Psy-schisme -chapitre second

Juliet

-Borderline, borderline, t'as comme une éternelle odeur de soufre, un feu de paille et tu dérailles dans le gouffre, une noire étreinte qui t'assaille et tu en souffres. N'as-tu jamais pensé à faire comme moi ? Regarde.

    Et comme si ça lui paraissait le geste le plus naturel du monde, avec violence Natsuki craqua les boutons de sa chemise, dévoilant son torse nu et amaigri à l'homme qui, dans le lit d'à côté, détourna soigneusement le regard.
Un rire strident à la limite de la démence mégalomane retentit dans la pièce et la gorge blanche de Natsuki était déployée à la vue ahurie et effrayée de Takanori. Il tapait dans les mains, battait des jambes, les pans de sa chemise blanche pendaient et sans transition il se mit debout sur le lit, et apparut à Takanori la vision anormale de sa silhouette. Natsuki semblait aux anges, il leva les bras et appuya ses doigts écartés contre le plafond blanc.

-Borderline, borderline, tu morfles mais tu restes amorphe, statue battue, c'est parce que tu ne sais pas comment agir face à toi-même. Tu imploses, encore, encore et encore, tu imploses et au bout d'un moment le chaos a envahi tout l'intérieur de toi et alors il déborde tu vois et là, seulement à ce moment, ça explose. La goutte d'eau qui fait déborder le vase, c'est un infime échantillon de produit chimique qui fait tout sauter. L'hyperémotivité retenue, c'est super suicidaire. Bon, alors, mais pourquoi est-ce que tu passes ton temps à te taire ?
-À votre place, je fermerais votre chemise, a posément dit Takanori, la bouche empâtée par le sommeil.
Cette nuit, il n'avait pas dormi. Il avait trop senti le regard de Natsuki le transpercer derrière son dos. Victime d'yeux insidieux.
-Mais non, a fait Natsuki en remuant frénétiquement la tête comme s'il était animé par une musique endiablée. Il faut que tu me regardes. Allez, regarde, c'est juste un ordre.
-Depuis quand vos délires sont des ordres ?
Il a rétorqué ça d'un ton glacial mais en même temps, les yeux indifférents de Takanori se sont docilement posés sur ce corps tendu et frêle qu'il a observé de haut en bas. Un sourire fanatique illuminait le visage de Natsuki. Un peu pour le provoquer, il s'est mis à ondoyer ses hanches à la limite de la vulgarité sans détacher ses mains du plafond. Et puis d'un seul coup, il s'est laissé effondrer sur le lit.
-Alors, tu me donnes quel chiffre ?
Un nouveau rire hystérique a secoué ses cordes vocales comme s'il venait de prononcer une blague hilarante. Takanori, un peu méfiant et angoissé à l'idée de partager sa chambre avec un dérangé, a replié ses jambes contre sa poitrine en un signe de protection.
-Quel chiffre ? Mais je ne sais pas. D'ailleurs, c'est forcément un nombre. Moi, je vous donnerais à peu près trente ans.

Natsuki s'est redressé d'un seul coup, raidi comme s'il avait été animé par une décharge électrique. Ce n'est plus qu'une stupeur incrédule dirigée vers Takanori dont son regard témoignait. Ses lèvres émincées ont formé un rictus qui n'avait plus rien à voir avec son hilarité précédente.
-Imbécile, a-t-il craché avec dédain. T'ai-je donné le droit de supposer ne serait-ce que l'espace d'un battement d'ailes l'approximation de mon âge ? D'ailleurs, depuis quand je m'en soucie, hein ? Tu peux me le dire ?
-Je suis désolé, a marmonné Takanori qui n'était en rien désolé, juste terrifié par le subit changement d'humeur de son camarade.
Il s'est demandé si ce n'était pas lui, le borderline névrosé qui transposait ses tares mentales chez les autres. Natsuki l'a considéré un moment, circonspect, puis une expression tout à fait sereine a éclairé son visage. D'un mouvement de main presque invisible, il a envoyé un baiser à l'homme qui ne s'en trouva que plus désarmé.

-Non, non, je ne parlais pas de mon âge, ce n'est pas bien important. Tu sais, je peux te donner un conseil d'ami. J'ai toujours de très bons conseils, mais le fait est que je ne les donne qu'à moi-même, c'est bien dommage et bien triste tu vois, ça me rend seul et veule.
Par-devers lui, au fond de sa conscience, Takanori s'est écrié qu'il eût bien aimé que cet individu étrange soit aussi veule qu'il le disait. Vacances, repos.
-Et donc, enchaîna Natsuki avec entrain comme il balançait son buste d'avant en arrière comme s'il se berçait, comme nous sommes devenus de bons amis, tu dois savoir qu'il n'y a qu'un moyen pour se débarrasser de l'hyperémotivité ainsi que de tout trouble mental faisant entrave aux conformités de comportement social. Ce qu'il faut, c'est...

Il a levé un doigt en l'air, illuminé, semblant sur le point de s'écrier eurêka mais il ne fit que tourner la tête vers Takanori d'un mouvement si vif que ses cheveux raides et noir corbeau voltigèrent autour de son crâne.
-Il faut amener à soi une souffrance physique si intense qu'elle fasse oublier tout dérèglement mental. Et cette souffrance doit devenir ton obsession, une idée fixe, tu vois le genre ?
-Je pense que vous êtes l'archétype même de ce genre, répondit Takanori.
  Il a feint l'indifférence par un haussement d'épaules mais en réalité, il était dégoûté à la vue de ce corps maigre bien qu'il n'en laissât rien transparaître.
Ah oui, le borderline qui implose...
Et puis il a eu un serrement au cœur dans l'appréhension du moment où reviendrait la goutte de produit chimique explosif qui ferait tout sauter.
Assailli par une terreur soudaine de laisser venir ce moment, Takanori s'est dit qu'il ferait mieux de dire ce qu'il pense :
-Cela me répugne. Vous me répugnez. Vous êtes fou et votre corps en subit les conséquences. Ne me dites pas ce nombre que vous appelez chiffre. S'il n'était qu'un chiffre, d'ailleurs, vous seriez mort. Comment osez-vous me suggérer la souffrance physique ? Elle, je la déteste. Moi, je ne veux pas qu'on me fasse de mal alors vous voyez ce n'est pas pour m'en faire à moi-même.

Natsuki s'est tu, stupéfié, son esprit a dérapé alors qu'il marchait au bord du gouffre et il a trébuché sur des mots qu'il n'a pas pu prononcer, des maux qu'il n'a pas su énoncer, et puis il est tombé dans le gouffre. Comme ça. Pourtant sur son visage lisse et diaphane ne se lisait rien d'autre que la stupeur. Un mélange d'incrédulité et d'émerveillement.
Des coups sourds ont retenti contre la porte de la chambre. Les deux hommes n'y prirent garde, chacun immobile sur son lit à regarder l'autre en chien de faïence. Dans les yeux de Natsuki, une chandelle chancelle. Il veut se donner une contenance et un sourire vide flotte sur son visage.
Les coups sourds se répercutent de plus belle mais tous deux pensent entendre les répercussions rapides de leurs battements de cœur.
La porte s'ouvre. Takanori se dissimule sous ses draps et d'un bond Natsuki se retourne, tressaillant. Ses yeux sont écarquillés vers l'image de Hakuei qui s'approche, comme s'ils ne parvenaient pas à croire à cette vision.
-Ça ne va pas ? a dit Hakuei d'un ton qui témoignait d'une inquiétude déroutante.
Sans un mot Natsuki s'est levé et a naturellement posé sa main au creux de cette paume ferme qui lui était tendue.
-Cinquante, a-t-il murmuré sans savoir s'il s'adressait à Takanori, à Hakuei ou seulement à lui-même.
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Satsuki entendait son nom se murmurer au creux de ses propres oreilles.
"Se murmurer", parce que c'est comme son nom lui-même qui venait se prononcer à Satsuki. Grimaçant dans son sommeil dérangé, il s'est retourné, à plat ventre sur le matelas, le visage enfoncé dans l'oreiller et ses bras inconsciemment ont recouvert son crâne, ses doigts se sont emmêlés dans ses cascades de filons dorés.
"Satsuki, Satsuki", son nom lui chatouillait l'oreille, mais c'était une chatouille de gargouille, malicieuse chuchoteuse. Il essaie de ne pas se réveiller. Mais parce qu'il fait l'effort de ne pas se réveiller, c'est qu'il en est train d'émerger du sommeil. Un râle s'échappe de ses lèvres couleur pétale de cerisier et son visage se tourne, la joue collée à l'oreiller comme si par-là il essayait de boucher cette oreille à l'intérieur de laquelle pénétrait le murmure intrus.

Son propre nom l'appelle. C'est tout de même insolite. Ses sourcils se froncent, et se creusent entre ses yeux des ridules de désagrément tandis qu'en même temps dans sa poitrine ses battements de cœur accélèrent le rythme, juste légèrement, mais déjà ce n'est plus un rythme adapté au sommeil. Sa main se replie contre sa bouche, des mèches ondulées dissimulent négligemment son visage, et puis son corps dans sa chemise blanche, comme une œuvre de Botticelli précieusement dissimulée dans un habit de saint, il se remue un peu.
              Son nom l'appelle et désire son réveil. Son nom appelle Satsuki. C'est un peu comme si Satsuki appelait son nom. Mais oui, c'est du pareil au même. Ses genoux remontent un peu plus vers sa poitrine, il a froid sous les draps. Son repos se dégingande, il ne tient plus qu'à un fil, mais il se tient si fort à ce fil, ardemment désireux de rester endormi, que celui-ci se brise.
Il ouvre les yeux comme un son de déplaisir échappe à ses lèvres.
Ses yeux mettent un instant à s'habituer à cette obscurité dans laquelle il voudrait replonger plus longtemps, mais il réalise bientôt sur le cadran du réveil qu'il est quatre heures du matin, et que quatre heures du matin n'est pas une heure normale de réveil en ce qui le concerne.
L'idée que peut-être son nom a eu une raison de l'appeler a effleuré son esprit encore embrumé et il a redressé le buste, s'appuyant sur ses bras graciles avant de caresser d'une main pensive l'extrémité de ses boucles tombant avec art sur son torse que sa longue chemise entrouverte dénudait légèrement. Ses lèvres aussi audacieuses que humbles ont formé une moue intriguée. Il a parcouru la pièce du regard dans le noir comme s'il espérait y découvrir quelque chose qui pût expliquer son réveil non désiré.
Mais il n'y avait rien à voir, ni rien à entendre d'ailleurs si ce n'étaient les martèlements subtils de la pluie contre les volets clos. C'est un peu candidement qu'il s'est rappelé que l'hiver approchait à grands pas. Il s'est levé en silence, révérencieux à l'harmonie de la nuit, et la plante de ses pieds fins a touché le sol froid. Il est sorti de la chambre, a traversé l'appartement jusqu'à arriver à cette porte sur laquelle les battements pluviaux résonnaient anormalement fort.
Ouvrir sa porte à quatre heures du matin simplement vêtu d'une chemise de nuit à froufrous, ça ne l'a pas gêné.
 

-Je croyais que vous aviez peur des hommes, a dit Satsuki dans un murmure éthéré tandis qu'une genèse de sourire naissait sur le coin de ses lèvres.
            Une voix sombre est parvenue de cette silhouette recroquevillée sous la pluie de nuit.
-Mais vous, vous n'êtes pas vraiment un homme.
« Il eût seulement fallu qu'il reçoive un peu plus d'amour, et il n'eût pas dégringolé jusqu'à venir chercher une aide incertaine au milieu d'une nuit froide qui laisse sa pluie noyer quiconque s'y aventure. »
C'est ce que s'est dit Satsuki par-devers sa conscience avant qu'à la lumière lointaine d'un lampadaire de la rue, il n'aperçoive cette tache de sang sur le visage de Kyô.

Juste en-dessous de son œil, une entaille de deux centimètres de large laissait dégoutter un filet de sang, larmes rouges qu'il semblait pleurer comme en témoignage de sa déréliction. Mais derrière elle, derrière cette plaie profonde qui striait la moitié droite de son visage, il était inexpressif. Le bleu clair de son regard semblait comme un ciel sans soleil. Satsuki réprime une plainte de douleur. Kyô ne semble pas souffrir et c'est comme en compensation à cette non-souffrance que Satsuki involontairement accroît la sienne à l'intérieur de lui. La genèse de son sourire n'est déjà plus qu'une genèse de souvenir.

-Il faut vous désinfecter, dit-il sur un ton qui était celui de la supplique.
          Il s'avance vers Kyô dans l'intention de lui saisir le bras mais celui-ci recule, effrayé. Une expression de stupeur envahit soudain ses traits et il porte la main à sa blessure comme si seulement il se rendait compte de sa présence.
Il observe ses doigts écartés recouverts de sang, défait.
-Ce n'est pas vrai, dit-il sans émotion comme il secouait la tête, incapable de croire à ce qu'il voyait.
Tourmenté par son étrange attitude, Satsuki l'empoigne fermement et le tire à travers le couloir avant de le placer face à un miroir.
-Vous y croyez, maintenant ?
-Ce n'est pas vrai. Je n'ai pas mal, dit Kyô comme si c'eût été un argument implacable démontrant que cette entaille n'était pas réelle.
Une grimace de dégoût dénature l'art parfait du visage de Satsuki et il pose ses mains sur les épaules de Kyô, le forçant à soutenir son regard.
-Pas mal ? À votre place, je hurlerais de douleur.
-Vous hurleriez parce que vous avez la phobie du sang, rétorqua simplement Kyô qui lisait sa sainte horreur dans les yeux de l'homme.
-Qui est-ce qui vous a fait ça ?
Une stupeur déroutante se figea dans l'expression de Kyô.
Il considéra Satsuki avec un mélange de curiosité et de crainte avant de répondre d'une voix blanche :
-C'est que, je me promène toujours avec un couteau, vous savez.

Et comme s'il venait là de sonner le glas de sa sentence, il se libéra précipitamment de l'empreinte de Satsuki, reculant de plusieurs pas.
-Je n'ai pas d'intention douteuse. Mais vous comprenez, il me faut toujours garder de quoi me défendre. Sans quoi un jour, un homme me tuera. Cela est forcé...
Il passe ses mains sur son visage, se frottant hermétiquement le front, faisant fi du sang qui pégue sur ses paumes et de la douleur qui le lance. D'un geste vif Satsuki l'arrête, craignant que la plaie ne s'écarte un peu plus.
Leurs bras tendus vers le bas, les mains de Satsuki enserrant fermement les poignets de l'homme, ils s'observent. Les yeux brillants, Satsuki allait dire quelque chose quand Kyô reprit :
-C'est de ma faute. Je me suis blessé avec ce couteau. Bien, à vrai dire je ne m'en souviens pas mais puisque ce couteau est en ma possession depuis le début, je ne vois pas d'autre possibilité.
Il a baissé son regard avant que Satsuki ne remarque qu'il s'était embrumé d'un voile de tristesse.
-Ce n'est pas possible, a chevroté Satsuki qui à son tour ne pouvait pas y croire. Vous prétendez ne pas avoir mal et de plus, vous affirmez que c'est vous qui vous êtes entaillé le visage ?
-Mais oui. J'ai peut-être bu et ça m'a fait devenir soûl. Dans un état pareil, je ne donne plus très cher de ma conscience. Si j'ai bu, je ne peux pas m'en souvenir, pas vrai ?
Kyô hochait la tête mais plus que son interlocuteur, c'était lui-même qu'il cherchait à convaincre. Sans un mot Satsuki l'a délicatement entraîné dans la salle de bain, pièce étonnamment spacieuse pour sa fonction. Des murs blancs éclatants qui quelque part n'étaient pas sans rappeler le teint épuré de l'homme, une baignoire à pieds aussi propre qu'un instrument chirurgical. Satsuki ouvrit un placard qui longeait tout le mur avant d'en ressortir un alcool désinfectant que Kyô le regarda verser en petite quantité sur une boule de coton. Il eut un mouvement de recul lorsque Satsuki s'avança vers lui avec le coton imbibé entre les doigts, mais le sourire apaisant de celui-ci le convainquit de ne pas lutter. Il lâcha un grognement de douleur lorsque le liquide piqua sa chair, laissant la douleur se répandre dans tout l'intérieur de sa joue. Satsuki appuya fermement la face sèche du coton contre la plaie, calmant la douleur, puis il appliqua un large pansement par-dessus. Et c'est quand il a posé un regard neuf sur le visage abîmé de Kyô qui le fixait d'un œil hagard que l'étrangeté de la situation lui apparut.
-Seigneur, pourquoi ne pas vous être directement rendu à l'hôpital ? s'écria-t-il en levant les bras au ciel.
Kyô baissa la tête, honteux, comme il marmonnait des paroles inaudibles. Il semblait sur le point de fondre en larmes.
-Ça va, ça va, répéta Satsuki d'un ton désolé. Je ne vous le reprochais pas. C'est juste que depuis tout à l'heure, vous vous comportez de manière incompréhensible. Je suis en train de me demander à quel genre d'ho...de personne j'ai à faire.

Kyô se confond en excuses, emmêlant des paroles enchevêtrées les une dans les autres, avant de déballer de but en blanc d'une voix claire :
-Je ne voulais pas vous voir. Non, dites, je n'ai pas voulu vous voir mais si je me trouvais devant cette porte à ce moment-là, c'est que j'avais besoin de me trouver en face d'elle, juste d'elle mais pas de vous, seulement voilà que par le plus fou et imprévisible des hasards, vous avez ouvert cette porte avant de vous présenter à moi.
Comme Satsuki ne dit rien, plongé dans la dubitation, Kyô s'énerve :
-Mais oui, tenez ! Bien, je le reconnais, je voulais vous voir mais je n'osais pas toquer à votre porte alors, j'ai attendu devant elle, prêt à attendre jusqu'au lever du soleil ou jusqu'au soir suivant s'il le fallait, mais je ne pouvais pas me douter qu'à ce moment-là, vous...
Il s'est tu, subjugué, lorsqu'il a vu que Satsuki se contentait de hocher la tête avec un sourire bienveillant, dans un naturel si authentique que c'en était troublant. Instinctivement, Kyô s'est protégé le visage des mains comme s'il n'était plus très sûr que c'était bien un humain qui se trouvait en face de lui.
-Alors, vous m'appeliez, n'est-ce pas ?
Kyô lève sur lui un regard intrigué.
-Pardon ?
-Eh bien, à travers cette porte, vous m'appeliez de vive voix en espérant que je vous entende, c'est bien vrai ?
Le trouble de Kyô se mue en une méfiance instinctive. Il secoue la tête.
-J'étais silencieux. Je ne vous appelais pas. J'attendais, juste.
Satsuki a hésité à le croire, mais devant l'air apeuré de Kyô il a compris que celui-ci ne mentait pas, ni ne se trompait. Ainsi c'était bel et bien son propre nom qui l'avait appelé, ou lui-même qui avait appelé son propre nom.
Satsuki avait-il senti par-delà son sommeil que quelqu'un avait besoin de son aide ?
C'était impossible, bien sûr, inimaginable.
-Il faut recoudre la plaie. Votre pansement est déjà imprégné de sang. Veuillez m'attendre pendant que je m'habille, dit-il en désignant dans un sourire pudique la chemise de nuit qui le recouvrait. Je vous emmène à l'hôpital.
Mais avant que Kyô n'ait pu protester, Satsuki déjà s'éloignait d'un pas ferme vers sa chambre.
 
 
 
 
 
 





 
 
 
 
 
Un sursaut d'effroi a secoué Kyô quand, manquant s'écrouler de sa chaise, Satsuki le rattrapa avant de le tirer jusqu'à lui. Il a refermé ses bras autour de son corps aussi bien pour apaiser la terreur de l'homme que pour calmer sa propre angoisse. Kyô gémissait des plaintes étouffées contre la poitrine de Satsuki tandis que celui-ci levait un regard brillant d'inquiétude vers le plafond, de par lequel venaient ces hurlements hystériques qui résonnaient jusqu'à l'étage inférieur de l'hôpital.
-Seigneur, l'on égorge un homme ? trembla Satsuki comme les hurlements redoublaient d'horreur et glaçaient leur sang.
Des bruits de pas précipités se mêlaient aux hurlements, furie, fureur, panique et effroi. L'étreinte protectrice de Satsuki se crispait et le corps de Kyô tentait faiblement de s'échapper. À cette voix démentielle qui se déchirait s'ajoutaient les voix, fortes mais posées, des médecins et infirmières dont les pas martelaient toujours le sol au-dessus d'eux. L'on essayait de calmer ce détraqué mental qui redoublait de folie. Kyô suffoquait dans les bras de Satsuki, et des larmes de panique embuaient ses yeux.
-Ça ressemble à un meurtre.
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Au fur et à mesure que les rires incontrôlés de Natsuki décuplaient, les cris de Takanori se déchaînaient et dans ses convulsions sa confusion prenait possession de son être entier, détrônait sa raison, l'écrasant à coups de massue impitoyable. Tantôt rauques et étranglés, tantôt aigus et stridents, ses hurlements imprégnaient l'atmosphère de sa terreur.
Sur le seuil de la folie il se recroquevillait et tandis que des hommes et femmes se battaient pour le remettre debout, lui dans sa transe démentielle distribuait aveuglément des coups de pieds et de poings, déchirant de ses ongles même la peau de ceux qui essayaient de le tenir. Tout son corps se convulsait, se raidissait, se secouait compulsivement au rythme des décharges psychiques qui anéantissaient en lui tout pouvoir d'auto-contrôle. Il s'étranglait dans ses sanglots et hoquets, se noyait dans ses larmes, et puis derrière retentissaient les rires tranchants de Natsuki qui prenaient le dessus sur l'agitation enfiévrée du personnel soignant.
-Borderline, Borderline, tu es fou, sais-tu ? Tu n'as rien à faire ici, tu ne veux pas suivre mes conseils. Ton corps, t'ai-je dit, torture ton corps et ressens la douleur jusqu'à ce qu'elle terrasse toute conscience en toi ; sans conscience la folie plus jamais ne t'atteindra, aucun sentiment ne viendra t'atteindre pour te réduire à l'état de déchet social. Ô pantin damné agité sous les malédictions de Satan, tu es en proie à ton propre Enfer, tu es juste pitoyable.

Takanori se replie dans les échos de sa terreur, son visage tout entier est raidi et crispé, des lignes profondes d'une angoisse tortionnaire creusent sa chair, sa bouche ouverte en une grimace affreuse laisse couler un filet de sang mêlé de salive, il s'est mordu la langue, derrière ses paupières fermées dansent des images qui l'abattent, l'écrasent, moteurs de ses hurlements. Il chancelle, sur le seuil il ne tient plus en équilibre. Ce n'est plus qu'une question de secondes avant qu'il ne bascule, poussé en avant par ces images infernales, du côté de la folie. Derrière, Natsuki semble en proie à une vive jubilation.
-Je me demande qu'est-ce qu'ils ont attendu pour te passer sur la table ; maintenant tout l'hôpital est au courant de ta démence, et tu sombres, tu sombres, tu te vautres dans ta propre ombre. Tu t'y complais, dans ta tare mentale ?
 

"Je ne suis pas fou, je ne suis pas fou".
Ses pensées exprimées en paroles ne deviennent qu'un embrouillamini d'absurdités inintelligibles. Absconses paroles que lui-même ne comprend plus. Il se tord de douleur, son ventre le fait souffrir, comme un souvenir psychosomatique de la faim, oui, ils l'ont affamé, c'est ça, et comme les rires de Natsuki se décuplent il se bouche les oreilles. De toute façon il sait déjà que le monde entier voudrait le voir mourir, on a déjà essayé de le tuer après tout. Il ne cesse de distribuer des coups à tout va, jamais il ne laissera quiconque le toucher, s'il doit mourir ce sera de lui-même mais le droit de vie et de mort sur sa personne n'appartient à quiconque. Ses bras saignent, des trous de peau déchirée de-ci de-là, les intraveineuses que dans sa soudaine panique il a arrachées. Soubresauts agités, ses yeux s'ouvrent en grand, exorbités, une convulsion abdominale renverse sa tête en arrière, la gorge tendue, et puis le sang s'écoule au fond, il s'étrangle.
Voilà comment il va mourir.


 
 
 
 
 

C'est avec un arrière-goût amer dans la gorge que Satsuki gravit les escaliers quatre à quatre. Il a laissé Kyô seul aux soins des infirmières avant de monter à l'étage supérieur. Il a laissé échapper un cri lorsqu'il a vu le corps sur le sol. Cet homme, si frêle et saccagé par les larmes, c'est de lui que proviennent ces hurlements à couper le souffle ?
-Mais qu'est-ce que vous faites ?
Il s'adresse aux médecins et infirmières qui demeurent autour de lui sans plus bouger tant la tentative de calmer les pulsions destructrices de Takanori leur parait vaine. Satsuki ne remarque même pas Natsuki qui, un peu en retrait, le dévisage avec un rictus. Un peu plus bas, Takanori halète. Comme il s'étouffe ses hurlements ne peuvent plus sortir, et peu à peu les secousses de son corps qui faisaient de lui un être possédé se calment d'elles-mêmes.
Satsuki s'approche de lui, s'agenouille et délicatement passe une main au bas de son dos, une main derrière sa nuque qu'il penche en avant pour forcer le sang à s'écouler sur le sol.
À la vue de cet illustre inconnu apparu subitement alors que rien ne lui avait été demandé et qui osait toucher Takanori, le visage de Natsuki s'est assombri d'une rage sans nom que malgré ses efforts il ne pouvait réprimer. Une indignation mêlée de jalousie creusa en lui une amertume empoisonnée. D'un seul bond il s'interposa entre les deux hommes, arrachant violemment Satsuki à Takanori qui se laissa retomber au sol, suffoquant.

-Tu l'as voulu, espèce d'indigne, de traître, de sale bien-né qui fait tout pour attirer l'attention sur lui, égoïste détestable ! hurlait Natsuki en tapant furieusement du pied contre le sol, si près de Takanori qu'il manquait l'écraser à chaque fois. Je vais le faire, tu entends ?! Je vais le faire parce que je suis clément mais sache que tu ne le mérites pas, sale chien de la Fourrière !

                          À moitié inconscient, Takanori ne put que hocher faiblement la tête sans comprendre un traître mot de ce qui lui était dit.
Avec hargne, Natsuki se dirigeait vers l'ascenseur lorsque brusquement, il s'immobilisa comme s'il venait de se souvenir de quelque chose. Il fit volte-face et d'un pas lourd s'avança vers Satsuki qui ne cilla pas.
-Faites-le, vous, dit-il tandis qu'il tendait à l'homme perplexe un petit bout de papier plié en quatre. Moi, je ne peux pas. Je ne peux pas sortir dehors parce que vous voyez, je suis emprisonné ici. Alors, sortez, ce n'est pas permis de téléphoner dans cette prison. Dites-le lui, vous. Dites-le lui.
              Satsuki, l'esprit embrouillé, saisit maladroitement le papier que lui tendait Natsuki et, après un dernier regard jeté vers Takanori que des médecins remettaient sur pieds, il se dirigea vers les escaliers.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Je voudrais savoir ce qui s'est passé.
-Borderline, cette chose est borderline, il devient incontrôlable, possédé par le Diable, mais le Diable c'est lui. Si vous l'aviez vu, vous auriez ri, comme moi. C'était si pitoyable que je me suis demandé pour quelle raison il n'avait pas été euthanasié.
Suzuki Reita vrilla un regard rutilant de flammes de colère vers Natsuki dont le sourire narquois s'effaça aussitôt.
-Sortez immédiatement de cette chambre, pesta Reita.
-Je vous rappelle tout de même qu'elle est la mienne et que s'il y a un intrus ici, c'est vous.
-L'on m'a demandé de venir. À presque cinq heures du matin, un homme prénommé Satsuki qui m'est totalement inconnu a appelé sur mon téléphone portable, me suppliant d'une voix paniquée que je devais accourir.
-Je le sais ça, ce n'est pas la peine de me le dire puisque je suis celui ayant intimé à cette réplique vivante de la Noblesse pourrie des temps jadis de vous appeler. Bien, j'aurais pu le faire moi-même si seulement ici, je n'étais pas un captif ne disposant d'aucun droit de liberté.
Natsuki avait craché ces mots en rivant sur Reita un regard empli de haine, toutefois il lui demeurait distant comme s'il refusait de lui communiquer toute émotion.
-Pourquoi avez-vous eu le dessein de m'appeler ?
-Parce que le borderline, il ne ressemblait rien plus qu'à un démon. Une crise de nerfs colossale, je vous le dis, c'était insupportable à voir, et il m'en aurait fallu de peu pour craquer et l'achever. Au bord de la rupture, il explosait, une boule d'énergie dévastatrice mais enfin, il se détruisait lui le premier mais sa folie se répandait autour de lui comme un relent de gaz toxique, vous voyez. Alors juste comme ça j'ai pensé à vous et je me suis dit que peut-être, vous seriez capable de l'apaiser.
Reita a considéré Natsuki un moment, pensif, avant de reporter son regard sur Takanori qui somnolait calmement sur le lit.
-Ça l'a épuisé, de péter un câble, a commenté Natsuki en désignant vulgairement du menton le jeune homme.
Assis en tailleur sur son lit, il se balançait le buste d'avant en arrière, les bras croisés, chaque main tenant fermement un pied nu.
-Un jour, il pétera un nouveau câble, et cette fois ce sera irréversible, dit-il à lui-même en baissant les yeux.
-Je ne laisserai pas Takanori sombrer dans l'irréversibilité, déclara sombrement Reita.
Sa main a serré un peu plus fort celle de l'homme qui se trouvait maintenant dans un état semi comateux.
Les larmes lui sont montées aux yeux lorsque, bien qu'il eût essayé de l'éviter depuis le début, son regard s'est posé sur cette bande de chiffon enroulée coincée entre ses dents et nouée à l'arrière de son crâne. Parce que Reita savait que si personne n'avait été là pour arracher Takanori à sa démence, il serait mort, étouffé par son sang. Natsuki contemplait sinistrement cette main tendre qui caressait celle, immobile, de l'homme étendu.
-Ça ressemblait à un suicide inconscient. Mais un suicide quand même.

 Comme Reita dirigea un regard furibond et larmoyant vers lui, Natsuki poussa un soupir et sans plus rien dire se leva, laissant seuls les deux hommes.


 
                                  
 
 
 
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-Je ne suis pas fou, mâchonna fébrilement Takanori que le vulgaire chiffon empêchait de parler.
Ses lèvres remuaient, lâchant des murmures indistincts, tandis que ses paupières encore closes papillotaient.
-Je ne suis pas fou... Ce n'est pas comme les gens le pensent...
-Moi, je ne pense pas que vous êtes fou, répondit doucement Reita, la voix tremblante d'émotion.
Comme pour lui dire merci, Takanori ouvrit légèrement les yeux avant de les refermer, sensible à la lumière du néon fixé au-dessus de son lit.
-Même si je suis fou, je ne veux pas qu'on me mette sur la table...

   Takanori déglutissait. Il semblait à Reita que ce maudit chiffon l'incommodait trop et puis, avec une pensée colérique envers les médecins qui avaient insisté pour lui administrer cette bande de tissu comme ils auraient mis une muselière à un chien enragé, il a délicatement défait le nœud et a libéré Takanori de ce fardeau. Les traits de Takanori se sont apaisés. Il a rouvert les yeux et cette fois a placé ses mains devant eux pour prendre le temps de s'habituer à la trop forte clarté artificielle.
-Vous n'êtes pas fou. Et même si vous l'étiez, je ne laisserais jamais personne vous faire quoi que ce soit.
Takanori hocha la tête, étirant sur ses lèvres un sourire de reconnaissance toutefois dans ses yeux se lisait le doute, celui provoqué par la crainte que Reita ne lui mentît.
-Cet hôpital... Je me demande quand est-ce que je pourrai sortir de cet hôpital. Vous voyez, je suis guéri à présent. J'ai été nourri.
        Pour appuyer ses propos, il se redressa, s'adossant contre le mur, et montra ses bras frêles à Reita qui réprima une grimace de dégoût à la vue des bandages tachés de sang qui les recouvraient, empêchant l'hémorragie provoquée par la furie de Takanori qui avait arraché les intraveineuses.
Remarquant la révulsion que Reita tentait vainement de combattre, Takanori se sentit abattu par un lourd sentiment d'affliction.
-J'ai repris du poids. Moi, je suis en bonne santé physique maintenant. Dites, je parais normal, pas vrai ? Dites-moi que mon corps paraît en bonne santé. Je ne suis pas comme Natsuki...

Blessé par la déréliction palpable dans la voix de Takanori, Reita hocha vivement la tête et dans un sourire pâle assura qu'il était en pleine forme.
-Alors, je peux retourner à la Fourrière ? s'enquit Takanori, les yeux brillant d'espoir.
-Il n'est aucunement question que vous retourniez à la Fourrière, enfin !
-Mais pourquoi ? se lamenta Takanori, éploré. Où irai-je si je ne peux même plus retourner chez moi ? Je vais mourir ?
-Vous mourrez si vous retournez dans cet endroit infâme que vous osez appeler chez-vous, rétorqua Reita avec fureur. Cette prison crasseuse et vide d'humanité ne peut être le chez-soi de quiconque.
-Je n'y mourrai pas, se défendit Takanori que l'angoisse envahissait de plus en plus. Mais je vais mourir si je reste dehors, j'ai peur. Ils ne m'ont jamais tué. Je préfère rester là-bas que finir dehors...
-Ils vous ont affamé ! Comment pouvez-vous prétendre qu'ils ne vous tueront pas ?! Là-bas, ils... Mais enfin, vous rendez-vous compte que cet endroit est appelé "fourrière" ? Ils appellent fourrière un lieu qu'ils considèrent comme un asile psychiatrique et dans lequel ils enferment et traitent comme du bétail des personnes comme les autres ! Pour quelle raison est-ce que vous retourneriez là-bas ? Vous n'êtes atteint d'aucun dérèglement mental, personne qui s'y trouve ne l'est d'ailleurs, et ils sont prêts sans scrupules à... commettre l'euthanasie sur des êtres humains abandonnés par leurs familles et leurs amis que personne ne vient chercher. Et comprenez que si votre propre famille ne les avait pas généreusement payés pour qu'ils vous tiennent en vie, vous seriez mort depuis longtemps !
-Je n'ai aucune famille, vous mentez, gémit Takanori, au bord de la crise de larmes. Personne n'a demandé à ce qu'ils m'entretiennent, je suis seul au monde, vous comprenez, je n'ai personne, et je ne comprends pas pourquoi l'on vous a fait croire qu'en ce monde quelqu'un ait pu se soucier de moi.
-Il y a des gens qui se soucient de vous, rétorqua Reita. Malgré ce que les vicissitudes cruelles de la vie vous ont amené à penser, il existe encore des humains qui s'inquiètent pour leurs semblables. Tout comme ces malheureux qui se trouvent là-bas, vous ne méritez nullement ce sort. C'est pourquoi il est impensable que vous y retourniez.
Takanori sanglotait silencieusement, dissimulant pudiquement son visage derrière un pan du drap. À la vue de ce visage terrassé par la détresse, Reita sentit son cœur se serrer.
-Je ne vous laisserai pas tomber, quoi qu'il arrive.
-Et pourquoi moi, je devrais être sauvé -si jamais cela devait arriver- tandis que tous les autres finiront fous, névrosés ou bien tués dans cet endroit de malheur ?

Takanori avait déballé ces mots d'un ton si vif et éprouvé, terrassé par un sentiment d'injustice et de culpabilité, que Reita s'en trouva désarmé.

-Je n'ai pas le pouvoir de venir en aide à chacun d'eux, dit-il avec abattement.
-Mais alors, pourquoi moi ?
Takanori se mordit la lèvre si fort que de la chair rose s'écoula un mince filet de sang. L'incompréhension et la confusion s'emparaient de tout son être, emmêlaient son esprit dans un enchevêtrement discordant de pensées aussi poignantes qu'insaisissables.
Mais comme Reita demeurait plongé dans un silence déterminé, Takanori dirigea sur lui un regard brillant de candeur et de trouble :
-Pourquoi, alors que vous ne me connaissez pas, c'est moi que vous êtes venu voir dans ma cellule ce jour-là ?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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-Nous nous connaissons. Tu ne le sais plus, c'est tout.
Comme Hakuei disait cela d'un ton grave et assuré, Natsuki laissa échapper un petit rire avant de s'adonner à la contemplation de ses mains longues et fines dont il écarta les doigts devant les yeux. Fredonnant sourdement un air dont il n'aurait jamais pensé se souvenir, il ignorait superbement le regard lourd de sens que Hakuei fixait sur lui.
-Ne t'a-t-on jamais appris qu'il est indécent de lorgner les gens de manière si insistante ? articula Natsuki d'un ton dédaigneux sans détacher son regard de ses mains diaphanes.
Hakuei allait répondre quand son interlocuteur le devança :
-Au fait, as-tu entendu parler de ce qui s'est passé la nuit dernière quant à cet intrus venu de la Fourrière ?
Son ton était plaisantin et léger, comme s'il s'apprêtait à raconter une histoire hilarante.
-Je ne veux plus jamais entendre parler de cet endroit, cracha Hakuei.
-Pourquoi donc ? s'étonna Natsuki, écarquillant des yeux hagards.
-Tu ne peux pas comprendre. De toute façon, tu t'es dépourvu d'humanité, bien trop pour comprendre quoi que ce soit. Tu t'amuses de la souffrance des autres tout comme tu joues avec la tienne.
Natsuki s'est contenté de lui jeter un subreptice regard noir qui aurait tué Hakuei sur le champ si ses yeux avaient été des armes, puis à nouveau il s'extasiait sur la délicatesse artistique, presque irréelle, de ses mains sans prêter attention à l'autre.
-Pour ta gouverne, mon cher ami, dit Natsuki sur le ton de l'ironie, sache que je ne souffre pas.
Et comme pour enfoncer Hakuei dans son impuissance, son chagrin et son amertume, il déclara, un rictus au coin des lèvres :
-Quarante-neuf. Je me rapproche de plus en plus.

Ça ressemblait presque à de la provocation. Hakuei s'est avancé vers lui, menaçant. D'un air grandement satisfait comme s'attendant à assister à un divertissant spectacle, Natsuki se tint droit sur sa chaise et dirigea vers lui un regard brillant de joie et d'excitation. Imposant dans tout son charisme, intimidant dans toute sa froideur, Hakuei s'approchait et Natsuki jubilait. Rien ne lui faisait peur, rien, surtout pas ce regard de glace qui, il le savait, n'allait pas tarder à fondre.

-Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour que tu arrêtes ?
Natsuki s'est tu, et le sourire qui illuminait son visage a disparu sans laisser de trace. Comme s'il n'avait jamais existé. Son cœur s'est mis à battre plus fort, et d'un geste tremblant il a passé sa main dans ses cheveux, s'est renfoncé dans sa chaise. Il ne s'était pas attendu à ça.
Non, pas à ça. Hakuei, il avait juste voulu le provoquer. Attiser sa colère.
            Mais pas une tristesse qui ressemblait à ça, non.
-Il n'y a rien à faire.
Ce n'était peut-être qu'une impression, le fruit d'un fantasme fou et vain, mais Hakuei a cru déceler comme une teinte de regret dans la voix de Natsuki.
-Ne reviens plus jamais me voir.
Natsuki dissimulait son visage derrière une main, le regard détourné. Il a seulement réalisé alors qu'il s'était mis à tutoyer Hakuei.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Il s'est regardé dans le miroir. Collé tout contre lui, le miroir. Son front le touchait presque. Presque seulement car il y avait une entrave qui empêchait qu'il ne le frôlât. Il a contemplé son propre visage dans le miroir. Son visage qui lui parut gris comme s'il eût été couvert d'une fine pellicule de poussière, morne et sans vie. Il s'est forcé à sourire. Sourire face à ce miroir qui, lui, ne pouvait pas sourire. Il a éloigné son regard de celui dans lequel il avait plongé ses yeux pour contempler son propre reflet. Mashiro a laissé flotter sur son visage ce sourire vide qui semblait crier son impuissance. Il a baissé les yeux, trop faible pour supporter un instant la vue du visage d'Asagi, ou plutôt pour oublier l'incapacité qu'il avait de voir le visage d'Asagi. Finalement, il s'est dit que c'étaient peut-être les yeux inexpressifs et désolants comme la cendre d'Asagi qui avaient recouvert son reflet d'un voile de poussière.

-Tu ne me le diras pas, pas vrai.
-Je viens de te le dire, a répondu Asagi.

Mashiro a secoué la tête, tristement. Son sourire s'est volatilisé. La différence était inexistante, Mashiro paraissait seulement plus naturel.
-Je ne parlais pas de ton nom.
Mashiro a passé ses mains à travers les barreaux. À ce moment-là un gardien est arrivé en courant avant de le tirer brusquement en arrière.
-Jamais, Monsieur. Il vous déchiquetterait.
Mashiro a saisi la main que l'homme agrippait sur son col et en a calmement détaché les doigts, un à un.
-Il pourrait le vouloir, mais à présent vous l'avez réduit à un état qui l'empêcherait de me faire quoi que ce soit, dit-il d'une voix blanche.
        Il s'est retourné, assassinant le gardien d'un regard noir.
-Ce sont les ordres, Monsieur, dit celui-ci comme pour s'excuser tout en jetant un œil torve à Asagi qui était accroché aux barreaux.

Mashiro a secoué la tête avec véhémence, et sur ses lèvres pincées en une expression d'amertume se lisait l'ombre des larmes qui perlaient dans ses yeux.
-Enlevez-lui cette chose hideuse, libérez-le de cette cage-là ; celle dans laquelle il est constamment enfermé ne suffit donc plus ? C'est son visage que vous devez mettre en prison maintenant ? Laissez-moi voir son visage. Il me semble qu'il est bien plus beau que tout ce que vous pourriez imaginer.
      Un peu pris de court, le gardien a lâché un rire à la fois nerveux et amusé.
-Enlevez-lui ce casque à muselière, répéta glacialement Mashiro sur un ton qui ne permettait aucune contestation.
-Je n'en ai pas le droit, Monsieur.
-Il ne fera rien.
-Il était enragé il y a une heure à peine, Monsieur. Tout le personnel de la fourrière a dû accourir pour le maîtriser ; ces bêtes-là, on sait quand ça commence, mais on ne sait ni quand ni comment ça va finir.
-Avisez-vous de traiter encore une seule fois cet homme de bête et je vous poursuis en justice, siffla Mashiro dont la haine contrastait étrangement avec son juvénile visage candide.
-La justice appelle une fourrière une fourrière, et une bête une bête. Nous sommes conformes à la loi, Monsieur.
Mashiro s'est redressé, les nerfs tendus par l'indignation et la colère, et il allait s'emparer du gardien malgré sa frêle corpulence lorsque d'une voix douce, Asagi l'interrompit :
-Il a raison, Mashiro. Ne te salis pas les mains.
Mashiro l'a lâché immédiatement, comme hypnotisé par ce timbre tendre et sage qu'il n'avait jamais imaginé pouvoir entendre.
-Enlevez-la lui, insista-t-il sur un ton implorant cette fois.
-Je regrette, je ne peux pas.
-Combien de temps subira-t-il cette muselière ?
-Autant de temps qu'il le faudra.
-Il ne l'a jamais fallu, pourtant.
-Vous êtes inconscient.
-C'est un être humain et à ce que je sache, et il n'est pas un fou dangereux qui déchire tout ce qu'il voit à l'aide de crocs meurtriers.
-Vous aurez changé d'avis lorsque, profitant de votre trop grande gentillesse, il vous aura sauté dessus sans que vous ayez le temps de vous en rendre compte.
-Ne traitez pas la plus simple et évidente des normalités de gentillesse. C'est vous tous qui êtes cruels, et c'est peut-être parce qu'il subit votre cruauté qu'il est obligé de se défendre des manières les plus désespérées.
-Mashiro, tais-toi maintenant, ordonna placidement Asagi.
Mashiro s'est retourné et l'a dévisagé, hagard. Ou plutôt, il a scruté ces yeux perçants qui apparaissaient à travers une fente qui semblait grossièrement découpée dans ce bloc de plastique blanc verni.
-Vous vous connaissez ? s'est enquis le gardien, dérouté.
-Oui, a répondu Mashiro en même temps que Asagi répondait non.
Le gardien les a tous deux considérés un moment, circonspect, avant de s'éloigner d'un pas flegmatique non sans adresser des recommandations de sécurité à Mashiro qui ne l'écoutait plus.


-Tu ne veux toujours pas me le dire ? a murmuré le jeune homme tandis qu'il s'agenouillait à hauteur d'Asagi après que le gardien se fût bien éloigné.
Comme deux pierres précieuses encadrées de blanc, les yeux d'Asagi, à travers la fente du masque, rutilaient de braises incandescentes que les larmes retenues commençaient à éteindre.
-Je ne te le dirai pas.
Le jeune homme se colla désespérément aux barreaux comme s'il eût tenté à la force de son front de les forcer.
-Pour quelle raison ? se lamenta-t-il.
-Parce que tu es trop sensible. Cela ne fait que deux fois que je te vois, et j'ai l'impression de ne t'avoir jamais connu qu'en train de pleurer. Pour un inconnu, de surcroît. Tu n'es déjà pas très beau, mais lorsque tu pleures ça en devient carrément un cauchemar.
-Tu essaies de me mettre en colère pour détourner mon attention ?
-J'essayais de te faire comprendre que l'on ne pleure décemment pas en public.
-Ne parle pas de décence, surtout pas ici, rétorqua Mashiro dans un rire amer. Il y a forcément une raison pour laquelle ils t'ont mis cette muselière.
-Mais oui. Je les mordais jusqu'au sang.
Comme Mashiro demeurait impavide, Asagi s'est demandé s'il avait affaire à une personne intellectuellement normale.
-Tu avais une raison d'agir comme cela, commenta Mashiro.
-Ne parle pas comme si nous étions des meilleurs amis d'enfance n'ayant aucun secret l'un pour l'autre.
-Tu n'es pas violent. Tu n'aimes pas faire le mal. Je l'ai vue, tu sais. Cette innocence que tu portes en toi et que tu sembles vouloir cacher comme pour légitimer la souffrance que l'on t'inflige, je l'ai vue ce jour où ils t'ont capturé... Dis-moi pourquoi cette muselière.
-Dans le fond, qu'ai-je à dire à toi ? Ne pense pas pouvoir te montrer si familier avec moi pour la seule raison que je t'ai dévoilé mon nom.
-Ils finiront par te tuer, tu sais ?
-Ça a quelque chose à voir avec toi ?!
La brutale riposte d'Asagi a momentanément paralysé Mashiro dans son sentiment de défaite.
-Mais non, avec toi, juste toi, se lamenta-t-il. Mais il semble que tu ne t'en rendes pas compte. Une vie humaine en moins, ça fera une vie humaine en moins, et c'est la tienne dont il s'agit...

Un vide profond s'installait entre eux, les rendant inaccessibles l'un à l'autre comme deux parfaits étrangers marchant chacun sur une rive opposée séparée par un fleuve sans fond ; un écart creusé par le silence que jamais les barreaux n'avaient pu créer.
-Ce n'est pas comme ça que le monde le voit, a fait la voix sans timbre du prisonnier.
Mashiro a cherché quelque chose à répondre dans le regard d'Asagi, en vain.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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-Personne ne sait.
Des frissons apparaissaient sur la peau de Kyô, le braille du froid et de l'effroi. Contenant en lui la panique que ses veines répandaient dans son corps, il a plaqué ses mains figées sur la surface lisse et brûlante de la tasse de chocolat chaud. Il a avancé sa chaise, faisant crisper les vieux pieds sur le parquet ciré, et s'est penché par-dessus la petite table qui le séparait de Satsuki comme pour tenir un secret loin des oreilles indiscrètes.
-Personne ne sait. Les hommes sont nés pour me tuer. Ils me haïssent tous.

       Il est resté immobile, ses lèvres tremblantes frôlant l'oreille délicate et attentive de Satsuki, et s'est renfoncé dans son fauteuil avec déréliction.
-Si tous les hommes veulent vous tuer, alors ils le savent, a répondu Satsuki dans un discret sourire qui laissait penser qu'il prenait cette confession à la légère.
Kyô a secoué la tête avec véhémence, déglutissant dans un bruit qui semblait amplifié dans la petite salle pourtant agitée des vives discussions des autres clients et de la musique de fond qui laissait flotter un jazz nasillard. La tasse de café vide, devant Satsuki, était encore chaude. Kyô l'a saisie pour y coller ses doigts comme si la chaleur de sa tasse à lui s'était évaporée à force de l'avoir puisée.
Enveloppé d'un lourd et large manteau de fausse fourrure beige, il paraissait rétréci et fragilisé. Mais l'intensité de son regard bleu ne laissait aucun doute quant à l'énergie vitale qui émanait de lui. Une énergie décuplée et magnifiée par la peur.

-Ils ne le savent pas. Qu'ils doivent me tuer et qu'ils le feront -ou qu'un seul homme le fera au nom de tous- c'est une chose qu'ils ignorent. Ce n'est pas qu'ils veulent me tuer, mais la réalité est que "moi" dois être tué par eux. C'est inévitable.
-C'est absurde, complètement fou, disait Satsuki dont le regard perçant et concentré ne témoignait pourtant d'aucune surprise. Eh bien, je propose que vous vous raisonniez.
Le rire nerveux de Kyô agita compulsivement ses mains, ce qui manqua de renverser la tasse vide.
-Vous "proposez" que je me raisonne ? scanda Kyô sans cesser de rire. Ah, c'est si drôle. Plus je raisonne, mieux je déraisonne. Si je m'acharnais à faire cela, je sombrerais dans la folie à un stade de non-retour.
-D'où vous vient cette persuasion que votre destin, votre devoir ou que sais-je, est d'être assassiné par un homme ? articula Satsuki comme s'il récitait une dictée.
Un vide noir s'est creusé dans le fond de Kyô, renvoyant son sombre éclat jusque dans la glace de ses yeux.
-Quelque chose ne va pas ? s'enquit l'homme, inquiet.
Kyô balaya l'air d'un geste de la main évasif, détournant le regard. Rivant son attention sur le vieux tourne-disque d'où grésillait la platine de jazz, il a fini par balbutier, hésitant :
-Je ne sais pas.
-Par hasard, est-ce qu'il ne vous faudrait pas...
-Je n'ai besoin de rien, le coupa froidement Kyô en reportant subitement son attention sur lui, tranchant.
-Vous ne savez même pas ce que j'allais dire.
-C'était chose inutile. Tout ce dont j'ai besoin est de me tenir éloigné des hommes. Ce n'est pas leur faute, c'est la mienne, c'est comme ça.
-Je dois le prendre comment ?
-Je vous le conseille avec du coulis de cassis.
-Plaît-il ?
-Ah, pardon...Je pensais que vous parliez du gâteau aux fruits rouges...Vous n'arrêtez pas de parcourir d'un regard savoureux la liste de pâtisseries depuis tout à l'heure.
-Je vous signale que je suis un homme. Ça ne vous fait pas peur, de rester avec moi ? C'est lorsque l'on se sent le plus en sécurité que l'on devrait s'attendre aux pires retournements de situations. Or avec moi, vous vous y sentez, en sécurité, n'est-ce pas ?
-Je ne vous vois pas comme un homme. D'ailleurs, le monde entier vous voit autrement.
Sans avoir l'air de se vexer, Satsuki s'est plongé dans le silence, songeur.
-Je n'ai jamais eu l'impression de ressembler à une femme... marmonna-t-il comme à lui-même en parcourant pensivement la salle des yeux.
-Non, mais non, assura Kyô avec véhémence. Mais vous associer à un homme tiendrait compte du non-sens. Même un aveugle le verrait, ça crève les yeux. Vous êtes bien au-dessus de tout cela.
Satsuki est resté pantois un moment, immobile, le dos raide et les épaules voûtées, les jambes tendues et croisées sous la table. Il a considéré Kyô sans expression puis, petit à petit, son corps tout entier s'est mis à se secouer, agitant sa grâce d'éclats de rire cristallins. Ce rire-là, s'est dit Kyô, n'exprimait ni joie, ni surprise, ni ironie, mais bel et bien le désarmement, lui et lui seul. Satsuki était désemparé devant ces paroles qui lui paraissaient du plus énorme grotesque en même temps qu'il était incapable de trouver des arguments qui eussent pu contredire son interlocuteur. Pourtant, Satsuki ne croyait nullement à ce que disait Kyô, juste qu'il ne trouvait aucune argutie à émettre pour s'opposer à son idée.
-Je l'ai déjà dit, répéta Kyô avec un regard vide comme s'il avait été sous hypnose. Personne ne sait. Vous non plus, vous ne savez pas.
-Je suis un homme, disait nerveusement Satsuki.
Ce disant il secouait frénétiquement la tête, faisant tournoyer ses boucles d'or raffinées sur sa poitrine.
Et puis son rire éclata de plus belle, maîtrisé mais incertain.
-Vous êtes bien plus puissant que tout homme ou toute femme ne pourraient l'être.
Ils se sont dévisagés. L'un ferme et assuré, l'autre incrédule et déstabilisé.
Un sourire doux mais ombrageux s'étira timidement sur les lèvres de Satsuki. Ses yeux brillants criaient un désarroi spirituel insondable.
-Je ne vous comprends pas. Je réalise que dès le début, je n'arrive pas à vous comprendre.
-Si vous n'êtes qu'un homme, et incapable de me comprendre de surcroît, pourquoi est-ce que cette nuit-là vous êtes venu m'ouvrir votre porte comme si vous aviez su qu'à l'intérieur de moi je vous appelais ?
 
 

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