés étaient collées à son visage baigné de larmes.
-Ryô, tu es en train de devenir fou. Je t'en supplie, pria Satsuki d'une voix douce. Je ne veux pas perdre mon meilleur ami.
Ryô hoquetait. Sa poitrine était démesurément agitée de sanglots comme sa respiration se faisait de plus en plus sifflante.
-Fou... je deviens fou. Satsuki, je suis en train de devenir fou ?
Un sourire s'étala sur le visage de Ryô. Un sourire dépourvu de joie, et empli de folie.
-Satsuki, je suis fou ! Ô, Satsuki, alors envoie-moi à la Fourrière ! Oui, je suis un dément, un névrosé, hystérique, épileptique, tout à la fois, alors je finirai à la Fourrière ! Voilà la solution ! Satsuki, je vais mourir aux côtés de mon frère ! Envoie-moi à la Fourrière rejoindre Asagi ! Va le leur dire, toi ! Va leur dire combien je suis fou !

Il riait. De manière démesurée, incontrôlée, démentielle et presque démoniaque. Ses yeux étaient redevenus secs comme un désert aride et à travers eux son cœur se desséchait. Il riait et s'étouffait, s'étranglait, tapait dans ses mains, produisait un chaos sonore insoutenable autour de lui.
Satsuki était décomposé. Il se sentait impuissant et déboussolé face à ce corps secoué par la démence qu'il ne reconnaissait plus comme étant celui de son meilleur ami.
Et d'un seul coup, Ryô s'est immobilisé. Sans transition il s'est tu et a contemplé avec un trouble profond le visage de Satsuki presque collé au sien, comme s'il ne le reconnaissait pas.
-Qu'est-ce que je peux faire d'autre ?
Sa voix s'est infléchie et il a fondu dans les bras de son meilleur ami. Il aurait voulu pleurer mais même ça, le désespoir empêchait Ryô de le faire.
-Je t'en supplie... Si tu es mon ami, si tu tiens à mon bonheur, tu dois le faire... Moi, je veux finir avec Asagi.

Un long silence a régné sur les cinq hommes pendant de longues minutes. Minutes durant lesquelles Satsuki berçait Ryô, Tôru consolait Mashiro tandis qu'il était lui-même rongé par l'angoisse, et Mao observait chacun d'eux tour à tour. Ses yeux se posaient sur eux sans aucune expression comme s'il était en dehors de tout, comme si la situation le dépassait totalement. En réalité, Mao semblait avoir perdu toute conscience.

Et puis, lentement, Mashiro qui avait le visage enfoui au creux du cou de Kyô a relevé la tête. Tôru l'a dévisagé avec étonnement et Mashiro lui a souri, de ce sourire extrêmement doux dont il avait l'apanage et, sans un mot, il s'est avancé vers les deux autres hommes. Il a délicatement saisi la main de Ryô alors agrippée au dos de Satsuki. Aussitôt et comme par enchantement, les pleurs de Ryô ont stoppé. Il s'est détaché de Satsuki et a fixé Mashiro par-delà le rideau de larmes.
-On va le voir.
Pas un geste, pas un mot. Un mélange de crainte, d'espoir et de totale incompréhension.
-Ryô, viens avec moi, a murmuré Mashiro avec un chagrin qu'il s'évertuait à retenir. Nous allons voir Asagi.

Ryô secouait la tête, la mâchoire serrée, pourtant il suivait lentement Mashiro qui avançait vers la porte.
Satsuki et Kyô observaient le jeune blond avec effarement.
Satsuki allait l'arrêter quand Kyô le retint par le bras.
-Il sait ce qu'il fait, murmura-t-il.
-Mais Ryô ne sait pas qu'Asagi est...
-Tais-toi.
Satsuki s'est tu. Sa main tremblait.

Lorsque la porte de la chambre s'est refermée derrière Ryô et Mashiro, Kyô et Satsuki sont demeurés inertes pendant un long moment à fixer cette porte, comme s'attendant à en voir surgir une révélation.
Bien sûr, il n'y eut rien.
-C'est vrai, a fait la voix de Mao comme parvenue du fond d'un tunnel. Lorsque nous nous sommes revus à la Fourrière l'autre jour, Tôru, j'ai oublié de te le dire. Tu as vraiment changé. Dis, depuis ce jour où j'ai été le premier après toi à découvrir le cadavre de ta mère, tu as vraiment changé. Moi aussi, tu sais. Moi aussi, j'ai changé.

Ils l'ont regardés sans oser bouger. Il n'y eut pas un mot, jusqu'au moment où l'infirmière chargée des soins quotidiens entra dans la chambre. Satsuki et Tôru quittèrent la pièce, laissant là la jeune femme et Mao qui s'était endormi.
 
 
 

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Alors qu'il entraînait Ryô par la main au milieu des couloirs, Mashiro s'est heurté de plein fouet à un homme grand et robuste qui déambulait à toute vitesse.
-Vous ne pouvez pas faire attention ?! gronda Ryô à l'attention de l'inconnu.
-Je suis vraiment désolé pour votre ami, je suis... Ah, Mashiro ?
Mashiro a hésité quant à pousser une exclamation de surprise ou bien sourire malgré son état d'angoisse, ce qui a provoqué sur son visage une expression hétérogène et troublante.
-Que fais-tu ici ? Je veux dire... c'est un hôpital et...
-Je le sais, a répondu Hakuei dans un rire nerveux. Mais Natsuki est ici, tu sais.
-Oui, je le sais, répondit Mashiro qui se sentit tout bête.
-Vraiment ? Comment cela ?
-Je l'ai vu... la dernière fois.
Mashiro a baissé la tête. Il s'est souvenu de ce jour où, étant allé voir Mao à l'hôpital, il avait été terrorisé par les rires de ce dernier qui provenaient depuis sa chambre, et par la vision de Natsuki qui à ce moment-là était passé devant lui, criant, pleurant, se débattant et suppliant, retenu par des infirmiers impitoyables. Oui, à ce moment-là, Mashiro s'était trouvé mal et, recroquevillé sur le sol, perdu au milieu des échos de sa peur, il suppliait intérieurement Hakuei de venir libérer Natsuki. C'est alors qu'Asagi était arrivé et une fois de plus l'avait pris dans ses bras. Asagi. Mashiro a posé ses mains devant ses yeux.
-Comment savais-tu qu'il s'agissait de Natsuki, toi qui ne l'as jamais vu ? fit la voix perturbée de Hakuei.
-Parce qu'il hurlait ton nom.
"Mais tu n'es pas venu". Mashiro ne pouvait décemment pas dire ça. Pourtant sur le coup, il en avait vraiment voulu à Hakuei de ne pas venir délivrer Natsuki des mains de ces barbares qui se prétendaient infirmiers.

Pourquoi est-ce qu'à cet instant, il avait pris la voix d'Asagi pour celle de Hakuei ? Avait-il tenu à ce point-là à le voir lui plutôt qu'Asagi ? Pourtant, lorsqu'il s'est rendu compte qu'Asagi le tenait dans ses bras, la douceur de son étreinte contrastant avec le tranchant de ses mots, Mashiro s'était senti tellement bien...
-Pourquoi tu pleures ?
Mashiro a tourné la tête vers l'endroit d'où provenait la voix de Ryô. Il a haussé les sourcils en un arc d'étonnement car alors, il avait toujours les mains posées sur ses yeux.
Le fait que Ryô ait vu ses larmes était étrange. Ce qui l'était plus encore était qu'il pose la question. "Pourquoi est-ce que je pleure ?"
La réponse était évidente à Mashiro. Il a senti son cœur se serrer quand il a réalisé que bien sûr, la raison de ses pleurs ne pouvait pas être évidente pour Ryô. Parce que Ryô ne savait pas encore.
Il a baissé les bras. Ses yeux étaient obstinément secs, vus de l'extérieur.
-Et toi, Mashiro ? Qu'est-ce que tu fais à l'hôpital ? a murmuré Hakuei en rivant sur lui un regard brillant de contrition.
Mashiro a saisi le poignet de Ryô et a serré sa main autour de lui.
-Je ne te pardonnerai pas si tu ne sauves pas Natsuki.

Il a subitement tiré Ryô par le bras et tous deux se sont éloignés dans les couloirs.
-Et tu penses que je me le pardonnerais ? a fait Hakuei.
Bien sûr, Mashiro était trop loin pour l'entendre.
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu m'as dit que l'on allait voir mon frère, a gémi Ryô tandis que l'ascenseur les amenait vers le bas à une vitesse désespérément lente.
Mashiro s'est démené sur le bouton du deuxième étage en appuyant le bas de sa paume avec acharnement, mais bien sûr cela ne fit pas accélérer l'ascenseur.
-On va le voir, a-t-il dit dans un gargouillis.
-Mais pourquoi est-ce que tu nous amènes au deuxième étage ?
Mashiro a levé la tête. Les yeux sombres de Ryô semblaient tel un ciel de nuit perdu derrière des nuages gris par un temps de brouillard.
Comme Mashiro n'a pas répondu, les nuages ont commencé à pleuvoir.
Le deuxième étage était celui des urgences.


 
 
 
 
 
 
 

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-Qui êtes-vous ?
Le jeune garçon n'a pas répondu. Il a planté son regard noir dans les yeux interloqués de la femme et comme si cela eût été parfaitement naturel, il l'a poussée d'un bras et a pénétré à l'intérieur de l'appartement.
Son pas lourd et lent a percuté sur le sol comme les tambours proclamant l'arrivée d'une menace ou d'un événement deus ex machina.
-Jeune homme ! Veuillez vous présenter ! Qui êtes-vous ?! hurla la femme qui, nullement impressionnée, vint se planter devant le garçon qui le dépassait d'une quinzaine de centimètres.
Il la dévisagea comme s'il venait seulement de se rendre compte de sa présence.
-Excusez-moi, dit-il d'une voix de robot. Je suis bien chez Matsumoto Takanori ?
-Que voulez-vous à mon fils ? scanda-t-elle d'un ton qui ne laissait place à nulle défiance.
-Je voudrais le voir.
-Pour quelle raison ?
-Il me faut lui parler.
Et sans plus attendre il s'avança vers la porte fermée à clé au bout du couloir, certain qu'il s'agissait de la chambre de Takanori.
-Il est de toute façon reclus et puni, dit-elle en se plaçant devant la porte, implacable. Je n'autorise pas à ce qu'il voie quiconque.
-Si vous ne voulez pas que lui voie quelqu'un, soit, mais cela n'a pas d'importance puisque c'est moi qui vais le voir, Madame.
-Vous vous moquez de moi ?
-Pas du tout. C'est simplement de la logique.
Il la toisa du haut de sa taille comme il examinerait un animal mal éduqué. Avec un mélange de pitié et d'agacement.
-Ce doit être agaçant d'avoir une mère telle que vous.
-Comment ?!
-Madame, je voudrais voir Matsumoto Takanori, s'il vous plaît.
-Il en est hors de question ! Sortez immédiatement de chez moi ou bien j'appelle la Police !
-Ce n'est pas une bonne idée. Je dirai à la Police que vous enfermez votre fils.
-Je ne l'enferme pas ! se défendit-elle. Il est seulement puni pour avoir... Qui êtes-vous, à la fin ?
-Eh, Matsumoto, tu m'entends ?!
Il tambourina contre la porte comme s'il avait déjà totalement oublié l'existence de la femme.
-Très bien. J'appelle la Police.
À ce moment-là, la porte d'entrée claqua. Le garçon et la femme sursautèrent au même moment et fixèrent avec des yeux écarquillés celui qui venait d'entrer.
Uke s'immobilisa et les observa tour à tour.
-Bonjour, finit-il par déclarer avec un sourire rayonnant. Maman, qui est cet invité ?
-Invité ?! Figure-toi que ce garçon...
-Uke, alors c'est toi ?
Le garçon s'avança vers lui, l'air grave. Une aura de danger et de fatalité planait autour de lui pourtant, par-delà son regard noir et son visage sombre, il ne semblait nullement dangereux. C'est comme s'il était né avec cette expression de menace gravée sur son visage. Uke a effectué un pas en arrière, chancelant, mais n'a pas une seule fois détaché son regard fasciné de lui.
-Tu es le frère de Matsumoto Takanori ?
Uke regarda sa mère, interrogateur, mais celle-ci lui retourna un regard lourd de signification avant de s'éloigner.
-C'est moi, a répondu Uke qui se faisait force pour ne pas laisser sa voix trembler. Et toi, tu es...?
-Qui je suis n'a pas d'importance. Je suis ton aîné, aussi je ne suis nullement forcé de me présenter. Je suis venu voir ton frère. Est-ce que cela pose un problème ?
-Cela dépend de ce que tu veux à mon frère.
-Qui te permet de me tutoyer ? Sais-tu que j'ai sept ans de plus que toi ?
-Comment savez-vous mon... blêmit Uke qui perdit tous ses moyens.

Il a ri. Ce garçon tout vêtu de noir, au visage blafard et au charisme inquiétant semblant sorti tout droit d'un conte de vampire venait de rire. Presque chaleureusement.
-Je ne lui veux rien de mal, tu sais. Simplement lui parler.
Uke hocha la tête, dubitatif, avant de marmonner :
-Mais Maman...
-Laisse ta mère appeler la Police si tel est son souhait.
Il ne semblait nullement inquiet. Comme si ce qui pouvait lui arriver n'avait nulle importance du moment qu'il pouvait voir Matsumoto Takanori.
-D'où viens-tu ? demanda Uke après avoir rassemblé son courage. Je veux dire... tu sembles trop vieux pour être lycéen, alors.
-Je viens de l'hôpital psychiatrique.

Il y a eu un silence. Ils se sont dévisagés, l'un impavide, l'autre déstabilisé, puis, dans un "d'accord" succinct, Uke retourna dans sa chambre.
 
 

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Lorsque Takanori ouvrit les yeux, il poussa un hurlement de terreur. Il se redressa en sursaut et se plaqua au coin du mur, se recouvrant du drap comme si cela pouvait le protéger.
Seul un soupir excédé lui parvint.
-Ce n'est pas très poli.
Tremblant, le jeune homme ôta le drap de devant son visage et examina l'inconnu qui se tenait assis sur son lit.
-Qui es-tu ?
-«Qui êtes-vous », corrigea l'inconnu avec un profond agacement. C'est quoi le problème avec cette famille ? Vous ne connaissez pas la politesse ?
-Mais... je ne vous connais pas ! s'insurgea Takanori. Je me réveille et je vous trouve dans ma chambre, comme ça, et ma mère vous a laissé entrer ?
-Ta mère, non. Mais ton frère, oui.
Takanori considéra l'homme un instant, méfiant, essayant de juger s'il se trouvait face ou non à un danger.
-Que me voulez-vous ?

L'inconnu a semblé stupéfait. Décomposé même, la question semblait le plonger dans un état de détresse totalement irrationnelle.
Il a contemplé Takanori et a ri, mais son rire était teinté de tristesse.
-Tu ne me reconnais pas ?
En guise de réponse, Takanori a doublé de méfiance et a replié ses genoux contre sa poitrine, le regard brillant de crainte.
-C'est une blague.
Ce n'était pas une question, mais une certitude. L'inconnu avait déclaré cela avec tant de gravité qu'il donnait l'impression de se raccrocher à cette conviction comme à une bouée de sauvetage.
Le cœur de Takanori s'est mis à battre plus vite dans sa poitrine.
-Qui êtes-vous ?
Sa voix s'était infléchie sous le coup de la peur. Il dévisageait à présent l'inconnu comme un pauvre agneau suppliant le loup de ne pas le dévorer.
-Dis, tu plaisantes, hein ?
L'homme a agrippé Takanori par les épaules, sans violence aucune, mais le garçon prit peur et se dégagea de son emprise dans un cri étranglé.
Il s'enfouit sous les draps, tremblant de tout son être.
Lorsqu'il sentit la main de l'inconnu se poser à nouveau sur son épaule, il voulut hurler le nom de son frère pour qu'il vienne à son secours mais seul un gargouillis se fraya un passage à travers sa gorge nouée.
-N'aie pas peur, Takanori, qui penses-tu que je sois ?
-Un stalker... Vous me voulez du mal ? Ou bien, vous êtes un psychiatre déguisé pour m'envoyer à nouveau dans cette espèce d'asile infernal...
-Cette espèce d'asile infernal, j'en viens aussi, tu sais.

Le ton était teinté de supplique. Intrigué, Takanori sortit de sa cachette et dévisagea le jeune homme, les larmes aux yeux.
-Vous venez du même hôpital que moi ?
-Mais, Takanori, c'est dans cet hôpital que nous nous sommes rencontrés.

Il lui a souri.
C'était la première fois que Takanori se voyait adresser un sourire pareil.
Un sourire empli de chaleur et de gentillesse qui apporte sécurité et réconfort. Comme si avec un sourire pareil, rien ne pouvait lui arriver. Un sourire destiné à protéger.
Qui, en ce monde, avait déjà daigné sourire à Takanori de cette manière ?
Il n'y avait que Kai. Encore et toujours Kai.
Même ses parents, même son père qui lui l'aimait malgré tout, n'avaient jamais souri de cette manière à Takanori.
Alors, qu'un inconnu le fasse, ça l'a profondément touché. Et troublé.
Takanori s'est mis à pleurer en silence, sans bouger.
Il ne se rendait pas compte que ses larmes coulaient tant il était absorbé par la vision de ce visage qui un instant plus tôt semblait représenter la mort, mais lui insufflait à présent un sentiment de vie et de douceur.
Takanori s'est détendu.
L'hôpital psychiatrique. Il a mis longtemps avant de se souvenir. Ou plutôt, il a mis longtemps avant d'accepter que cela fût bien réel.
L'homme qui se trouvait devant lui n'était autre que cet adolescent qui fut son compagnon de chambre durant si longtemps, à l'époque où lui-même n'était encore qu'un enfant.
Il a tendu la main, hésitant.
Et comme si cette main était le plus beau des cadeaux, l'homme l'a saisie sans plus attendre.
-Asagi.
Takanori a fondu dans ses bras et a laissé couler toutes les larmes qu'il gardait enfermées dans son cœur.
-Asagi !
Il a enfoui son visage au creux de son cou. Et il l'a reconnue. Cette odeur. Un mélange de parfum de roses mêlée à l'odeur corporelle du jeune homme. Un amalgame à la fois passionné et doux d'effluves éternels.
Elle n'avait pas changé.
Cette odeur était la même que celle contre laquelle Takanori s'endormait, ces soirs où, enfant, il se sentait seul et abandonné.
Ô, combien de temps s'était-il écoulé depuis ?
Huit années. Huit années s'étaient écoulées depuis cette époque où Takanori avait été contraint et forcé de rester enfermé des mois interminables dans cet hôpital psychiatrique. Des mois de douleurs et de solitude où son seul réconfort, mis à part Uke qui venait le voir tous les jours, était cet adolescent qui faisait alors de son mieux pour égayer ses jours gris.
Cet adolescent qui dans le fond était au moins aussi malheureux que lui.
-Asagi !
Il s'accrochait à lui comme à son Messie. Il se fichait bien de pleurer. Parce que tant qu'il pleurait, il sentait les mains de l'homme caresser son dos et ses cheveux avec une infinie tendresse.
-Comment est-ce que j'ai pu ne pas te reconnaître ?
-J'ai changé, a murmuré Asagi en dissimulant du mieux qu'il le put son émotion.
-Non... Non, Asagi, depuis ce temps-là tu n'as pas changé. Ton odeur est toujours la même. Asagi, ton odeur qui me berçait... et tes bras qui m'étreignaient lorsque je faisais des crises d'angoisse la nuit après des cauchemars... Ils n'ont pas changé, tu sais.
-Takanori, si tu pleures, ta mère va penser que je t'ai fait du mal. Alors elle appellera la Police, tu sais.
L'adolescent leva vers Asagi un regard interloqué qui, en dépit des larmes coulant sur ses joues, lui donnait un air adorablement niais.
-Comment m'as-tu retrouvé ?
-Cela n'a pas d'importance, murmura Asagi avec un sourire en essuyant les joues trempées de l'adolescent.
-Je veux savoir, supplia le garçon d'un air éploré.
Face à ce visage d'Ange suppliant et désespéré, Asagi sentit son cœur fondre. Il ne put qu'abdiquer.
-Il y a un an, Takanori.
À ces mots, le jeune homme sentit son cœur se serrer. Il détourna les yeux et se détacha de l'étreinte d'Asagi avant de s'enfouir à nouveau sous les draps, tourné vers le mur.
-Je ne veux pas entendre parler de cette affaire.
-Tu as voulu savoir.
-N'en parle pas. C'est tout ce que je te demande.
Asagi poussa un soupir et s'allongea aux côtés du garçon, par-dessus les draps. Il passa son bras autour de la forme enveloppée de Takanori et déposa un baiser au creux de sa nuque.
-Tu as honte ?
-Comment pourrais-je ne pas avoir honte ? sanglota le jeune homme. Cette affaire a été divulguée par les médias. Maintenant, les très rares personnes qui continuaient à me respecter me voient comme un monstre. Alors, même toi tu...
-Est-ce que je serais venu te retrouver, si tu étais un monstre pour moi ?
     Takanori ne souffla mot. Il ferma les yeux et se laissa bercer par l'étreinte protectrice d'Asagi. Son souffle chaud chatouillait sa nuque avec douceur.
-Après avoir appris cette histoire dans les journaux, j'ai voulu te retrouver, Takanori. Au début, je n'ai pas réalisé tu sais. C'était ton nom qu'il y avait marqué pourtant je ne pouvais pas envisager que c'était toi. Mais c'était l'évidence même. Ton nom, ton âge, et ce genre de crises que tu faisais déjà lorsque tu étais enfant... tout coïncidait. Mais une chose pareille, je n'arrivais pas à l'imaginer. Lorsque j'ai su que, après ce que tu avais fait, tu avais été renvoyé du nouvel hôpital psychiatrique de Tokyo où tu étais venu passer un séjour, j'ai commencé à me sentir mal. Me souvenir de toi, l'enfant empli de souffrances et en même temps d'espoir que tu étais, cet enfant si craintif, si adorable et si doux qui à présent était considéré comme un malade mental et un danger public pour la société, a fait grandir en moi une haine et une peine sans fond. Je ne pouvais pas croire à ce que l'on disait sur toi. Pour moi, tu ne pouvais pas avoir changé...
-Mais ce que j'ai fait...
-Ce n'est pas de ta faute.
Takanori n'a pas répondu. Dans un froissement de tissu, il s'est retourné et a collé son corps recroquevillé contre celui d'Asagi.
-J'ai fait des choses bien pires que toi, tu sais, a sombrement déclaré celui-ci.
-J'ai failli tuer un infirmier de cet hôpital.
-Je sais. Et après ça, tu as voulu te jeter par la fenêtre.
-Ils auraient dû me laisser faire, fit Takanori dont le corps commençait à se secouer de sanglots. Ma mère ne me laisse plus sortir depuis un an... et je n'ose plus le faire de peur de recommencer à faire du mal.
-Takanori ?
-Je ne peux pas me le pardonner.
-Ce n'était pas un crime.
-Ce médecin a eu le crâne ouvert et a failli mourir !
-Tu sais comment ça s'appelle ?
-Un crime.
-Non, Takanori, souffla Asagi en resserrant son bras autour de lui. Ce que tu as fait, ça s'appelle de la terreur.
-Mais...
-Tu penses que je ne connais pas ça ?
Asagi riait, et sa voix se brisait en des milliers d'éclats tranchants.
-Lorsque tout devient flou, noir et précipité, lorsque tout s'accélère comme pour ne pas nous laisser le temps de suivre, lorsque tout et tout le monde devient menace et danger, lorsque l'on ne devient plus qu'un objet prisonnier des mains de ceux qui prétendent nous connaître et dans le fond nous haïssent pour ce que la nature a fait de nous, lorsque tout devient folie et horreur comme ça, Takanori, alors nos propres émotions deviennent nos criminelles.


Ils sont restés silencieux durant un temps qu'ils n'auraient su décrire. Un temps durant lequel le temps semblait avoir cessé de tourner pour eux, justement. Ils étaient en dehors de tout, confinés dans leurs mondes, dans leurs souvenirs, et dans leur étreinte aussi naturelle que si jamais ils ne s'étaient séparés, comme si ces huit années durant lesquelles ils ne s'étaient pas vus n'avaient pas existé. Une étreinte comme deux fœtus jumeaux qui, grandissant dans le même utérus, sentent leurs lèvres se frôler.
-Tu m'as cherché pendant un an, Asagi ? finit par murmurer Takanori sans lever les yeux.
Il y a eu un instant de silence avant qu'il ne réponde dans un soupir.
-Non. Je n'ai eu aucun mal à te retrouver. Dans les journaux, l'on parlait bien sûr de ton frère. Car c'est ton frère qui était là au moment où, sur un coup de folie, tu as failli te jeter par la fenêtre. C'est lui qui t'en a empêché. Le nom du lycée dans lequel étudie ton frère a été mentionné. Je n'ai pas attendu pour m'y rendre. Je voulais lui parler. La première chose que je voulais faire était de le voir, lui, pour le remercier de t'avoir sauvé. Je voulais te retrouver aussi bien sûr, plus que tout je voulais cela. Mais le jour où je me suis rendu au lycée de ton frère, il n'était pas là. J'étais planté devant l'entrée de l'établissement à attendre que les étudiants sortent. D'une certaine manière, je devais avoir l'air d'un pervers ; certains me regardaient avec mépris, d'autres me fuyaient en faisant mine de ne pas me remarquer. Mais en interrogeant plusieurs élèves et en me faisant passer pour un ancien ami d'enfance de ton frère, j'ai pu savoir par le biais de ses camarades où est-ce que tu habites. Alors, te retrouver, ça a vraiment été quelque chose de facile.
Ce que je suis en train de te raconter maintenant... j'aurais dû le faire il y a un an déjà. Seulement, je n'ai pas pu me résoudre à venir avant... Pourquoi ? Je ne sais pas. Après que j'aie eu ton adresse, je me sentais heureux et euphorique mais ma joie est retombée comme elle était venue. La vérité était que j'étais mort de trouille. À l'idée que tu ne me reconnaisses pas, que tu me prennes pour une personne qui te veut du mal, à l'idée que tu me rejettes, que sais-je... Alors, je n'ai pas pu venir. Qu'importe, me disais-je, je pouvais venir dès lors que je serais prêt. Cela ne pressait pas vraiment. Mais un mois après ça, j'ai été de nouveau envoyé en hôpital psychiatrique où je suis resté plus de dix mois. J'en suis sorti il y a deux jours à peine.


-Asagi, depuis tout ce temps... Il y a sans doute des choses infiniment importantes que tu as à me dire, non ?

À ce moment-là, quelqu'un a toqué à la porte. Des coups hésitants et timides, presque mélodieux. La voix de Kai s'est fait entendre de derrière la porte, mais les deux jeunes hommes n'ont pas répondu.
Asagi caressait machinalement la nuque de Takanori du bout des doigts.
Ses yeux vitreux étaient rivés sur le mur et ne reflétaient rien d'autre que du vide.
-Je l'ai entendu à l'hôpital. Oui, ça a l'air terrible, Takanori, ils n'ont cessé de me répéter que je finirais là-bas quand tout sera terminé... Quelque chose est en train de se construire. Un endroit horrible fait pour ceux qu'ils ne considèrent plus comme des humains. Un endroit où les gens comme moi sont voués à finir. Peut-être que lorsque tout sera achevé, nous ne nous reverrons plus.

Lorsque Uke a fini par entrer dans la chambre afin de s'assurer que tout allait bien, il a trouvé son frère agenouillé sur le sol, en larmes, qui suppliait l'inconnu de ne pas partir.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Lorsque Reita a ouvert la porte, il est d'abord resté inerte. Sans une seule formule de politesse, sans le moindre mot d'ailleurs, il a fixé l'homme qui se tenait face à lui, ce petit bout d'homme qui semblait vivre derrière un voile transparent pour y cacher son charisme. Et l'homme aussi l'a fixé. Sans un mot. Ils se sont regardés comme deux vieux amis qui se retrouvaient après bien trop de temps. Comme s'ils se reconnaissaient mutuellement sans oser admettre que c'était bien cette personne là qui se trouvait en face de chacun d'eux.
Ils ne se connaissaient pas, pourtant.
Mais sans se connaître, ils se reconnaissaient.
Reita aurait pu ressentir de l'angoisse, se demander qui était cet étrange phénomène qui se présentait à son appartement sans même un salut, une déclinaison d'identité, rien d'autre que ce regard fixe et pourtant aucunement pesant qu'ils se partageaient.
-On a sonné ?
Takanori est sorti de la salle de bains, habillé mais les cheveux humides.
Il s'est immobilisé, dubitatif, puis dans le froncement de ses sourcils, dans le creux au coin de ses lèvres, dans la lueur de ses yeux, il a semblé qu'il hésitait entre sourire ou se mettre en colère.
Comme pour ne pas embarrasser Reita cependant, il n'a rien fait de ça. Il s'est simplement approché d'un air poli.
-Bonjour, Tôru.
Et comme si Kyô venait simplement de remarquer sa présence, il a levé des yeux écarquillés mais brillants de lucidité vers Ruki. Un sourire s'est dessiné sur ses lèvres.
-Je suis désolé, Takanori.
-Désolé ? Pourquoi ?
-Parce que je t'avais promis que je ne me rendrais pas chez celui qui t'a sauvé.
À ces mots, Reita s'est retourné et a dévisagé Takanori d'un air interrogateur. Le jeune homme se sentit foncièrement mal à l'aise.
-Oui, dit-il d'une voix sèche. Tu n'aurais pas dû venir. Mais je suppose que maintenant que c'est fait, je ne peux plus te renvoyer dehors à coups de pieds. De toute manière, je ne suis pas chez moi ici. Il en revient à Reita de décider quoi faire.

En silence, Reita s'est écarté de la porte et d'un signe de tête succinct a invité l'homme à rentrer. Kyô s'est avancé et s'est piteusement incliné face à Takanori qui grimaça de désagrément.   
-Ne t'excuse pas face à moi ! protesta-t-il.
-Qui êtes-vous ? s'enquit Suzuki Reita qui semblait être enfin sorti de sa torpeur.
-Est-ce que cela a de l'importance ? clama Kyô dont le visage s'assombrit subitement d'une infinie détresse.
-Il vous a appelé Tôru... Alors c'est vous... Celui dont la mère est...
-Ne me cataloguez pas comme celui dont la mère a été assassinée par le père, je ne le tolérerai pas ! explosa Kyô en fusillant l'homme de ses yeux sombres.
Reita demeura coi et jeta du regard un appel au secours à Takanori qui ne broncha pas, restant là les bras croisés.
-Je suis désolé, s'excusa Kyô en soupirant. Mais ce genre de choses...
-Je comprends, assura Reita. Je n'explique pas mon attitude, pour moi vous n'étiez pas que ça...
-Qui étais-je pour vous, Suzuki Reita ? Bien que nous fûmes tous deux les meilleurs amis de Yutaka Uke, nous n'avons jamais eu l'occasion de nous rencontrer.
-Il me parlait tant de toi, articula Reita d'une voix étranglée.

Kyô voulut répondre quelque chose mais il se ravisa, tête baissée.
-Je ne suis pas venu pour te rencontrer, de toute manière. C'est vrai, lorsque j'ai retrouvé Takanori et que j'ai ensuite appris que celui qui l'avait sauvé n'était autre que le plus grand ami de Kai, j'ai voulu te connaître à ton tour... Mais aujourd'hui, ça ne m'importe pas. Je suis venu voir Takanori.

Plus que grave, le ton de Kyô était empli de supplication. D'un seul coup Ruki a senti son cœur fondre et alors il a pris l'homme par la main et l'a invité à s'asseoir sur le canapé. Reita les rejoignit presque à contrecoeur, s'asseyant aux côtés de Takanori. Kyô tremblait comme si le froid de l'hiver s'imprégnait encore à travers chaque pore de sa peau.
Il semblait fuir le regard des deux hommes sur lui, ou bien peut-être était-il simplement incapable de détacher ses yeux de la table basse.
-Il y a quelque chose que tu souhaites me dire ? s'inquiéta Ruki en posant une main sur son épaule.
Cela semblait étrange, la manière dont il lui parlait. Comme s'ils étaient amis depuis toujours, comme si ce n'était pas vrai qu'ils ne se voyaient que pour la deuxième fois de leur vie. Comme si à travers le souvenir d'Uke, ils avaient été d'ores et déjà liés avant même de se rencontrer.
Cela troublait Kyô. En même temps, une sensation de sécurité l'envahissait.
-Il y a... un garçon.
Sa voix était faible et éthérée, comme sur le point de se briser en mille éclats transportés par les airs. Ruki et Reita se sont dévisagés, intrigués.
-Il s'appelle Mashiro...
-Oui. Et puis ? l'encouragea Ruki.
-Satsuki est la personne la plus importante à mes yeux, je crois. J'étais avec Satsuki lorsque nous avons trouvé ce garçon, Mashiro, prostré sur le sol, en face de la Fourrière.
La mâchoire de Reita s'est crispée mais il s'est contenté de détourner la tête sans souffler mot. La simple évocation de la Fourrière, de plus devant Takanori lui-même, le mettait en rogne.
-Nous avons amené Mashiro à l'hôpital, où il est venu voir Mao.

Ruki étrécit les yeux, comme s'il cherchait à déceler à travers le visage de Kyô le sens des mots qu'il prononçait. Il se demandait même si cette histoire n'était pas inventée de toute pièce.
-Mao, répéta Kyô d'un ton monotone. Tu sais, il est celui qui a découvert le cadavre de ma mère, lorsqu'il était venu chez moi avec ton frère ce soir-là. Oui, tu sais, Mao, celui qui dans le lycée de ton frère et de Suzuki Reita avait la plus douteuse des réputations.
-Je ne l'ai jamais connu, rétorqua Takanori en balayant l'air de sa main comme pour éluder le sujet.
Les yeux inexpressifs de Kyô n'avaient pas cligné depuis deux bonnes minutes.
-Il ne faut jamais connaître Mao...souffla-t-il.
-Qu'est-ce que tu racontes ? s'impatienta Reita dont la seule évocation de Mao tendait les nerfs. Pour quelle raison es-tu venu ici, au juste ?
-Ne me brusque pas, bougonna Kyô, et il remonta le col de son pull jusqu'à hauteur de son nez.
-Tu te moques de nous ?
Reita se leva et se planta face à Kyô, dominant et menaçant. Tôru semblait dans un état second. D'un geste de prière Ruki supplia Reita de se tenir tranquille. L'homme abdiqua dans un soupir et se rassit, nerveux.
-Satsuki et moi avons amené Mashiro à l'hôpital. Tu serais vraiment surpris si tu voyais Mashiro. Comment dire, il n'est pas comme les autres. Je n'ai pas peur de lui. Je l'aime bien, à vrai dire, même si je ne le connais pas vraiment et puis bien sûr, celui que j'aime profondément est Satsuki, mais tu vois, Mashiro...
-Sors de chez moi !
Cette fois Reita empoigna violemment Kyô par le col, plaquant l'homme terrorisé contre le mur. Reita approcha son visage du sien, tendu par la colère.
-Je ne sais pas ce que tu veux, mais si tu es venu pour semer le trouble dans l'esprit de Takanori, je te laisse divaguer seul dans ton coin.
-Ne lui fais pas de mal ! s'interposa Takanori.
Kyô semblait horrifié. Pourtant, il ne bougeait pas.
-Et puis, dans la chambre de Mao, il y avait un homme, a-t-il ajouté en regardant Reita. Un homme qui s'appelle Ryô. Et puis, tous les deux, je veux dire Mashiro et Ryô, parlaient d'un certain Asagi.

Ruki a senti son cœur sauter un battement. Il s'est rué sur Reita et l'a forcé à lâcher le pauvre homme qui reprit calmement son souffle.
-Asagi, ils semblaient obsédés par cet Asagi, et puis le garçon Mashiro a entraîné Ryô en dehors de la chambre de Mao. Au bout d'un moment, Satsuki et moi les avons suivis, dis, Mashiro disait qu'il amenait Ryô voir Asagi, alors tu vois même si je ne comprenais rien de tout ça, j'ai persuadé Satsuki de m'accompagner pour les suivre. Et puis nous sommes arrivés dans sa chambre, la chambre de celui qu'ils appelaient Asagi, et puis ils pleuraient, dis, ils pleuraient tous les deux, Ryô criait des choses incompréhensibles, Mashiro était agenouillé devant son lit et lui tenait sa main, mais elle était inerte, sa main, Asagi lui il dormait, non, il ne dormait pas, mais il était inconscient, tu vois ce que je veux dire, enfin c'est bizarre, je me sentais mal alors je restais collé à Satsuki, mais après...
-Tais-toi.

Et Kyô s'est tu. Son expression de torpeur s'est muée en un tableau d'indicible douleur. Il a dégluti, interloqué.
-Tu es fou ? a fait la voix rauque de Reita. Je ne sais pas ce que tu déballes depuis tout à l'heure mais Tôru, tais-toi. Je ne te laisserai pas dire un mot de plus.
Kyô était décomposé. Est-ce que c'était de sa faute ? Était-ce à cause de lui si Reita serrait dans ses bras un Takanori abattu et en larmes ?
-Que tu aies été une personne chère aux yeux de Kai ne compte plus. Si tu comptes faire encore du mal à Ruki, je t'en ferai en retour.
-Mais il faut qu'il...
-Ordure !

Reita lâcha Ruki pour se précipiter sur le pauvre Kyô sans défense. Celui-ci dans sa volonté de fuite perdit l'équilibre et s'étala sur le sol.
-Je ne voulais pas ! supplia Kyô alors que Reita s'avançait dangereusement vers lui.
Ses yeux exorbités laissaient couler des larmes de terreur. Il reculait au fur et à mesure que Reita avançait. Au moment où celui-ci s'était baissé et s'apprêtait à le cogner, la main de Ruki se resserra autour de son poignet.
-L'ordure, c'est toi.
C'est avec un calme souverain que Ruki tendit ses mains vers Kyô, l'aida à se redresser, et le prit doucement dans ses bras.
Reita voulut protester mais le regard empli de reproches que lui lança Takanori le força à capituler. Il se sentait honteusement ridicule.
-Ruki...
-Laisse-le, le supplia Takanori. Il n'est pas fou, c'est toi qui l'es, laisse-le dire ce pour quoi il est venu...
-Qui est Asagi ?

-Mais après ? murmura Takanori en ignorant la question de Reita, parce qu'il craignait ignorer la réponse. Ce que tu allais dire, Tôru... Mais après ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Alors que ces deux hommes pleuraient et que celui appelé Asagi demeurait inerte, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
-...ton...
-Quoi ?

Le murmure de Kyô était à peine perceptible. Les larmes aux yeux, Takanori approcha son visage du sien, le cœur serré.
-Qu'est-ce que tu dis ?
Craignant à nouveau recevoir une réprimande de Reita, Tôru s'est éloigné de celui-ci, avant de susurrer à l'attention de Takanori :
-Sans se réveiller, cet homme a appelé ton nom.
 
 
 
 
 
 
 

                                                   ~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 


Il l'avait fait. Sans qu'il ne le voie, sans qu'il ne l'entende, sans qu'il ne le sente, Hakuei l'avait fait.
Et les yeux de Natsuki demeuraient clos. Le cœur de Hakuei s'est serré, ses larmes ont formé un rideau trouble et transparent sur ses yeux clairs.
Des milliers de remords, de révoltes et de questions se sont bousculés à l'intérieur de son âme chamboulée.
À voir le visage ainsi endormi de Natsuki, il se sentait à la fois lâche et puissant.
Puissant parce que l'envie de le protéger le faisait se sentir prêt à tout surmonter et endurer pour protéger Natsuki. Lâche parce qu'il avait profité du fait qu'il soit endormi pour poser ses lèvres sur les siennes.
À quel être humain appartenait ce corps décharné et considérablement amaigri ?
Ce n'était pas celui de Natsuki pourtant, c'est bel et bien un Natsuki prisonnier de son propre corps que Hakuei voyait exposé sous ses yeux. Hakuei s'est rendu compte qu'il avait cessé de connaître Natsuki depuis longtemps déjà. Si ce jour-là, où il avait tiré sur lui alors qu'il était à la merci des policiers, il n'avait pu le reconnaître, ce n'était pas à cause du masque, mais parce que Natsuki à ce moment-là avait déjà cessé d'être la même personne. Avec les années écoulées, celui qui avait été son meilleur ami s'est écroulé.
Qui, et quoi ? Qu'est-ce qui avait fait devenir Natsuki ainsi ? À commettre un cambriolage, se comporter comme un criminel, puis mettre lentement et cruellement fin à sa vie en privant son corps de nourriture ?
Et surtout, qu'est-ce qui avait fait oublier tous ses souvenirs du passé à Natsuki ?
Par-devers toutes ces questions qui trottaient inlassablement dans son esprit, Hakuei s'est demandé s'il était de son devoir d'ami de les lui poser. D'essayer de comprendre pour mieux l'aider, et ce dans le risque de raviver les douleurs intérieures de Natsuki, ou bien faire comme si rien n'avait changé et essayer de construire un nouveau bonheur sur les ruines de celui qu'ils avaient ensemble vécu par le passé.
Ô, combien insoutenables étaient le désir et le besoin à Hakuei de ravir à nouveau Natsuki à cet hôpital de malheur ! Combien il voudrait transporter son frêle corps dans ses bras et l'emmener loin d'ici, loin de tout ce qui pouvait lui rappeler de mauvais souvenirs, et découvrir les rêves et espoirs de Natsuki pour les bercer au creux de ses bras.
Mais cela était impossible. Hakuei avait des ennuis avec la justice pour avoir enlevé Natsuki, bien que ce fût un enlèvement consenti. Un enlèvement qui, destiné à le sauver, n'avait pu porter ses fruits, et voilà qu'à présent le corps de Natsuki avait de nouveau maigri et son visage retrouvé un teint blafard et des joues creuses.
C'était sûr. Privé ainsi de liberté, compris et choyé de personne, Natsuki finirait par se laisser mourir ici.
Ce n'était pas quelque chose que Hakuei pouvait envisager sans devenir fou de chagrin.
-Réveille-toi.
Il a chuchoté du bout des lèvres et a lentement avancé son visage vers le sien qui reposait toujours. Il a posé sa main tiède sur son front et s'est mis à le caresser, doucement. À peine perceptiblement, les paupières de Natsuki commencèrent à papillonner et c'est avec un sourire empreint de tendresse que Hakuei continua ses caresses.
Un gémissement ensommeillé s'échappa d'entre les lèvres entrouvertes du jeune homme, et bientôt ses yeux de saphir s'ouvrirent sur la vision apaisante de Hakuei.
Sans un mot, Natsuki s'est redressé et a agrippé ses bras autour du cou de son ami contre lequel il appuya son visage.
-L'espace d'un instant, j'ai cru que je me trouvais chez toi...
Hakuei sentit sa poitrine se serrer. Contrit, il passa la main dans les cheveux noirs de l'homme et déposa un baiser sur sa joue.
-Tu reviendras, Natsuki. Mais tu sais ce que tu dois faire pour cela, n'est-ce pas ?
Natsuki leva des yeux brillants vers lui. Il ressemblait presque à un chiot à la fois craintif et attaché à son maître, ainsi recroquevillé et agrippé à lui.
-Natsuki... depuis quand ?
Devant l'air interrogateur du jeune homme, Hakuei soupira, chagriné.
-Depuis quand es-tu devenu ainsi ?
La question sembla plonger Natsuki dans une tristesse immense. Il détourna le regard, les traits tendus, comme si une honte suprême le submergeait.
-Je ne sais pas... Je me suis réveillé comme ça, il y a de longues années.
-Comme ça ?
-Oui. Je veux dire, un beau jour je me suis réveillé dans un hôpital... et j'ai tout oublié.
-Mais après, Natsuki... Durant toutes ces années, qu'es-tu devenu ?
-Ne me pose pas ce genre de questions, se lamenta le jeune homme en agrippant ses fines mains tremblantes à ses bras. Tout ce qui compte maintenant est que je ne suis plus seul. Dis, Hakuei, tu es là maintenant, hein ? Tu ne me laisseras plus tomber, dis, tu ne me laisseras plus...

Le visage de Hakuei s'assombrit, ses sourcils se froncèrent en un arc d'intrigue.
-Pourquoi est-ce que tu dis cela ?
Natsuki sembla déstabilisé. Le visage décomposé, il porta son regard à travers la fenêtre et sembla réfléchir longtemps, perdu dans les méandres alambiquées de ses pensées.
-Je ne sais pas. Ne me laisse pas.
-Natsuki, je n'ai jamais fait ça par le passé.
-Je ne peux pas le savoir, ce que tu as fait. J'ai tout oublié.
-Alors pourquoi me supplies-tu de ne plus te laisser comme si je t'avais déjà abandonné ?
-Hakuei, fais-moi sortir d'ici, je t'en supplie.
-Je ne peux pas, répondit-il d'une voix étranglée par les sanglots de détresse naissants.
-Si tu le voulais vraiment, tu le pourrais.
-Je ne le peux pas ! Tu comprends que j'ai des ennuis avec la justice après ce que j'ai fait ?
Dépité, Natsuki se détacha de Hakuei et se laissa retomber mollement sur le lit, morose.
-Pourquoi est-ce que je ne pense pas aux choses les plus évidentes ? marmonna tristement Natsuki. Un tel égoïsme ne devrait pas exister en ce monde.
-C'est vrai. Tu ne réalises pas à quel point tu es égoïste.
Quels mots tranchants derrière ce ton paradoxalement tendre et envoûtant. Sans un mot, Natsuki se recroquevilla et enfouit son visage coupable entre ses bras.
-Parce qu'il n'en tient qu'à toi de sortir d'ici. Il n'en tient qu'à toi de te sauver. Il n'en tient qu'à toi de me rendre heureux et de te soulager en venant vivre chez moi. Mais parce que tu es extrêmement égoïste envers ta propre vie et envers l'amour que te portent les autres, tu refuses de manger.
-Hakuei...

Le ton était infiniment bas et douloureux, comme si sa voix était sur le point de se briser. Hakuei vint s'agenouiller contre le lit, le visage à la hauteur de celui de l'homme qui ferma les yeux pour ne pas supporter son regard empreint de chagrin.
-Oui, Natsuki.
-Cela fait atrocement peur... tu sais.
-Pardon ?
-Manger, Hakuei. Faire en sorte de vivre, c'est comme se jeter dans la gueule du loup. C'est pour moi le vrai suicide. Je ne peux pas faire ça, me condamner à vivre une vie dont j'ai atrocement peur. Moi, si je meurs, je ne serai plus effrayé de rien.
-Ne dis pas des choses pareilles, se lamenta Hakuei que le désarroi envahissait.
-Et tu vois, Hakuei, depuis que tu es entré dans ma vie, j'ai encore plus peur...
Le cœur de Hakuei a sauté un battement.
-Me vois-tu encore comme une menace ?
 Natsuki a rouvert les yeux. Sur ses lèvres s'est dessiné un sourire amalgamé d'une infinité de sentiments, et dans ses prunelles de glace brillait une chaude lueur qui semblait signifier merci.
-Depuis que tu es là, Hakuei, j'ai aussi peur de mourir.

Quand Hakuei a voulu se pencher pour déposer un chaste baiser sur le front de Natsuki, le jeune homme a redressé la tête et ses lèvres ont atterri sur les siennes.

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