Psy-schisme -chapitre sixième

Juliet

Une main chaude caressait son front fiévreux. De par-delà sa conscience à peine entrebâillée lui est parvenu un souffle paisible et régulier. Quelque chose de doux l'enveloppait et Mashiro a mis longtemps avant de pouvoir s'extirper de son sommeil. Il luttait pour ne pas se réveiller mais lorsque l'on lutte, cela signifie qu'il est déjà trop tard. Dans un soupir éthéré il a entrouvert les paupières, ses yeux troubles rivés sur un visage indistinct qui, à travers le brouillard, semblait lui sourire.
-...Asagi ?

Une voix suave et apaisante est venue caresser ses tympans. Mashiro a savouré cette voix comme un Messie venu l'extirper des abysses de sa détresse, et il s'est lové au creux de la douceur qui l'enveloppait. Les yeux fermés, il a tendu les bras vers celui qu'il croyait être Asagi pour effleurer son visage du bout des doigts. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux, deux minuscules perles de cristal se brisant silencieusement en chemin.
-Je suis soulagé... j'ai cru qu'ils allaient... Asagi.
Des mains se sont délicatement resserrées autour de ses poignets et ont reposé doucement les siennes contre sa poitrine.
-Mashiro, c'est moi. Tu m'entends ? Tu es encore dans les vapes.
L'harmonie sereine de son visage a été troublée par un froncement de sourcils inconscient, creusant sur son front lisse des ridules d'inquiétude.
Lorsqu'il a rouvert les yeux, il a senti son cœur se serrer.
-Hakuei ? Hakuei, qu'est-ce que tu fais ici ?
-Qu'est-ce que je fais ici ? a répété Hakuei dans un rire décontracté.

Il a fixé Mashiro du coin de l'œil, allumant d'un cliquetis la cigarette qu'il tenait entre ses lèvres, puis s'est levé du lit sur lequel était confortablement installé Mashiro pour se diriger vers la fenêtre qu'il ouvrit en grand, appuyant les coudes sur son rebord.
-Tu devrais plutôt te demander ce que toi, tu fais ici. Parce que ici, c'est quand même chez moi.

Mashiro s'est vivement redressé et a parcouru la chambre des yeux, hagard. Spacieuse mais encombrée et désordonnée, elle ressemblait à une chambre d'adolescent plutôt que d'un adulte dans la fleur de l'âge. Des vêtements froissés et des dizaines de disques traînaient à même le sol tandis que des croquis de portraits et de paysages étaient éparpillés un peu partout. Sur la bibliothèque les livres étaient en guerre plutôt qu'alignés, et des centaines de feutres, crayons et pinceaux traînaient çà et là. Mashiro est demeuré contemplatif durant un long moment, silencieux, puis il s'est souvenu :
-Asagi ! Hakuei, qu'est-ce qu'ils ont fait d'Asagi ?
-Je ne peux pas te le dire.
La fumée s'envolait en sillons vers l'extérieur, et Hakuei l'observait disparaître dans les airs, balançant mollement son genou de gauche à droite au rythme de ses fredonnements.
Il allait ajouter quelque chose quand un bruit sourd le fit sursauter. Il a couru vers la porte, alarmé, et rattrapa Mashiro qui déjà traversait assurément le salon en direction de la porte d'entrée.
-Lâche-moi ! protesta Mashiro, hystérique.
-Ça ne va pas ? s'écria Hakuei en le ramenant de force dans la chambre où il le poussa brutalement sur le lit.
-Espèce de rustre ! gémit Mashiro. Laisse-moi partir ! Je veux retrouver Asagi ! Dis-moi ce qu'ils ont fait à Asagi !
-Puisque je te dis que je n'en sais rien ! Quand je suis arrivé à la Fourrière, tu étais là, étalé sur le sol, inconscient pendant que ce pauvre homme était amené quelque part... en dehors de sa cellule. Je ne sais pas où ils l'amenaient, dis. Ils portaient des masques sur le visage, tous, sauf Asagi, et ils se dirigeaient vers l'extérieur...
-Tu n'as rien fait pour l'aider ?
-Que voulais-tu que je fasse ? Lorsqu'ils m'ont vu arriver -et Dieu soit loué que j'eusse été là à ce moment- ils m'ont dit de déguerpir. J'ai répondu que j'étais venu voir Asagi et leur ai demandé ce qu'ils lui faisaient, mais ils m'ont seulement dit qu'il avait été surpris en train de te faire du mal... Alors...
-Non ! hurla Mashiro, au bord des larmes. Hakuei, ils vont le... Non...
Ses yeux se sont exorbités dans une horreur indicible et Mashiro se mit à trembler de tout son être, et lorsque ses sanglots ont secoué sa frêle poitrine, Hakuei est venu s'asseoir au bord du lit, posant sur son épaule une main rassurante.
-Moi aussi, j'ai pensé au début qu'ils allaient le tuer. Parce que comme toi, il était inconscient tu sais. Ce n'est pas pour rien qu'ils portaient des masques. Ils lui ont fait inhaler du gaz narcotique. Comme tu n'étais pas protégé, tu as eu des relents qui t'ont fait perdre conscience aussi. Mais à l'heure qu'il est, je ne pense pas que lui soit remis sur pieds... Mashiro ?
Mashiro était perdu dans les routes rocheuses et alambiquées de ses pensées. Sortant de sa méditation, il a levé un visage morose vers Hakuei qui le regardait avec compassion.
-Qu'est-ce qu'ils vont faire à Asagi ? dit-il comme sa voix s'amenuisait sous l'effet de la douleur et de l'angoisse.
-Mashiro, Asagi t'a fait du mal, pas vrai ?
-Du gaz narcotique... ils l'ont endormi avec ça ? Les monstres ! Ces espèces de lâches ! Ne pas lui laisser la liberté de se défendre ! Ils vont peut-être le piquer, voilà pourquoi ils l'ont endormi ! Ils ont peur de lui lorsqu'il se débat, lorsqu'il cherche à vivre !
-Mashiro, réponds-moi ! ordonna Hakuei d'un ton doux mais autoritaire. Asagi te faisait bien du mal, n'est-ce pas ? C'est pour cela qu'ils l'ont emporté.
-Asagi n'a rien fait ! Je te dis qu'ils vont le tuer, je t'en prie, il faut que tu viennes avec moi !
-Ils ne vont pas le tuer, a lâché Hakuei dans un soupir.
Il a aspiré une bouffée avant de s'attarder à faire des ronds de fumée d'un œil vide.
-Comment peux-tu en être si sûr ? s'enquit Mashiro qui commençait à s'impatienter de l'apparente désinvolture de l'homme.

Le silence s'est fait si long et mystérieux que tous les nerfs du corps de Mashiro se sont tendus, prêts à éclater. La tension se faisait ressentir, oppressante, sur sa poitrine dont les battements de cœur résonnaient comme un chant lyrique à l'intérieur d'une cathédrale.
-Je n'ai pas très bien compris, mais au moment où je m'étais résigné à partir avec toi, ils m'ont dit de revenir le voir "quand tout sera réglé".

                                               


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Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il n'avait jamais vu quelque chose d'aussi troublant et étrange. Comprendre cela, il en était bien incapable, et comme si l'inconnu lui faisait peur et l'acculait à chaque seconde plus profondément dans son angoisse, il a détourné le regard de cette vision déstabilisante. Le cœur battant à tout rompre, il a senti fléchir sa paisible quiétude -celle qui s'installait parfois depuis que Natsuki avait déserté la chambre- puis celle-ci l'a abandonné, le laissant seul confronté à cette "chose" à laquelle il n'avait pas la force de faire face. Comme son regard et ses pensées traversaient la fenêtre, il s'est imaginé la traverser, lui aussi. Convoiter l'espace d'un instant la liberté des airs pour s'écraser et ne plus se rendre compte de rien. Ne plus se rendre compte du rien.

Pourtant cette main restait tendue devant lui, patiente et indulgente. Plus que de l'indulgence, elle dégageait une tendresse et une chaleur qui lui étaient étrangères. Sans détourner le regard de la fenêtre, les traits légèrement crispés en une expression d'anxiété, Takanori a replié ses genoux contre sa poitrine et a attendu. Mais attendre, attendre encore tandis que cette main attendait aussi sans sembler vouloir abandonner, cela le plongeait dans une profonde détresse que bientôt -il le sentait venir du fond de son âme chamboulée- il ne parviendrait plus à réprimer. Et que cette détresse torturée ne se manifeste à l'extérieur était aux yeux de Takanori une chose qui ne devait absolument pas arriver. Pas devant Suzuki Reita qui ne l'avait jamais vu dans "cet état-là".
Pas devant le seul homme qui ignorait encore, Dieu soit loué, ce que Takanori pouvait faire lorsque réprimer ses tourments les plus profonds lui devenait impossible. Que Dieu soit loué, Suzuki Reita ne le savait pas, et que Dieu soit cloué si Suzuki Reita devait venir à le savoir, à se trouver confronté au spectacle effrayant de Takanori en pleine crise. Bien que Takanori ne quittait pas la fenêtre du regard et qu'il dissimulait son profil de sa main, il savait celle de Suzuki Reita toujours tendue là, avenante. Il fallait faire vite. Ne plus subir cette situation plus longtemps, sans quoi Takanori allait chuter et déchoir même au yeux du seul homme qui ne le méprisait pas encore. Comme un ciel lourd de nuage orageux surplombant son cœur, Takanori a senti une oppression étouffante sur la poitrine.
-Va-t'en, a-t-il supplié dans un halètement humide.

Il voudrait penser, penser au moyen radical de le faire partir, penser à un moyen de s'enfuir mais le moteur de son cerveau est en panne, penser il ne peut plus et ses yeux jusqu'alors fixes se mettent à balayer la chambre de coin en coin sans jamais s'arrêter. C'est une hystérie du regard, des mouvements nerveux qui se répètent, tout semble bouger autour de lui, il sent le danger se refermer de plus en plus sur lui mais la pression le bâillonne et l'étrangle, sa respiration devient difficile et saccadée, les mots désordonnés qu'il cherche à sortir ne deviennent que des gargouillis mort-nés dans sa gorge, des frissons paralysants assaillent son corps entier. Il voudrait parler et bouger, courir loin d'ici mais Suzuki Reita se tient toujours là avec sa main tendue, cette menace latente et invincible, mais la tétanie a engourdi ses membres et son visage en sueurs froides, la chape de nuages lourds s'enfonce un peu plus contre sa poitrine.
Il se sent sur le point de sombrer dans l'inconscience, incapable de penser et seule la sensation de ce danger qui rôde, tapi dans le silence, l'attente. Son teint devient de cire, ses prunelles agitées comme animées d'une vie propre ne s'arrêtent pas, et son regard tourne en rond, de long en large, de haut en bas. Il sent une tenaille psychosomatique resserrer son estomac. Dans un tressautement crispé il se plie en deux et les larmes coulent seules le long de ses joues blafardes.
-Takanori ? C'est moi, Suzuki Reita, tu me reconnais ?

Takanori plaque ses mains tremblantes contre ses oreilles. Ne pas entendre cette voix ; faites que le ciel lui permette de ne plus rien entendre, pas même ces battements de cœur qui percutent sa cage thoracique sur le point de finir en miettes sous le poids écrasant de la pression.
-Takanori, qu'as-tu ? Viens, Takanori, lève-toi. Je suis là.

Ce ne sont que des bourdonnements indistincts et sourds qui parviennent jusqu'à ses tympans. Il a l'impression que chaque nerf de son corps vibre, il est secoué de toutes parts. Soudain, il exorbite les yeux, son buste se penche brusquement en avant et c'est de dernière justesse qu'il réprime la remontée acide qui allait s'étaler sur le drap. Il ne saurait dire si le dégoût l'emporte sur l'horreur ou bien l'inverse. Il ne peut plus s'arrêter de pleurer et ses hoquets le secouent violemment, il voudrait perdre conscience, là, mais même cela il ne peut pas, il a trop mal, à la tête, au ventre, aux membres et à la poitrine. Faire partir Suzuki Reita, voilà ce qu'il pense par-devers sa conscience annihilée par ses affres, mais comment le faire partir lui qui lui parle encore de cette voix si mielleuse et n'a pas même rabattu cette main trompeuse ? Le silence confiné dans son esprit trébuché absorbe ses angoisses comme des molécules faisant partie prenante de son corps.
Dans un effort surdimensionné et épuisant, il accroche ses doigts autour des bras de Suzuki Reita mais il ne trouve pas la force même de l'éloigner de lui, de le repousser. Et comme pour l'humilier davantage, l'enterrer vivant dans sa douleur, Suzuki Reita saisit la main de Takanori dans la sienne. Qu'un miracle lui donne au moins le pouvoir de hurler, de se tordre, d'évacuer juste un peu cette transe horrifiée enfermée dans ce corps incapable de lutter. Cette main se resserre un peu plus autour de la sienne, et Takanori s'effondre. Il s'effondre, bascule en avant et au moment où il s'étale contre Reita, celui-ci le rattrape dans ses bras. Ses doigts ne se sont pas même détachés de sa main.
Le visage de l'homme, penché sur lui avec une inquiétude qui accroît son angoisse, lui paraît aussi lointain qu'un cauchemar ancien. Sa poitrine se convulse sous les sanglots, se paralyse sous les contractions et se tord sous les halètements douloureux. À travers ses larmes, il ne peut même plus voir Reita.


"Va-t'en !" hurle-t-il à l'intérieur de lui, mais qui entendra ce cri suppliant et désespéré ? Jamais personne n'a entendu. Takanori ferme les yeux.
"Ce monde aurait dû me permettre de ne jamais naître... pas vrai ?"
Des images défilent dans sa tête, des successions invisibles et si furtives qu'il ne parvient pas à les saisir au vol ni à y coller un avant et un après pour y attribuer un sens, une suite logique d'événements. Elles sont comme des réminiscences percutantes et vacillantes, des ondes de choc s'évanouissant dans les airs.
Son âme oscille. Pas maintenant. Ne pas craquer. Trouver l'entrave à la folie, n'importe laquelle. Quoique devenir fou peut-être ferait définitivement fuir Reita. Dans les yeux fixes de Takanori passe un éclair vif. Par sa propre folie, rendre fou son ennemi, la cause de son angoisse dévorante. Mais même laisser sa folie le gagner et prendre possession de tout son être comme un diable au corps, il n'en a plus la force. Son souffle s'épuise. Son cœur appelle à l'aide. Alors il ferme les yeux. Malgré lui il s'en remet à l'ultime recours, à ces bras qui le tiennent sans lui faire de mal. Mais le mal, Takanori l'attend, persuadé qu'il viendra tôt ou tard. C'est ce qu'il a toujours fait. Qu'importent les déguisements affriolants qu'il peut prendre, le mal ne peut que finir par révéler sa vraie nature. Suzuki Reita est pareil. Mais Takanori est fatigué. Impuissant et résigné, il attend juste que le sort ne frappe à sa porte comme son coeur frappe à sa poitrine. Alors, il ferme les yeux et il ne pleure plus.

-Tu sais, je m'y attendais. À cette peur. Je m'y attendais, Takanori.

Une sensation douce et tiède effleure sa joue. Sous ses paupières closes, les pupilles du jeune homme presque endormi papillotent. Il n'ose pas se réveiller de crainte de s'arracher à la douceur de ce rêve pour replonger dans le cauchemar de la réalité. La sensation semble pénétrer sa peau et se propager lentement le long de son visage, traversant son menton, chatouillant agréablement son cou. Il serait presque apaisé si, par-devers son demi-sommeil, il n'avait pas cette impression planante de la menace.
Quelque chose de tendre et sécurisant renferme sa main. Un souffle presque régulier sort silencieusement d'entre ses lèvres entrouvertes.
-Takanori...
L'harmonie du visage serein se brise. À la commissure des lèvres se creuse une pointe de trouble. Quelque chose semble se réveiller en lui, mais quoi ? Encore une fois des images, des sensations lui échappent au vol. Il voudrait se souvenir.
-Takanori...
Se souvenir de l'instant où il a déjà entendu ça. Son nom prononcé avec tant de tendresse et de douceur. Son nom sublimé par une voix chaleureuse et bienveillante. Oui. Au fond de lui il lui semble que fut un temps où son nom fut prononcé de cette manière. Il voudrait vraiment, pourtant, se souvenir de ce moment, revoir ces instants en images et réentendre ces sons comme il entend ceux du présent. Quelque chose lui dit qu'il devrait se souvenir. Mais en réalité il n'est pas certain d'avoir réellement vécu ce moment. Après tout, il rêve encore. Peut-être que cette voix limpide qui l'appelle n'est qu'un rêve, elle aussi.
-Takanori, tu es réveillé. S'il te plaît, n'aie pas peur. Il faut que tu viennes à présent. Je peux te porter si tu es fatigué. Mais te souviens-tu ? C'est aujourd'hui que tu pars de l'hôpital. Tu n'as plus vraiment besoin de soins physiques.
Serrement au cœur. Des ridules se creusent entre les sourcils froncés de Takanori. Venir ? Quitter l'hôpital ? Ces mots n'ont pas de sens concret pour lui qui n'a pu encore s'extirper de sa léthargie, mais ces mots résonnent en lui comme un nouveau danger. Il n'a plus le choix. Lorsque Takanori rouvre enfin les yeux, il sait à présent à qui appartenait cette voix enchanteresse.
-Reita ?
Un sourire affectueux mais pudique lui répond dans toute son humilité. La main de Reita, toujours aussi chaude, n'a pas quitté la joue du jeune homme. Alors, c'est lui qui le caressait ?
Lentement, Takanori lutte contre sa fébrilité pour se redresser. Et comme s'il était un trésor ce qu'il y a de plus délicat et précieux, Suzuki Reita l'a aidé à se relever sans cesser de le tenir et de le couver de ce regard scintillant.
-Reita, balbutie-t-il, la voix encore faible et tremblante. Qu'est-ce qui...
-C'était une crise d'angoisse, Takanori. Ne t'inquiète pas, c'est normal. Est-ce que tu te sens mieux ?
Takanori ne saurait pas quoi répondre. Obnubilé par le regard empreint de tendresse qui lui est étrangement adressé, il hoche la tête, muet.
-Est-ce que tu te sens prêt à venir avec moi, Takanori ?
Même s'il l'avait voulu, Takanori n'aurait pas pu répondre. Il lui semblait que refuser ou accepter cette proposition n'était pas de son droit. De son sort il ne devait pas décider. C'était bizarre, qu'il pense ça. Mais il a baissé la tête et son front frôlait presque les lèvres de Suzuki Reita. Pour la première fois, par ces mains que l'homme refermait autour des siennes, Takanori commençait à se sentir lié à lui.
-"Douka boku dake wo mitsumeteite".
"S'il te plaît, regarde-moi".
Il a senti son cœur sauter un battement. Pétrifié, les yeux écarquillés sur le sol sans oser les lever une seule fois, il a senti quelque chose remuer violemment dans son esprit. Une violence pourtant qui contrastait avec l'infinie douceur de cette voix grave qui chantait ces mots :
-"Douka kono te ga tokenu you".
"S'il te plaît, ne lâche pas ma main."

Et puis Takanori aurait été incapable de dire ce qu'il s'est passé dans sa tête alors. Il y a eu un déclic, comme un crochetage de serrure entrouvrant une porte depuis trop longtemps restée fermée. Une porte qui s'ouvre avec violence et dans un grincement strident, mais parce qu'elle s'entrouvre, même à peine, un mince filet de lumière pénètre à travers cette entrouverture.
Alors, Takanori lève les yeux. Il sait qu'il va pleurer mais le regard chargé d'émotions que Suzuki Reita porte sur lui l'encourage à laisser couler librement ses larmes. Takanori secoue la tête comme il ne peut pas y croire. Ses lèvres s'écartent, tremblantes, et un son à peine distinct s'échappe de sa gorge.
-Anata-kun ?
Le garçon ne sait pas très bien d'où il a sorti ce nom. Mais en entendant celui-ci, les yeux de Reita à leur tour se sont humidifiés et, dans un élan spontané, il est venu envelopper Takanori de sa plus chaude étreinte.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Monsieur...
-N'hésite pas, a fait Ryô d'un ton tranchant, le visage glacé. Demande-moi ce que tu veux. Je suppose que tu as des choses à me dire... Mao ?
        Mao a parcouru la pièce du regard mais il ne pouvait identifier d'où venait la voix de l'homme. Avec une pointe d'angoisse dans la voix, il a dit :
-Je peux partir, si je vous dérange.
-Non, reste. Ne fais pas attention à "ça". J'ai l'habitude de faire ceci lorsque les choses ne se déroulent vraiment pas comme je le souhaite. Ça me calme. J'ai besoin de me calmer, réellement. L'autre jour, j'en suis même venu à frapper mon meilleur ami pour la première fois de ma vie. Viens, approche.
-Je... ne vous vois pas, a balbutié Mao dont la gorge commençait à s'assécher.
-Mais tu m'entends. Je suis juste devant toi, assis.
-Je suis désolé. Je ne peux pas bouger.
-Pour quelle raison ? s'enquit la voix étonnée de Ryô.
Au moment où une réponse allait s'échapper d'entre les lèvres de Mao, il s'est abstenu à temps. Des frissons parcouraient son corps mais il tentait de les ignorer du mieux qu'il le pouvait. Il était tétanisé. Heureusement, ça ne pouvait pas se voir.
-J'étais venu m'entretenir avec vous... pour mes honoraires, dit-il, soulagé de changer de sujet.
-Oui, oui. Il est vrai que je t'ai dit que j'étais prêt à tout te payer d'un coup.
-Non, Monsieur. Je voulais vous dire que ce n'était plus la peine.
-Vraiment ? Mais il me semble que tu as besoin de cet argent, non ?
-...C'est la vérité, fut obligé d'admettre Mao avec honte. Mais je ne peux pas accepter. Ma démarche n'a mené à rien...ou plutôt, je n'ai pas fait ce qu'il fallait pour aboutir au résultat escompté. Sans compter que... Asagi...
-Tu n'es pour rien dans ce qui est arrivé à mon frère. N'est-ce pas, Mao ? Approche donc. Sais-tu où Asagi a été amené ? Je me fais énormément de souci à son sujet.
La voix de Ryô était doucereuse et dégageait une sorte de menace qui enfonçait Mao dans son angoisse. Malgré tout, quelque chose lui disait qu'il ferait mieux d'obéir et, d'un pas lourd et hésitant, il s'est avancé à la manière d'un funambule devant lui jusqu'à ce qu'il ne sente la main tendue de Ryô toucher la sienne. Mao a dégluti.
-Mais, tu trembles ?
-Je suis désolé. Ne faites pas attention, ou lâchez ma main.
Mao a attendu, mais sa main restait toujours délicatement emprisonnée dans celle de l'homme. Le silence s'est fait plombant.
-Je sais où est Asagi, Monsieur. J'ai pu pirater leur ordinateur. Il a été transféré dans l'aile sud du bâtiment. En principe, cette partie-là est réservée aux employés... les secrétaires, archivistes, cuisiniers etc... Mais elle renferme aussi une salle à accès codé où l'on dépose ceux qui causent trop de problèmes. Autrement dit, ils mettent en quarantaine ceux qui présentent un trop grand danger pour les visiteurs et les gardes qui leur apportent la nourriture, en attendant de trouver une solution...

Mao s'est tu, oppressé. Il remerciait le ciel que Ryô ne puisse voir les larmes d'angoisse qui naissaient dans ses yeux. Les nerfs à fleur de peau, il semblait attendre qu'un autre parle à sa place. Il aurait voulu s'enfuir mais il était incapable de bouger et de retrouver son chemin dans ces circonstances.
Immobile sur sa chaise, Ryô leva des yeux interrogateurs vers son visage qu'il pouvait deviner sans percevoir.
-N'en dis pas plus. En somme, ils les placent en attendant de décider s'ils les gardent en vie ou non, n'est-ce pas ? D'ailleurs, ne serait-ce pas par hasard dans l'aile sud que se trouverait la salle d'euthanasie ?
-Je... je ne pense pas qu'ils piqueront Asagi, Monsieur.
-Qui peut t'en assurer ?
-Lorsque je suis venu pour lui rendre visite ce matin, je me suis aussitôt informé auprès d'un garde en voyant sa cellule vide. Bien, il ne m'a pas donné d'indications directes mais j'ai cru comprendre que votre frère allait simplement suivre une petite "cure de redressement".
-"Cure de redressement" ? Voilà bien une expression étrange. Ah, voilà pourquoi je me fais du souci. Je ne peux plus dormir la nuit et mon organisme supporte mal les somnifères. Tu n'as pas cherché à savoir en quoi consistait cette mystérieuse cure ?
-J'ai bien essayé, mais j'ai été éconduit, de manière assez vive d'ailleurs. Je n'ai rien pu trouver là-dessus sur leur ordinateur. Je suppose qu'il y a des choses qu'ils préfèrent cacher, non ?
-De qui devraient-ils se cacher ? La Fourrière est un endroit légal et reconnu par le gouvernement alors même qu'éthiquement et humainement parlant, cet endroit n'a pas le droit d'exister. Ils sont déjà allés jusqu'au bout de l'atrocité avec ça, que pourraient-ils faire de pire ?
-Vous avez raison, reconnut Mao dans un soupir. Je suis vraiment navré, pour Asagi...
-N'en parlons plus. Espérons seulement qu'ils ne lui feront rien subir de grave. Seigneur, mon pauvre frère... il a toujours été si gentil pourtant... Le savais-tu ?
-Je ne le connais pas, répondit Mao avec embarras.
-Mais oui ! Il était un Ange, tu vois ! Je dis "était" parce que, vu ce qu'ils en ont fait, il ne ressemble plus à grand-chose... Il n'est que l'ombre de lui-même. Bien, Mao, je ne veux pas t'ennuyer avec cela. Dans les affaires, il faut laisser les sentiments de côté, n'est-ce pas ?
-Vous pouvez vous confier à moi, Monsieur, si vous en ressentez le besoin.
-Ce que tu es gentil ! Ah, quelle mauvaise langue a donc pu dire du mal de toi ? Viens, Mao. Approche un peu plus.
Mao effectua instinctivement un pas en arrière lorsqu'il sentit le bout des doigts de Ryô frôler son visage. Paniqué, il s'éloigna.
-C'est compris, a doucement articulé Ryô. Je suis d'un naturel plutôt distant, mais va savoir pourquoi, il m'arrive occasionnellement d'être familier. Ne crois surtout pas que j'avais de mauvaises intentions. Peut-être l'obscurité m'a-t-elle encouragé à me comporter ainsi ? Ah, j'ai honte.
-Ne vous inquiétez pas, Monsieur.
La voix de Mao était tremblante. Le rire de Ryô s'est répercuté dans ses tympans comme une menace supplémentaire. Il a frémi.
-Et ce garçon, dis-moi ? As-tu approfondi tes recherches sur lui ?
-Monsieur... c'est cela dont je voulais vous entretenir. La raison pour laquelle je refuse vos honoraires est que... j'ai décidé de ne plus enquêter sur Mashiro.
-Et pourquoi donc, je te prie ? fit la voix de Ryô qui avait perdu toute sa chaleur.
-Parce que je ne pense pas qu'il soit bon pour vous ni pour votre frère de porter des espoirs en cette personne. Il n'apportera aucun bien à Asagi. S'il vous plaît, Ryô-san, comprenez-moi... En comptant sur lui vous finirez par ne plus compter sur rien d'autre et alors, lorsque vous vous serez rendu compte que ce Mashiro n'aura jamais rien fait pour Asagi, il sera trop tard. Ce que je veux dire est qu'il vous faut trouver un autre moyen...

Mao s'est tu, piteux, attendant une réprimande de la part de son interlocuteur. Pourtant, celui-ci l'avait écouté avec la plus profonde attention et son silence semblait indiquer qu'il considérait sérieusement la chose.
-Je comprends ce que tu veux dire. Mais ce que je n'arrive toujours pas à comprendre est pourquoi tu es incapable de faire confiance à cet homme dont tu ne sais au final rien.
-Et comment pouvez-vous mettre le destin de votre frère entre les mains de ce jeune homme dont vous savez encore moins de choses que moi ?

Mao s'est approché. Avec contrition il a posé sa main sur l'épaule de Ryô qui ne soufflait mot. Il faisait froid, dans la pièce.
-Je suis sincèrement désolé. Je comprends votre désarroi. Mais il ne faut pas que vous basiez vos espoirs sur quelque chose -ou plutôt quelqu'un- d'aussi incertain et futile. Asagi n'a pas besoin d'une midinette superficielle et hyperémotive qui finira par ne plus revenir, fût-ce par indifférence ou par peur. Ils n'ont aucun lien ! Asagi a besoin d'une aide concrète, d'un espoir fondé auquel se rattacher. Mashiro serait incapable, même s'il le voulait, de sortir Asagi de la Fourrière. Parce que, vous savez, en principe personne n'en sort...
-Mao, mais à quoi est-ce que tu pensais ?
-Pardon ? fit-il, éberlué.
-Je te demande... depuis le début, tu croyais donc réellement que je remettais la libération de mon frère entre ses mains ?
Mao n'a pas répondu. Un froissement léger lui a indiqué que Ryô se levait et peu après, il a senti les mains de celui-ci à nouveau envelopper les siennes. Il n'a pas réagi, tétanisé. Bientôt le souffle de Ryô se faisait sentir contre son front baissé.
-Tu sais, je voulais simplement le connaître, ce Mashiro. J'espérais que tu découvres ce qu'il a accompli d'important dans sa vie, quel genre de personne il est au quotidien. Et surtout savoir quelle raison le poussait à venir voir mon frère qui lui est inconnu. Je voulais que tu l'observes, que tu analyses son comportement. Prêcher le faux pour apprendre le vrai, que tu décèles ce qu'il pense et ressent réellement. C'était peut-être une tâche trop ardue à accomplir, après tout tu n'es pas psychanalyste, non ? Pourtant, Mao, je voulais vraiment savoir quel humain pouvait-il bien être. Si son âme était assez pure et déterminée pour venir en aide à mon frère. Je ne comptais pas qu'il le libère, tu vois. Ce n'est un droit qui n'est accordé à personne d'autre que ceux qui les ont mis à la Fourrière.
-Alors, a soufflé Mao qui sentait son cœur cogner contre sa poitrine, qu'est-ce que vous désiriez ?
Il a mis du temps avant de répondre. Silencieusement, Ryô s'est éloigné du jeune homme.
-Mais qu'il l'aime, Mao. Je voulais qu'un autre que moi aime mon frère.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Vus de l'extérieur, les yeux de Kyô étaient au moins aussi secs que le vent froid qui battait contre son visage. Vus de l'extérieur, bien sûr, mais sous le ciel crépusculaire son âme s'alourdissait de sentiments dont il aurait voulu faire fi. Résigné, il a baissé la tête et a grimacé comme ses genoux repliés contre le sol le faisaient souffrir. Il s'est maladroitement redressé et, dans un dernier regard d'adieu vers cette porte rouge derrière laquelle il imaginait Satsuki, grand et fier dans toute sa splendeur, il a tourné les talons. Il ne regardait pas devant lui, les yeux rivés sur le goudron, et un champ infini de gris défilait dessous lui. Très vite sa vision fut troublée par les larmes, et la pensée de Satsuki, pudiquement collée à lui dans une étreinte anonyme, ne le quittait plus. Comme Kyô réprimait ses larmes brûlantes son cœur se serrait, et le vent d'hiver soufflant dans ses oreilles comme une sérénade nostalgique semblait lui souffler, dans son froid insidieux, les paroles que l'homme-Ange avait alors prononcées.
"-Kyô-san, vous devriez partir. Partez, et jamais plus ne revenez."

Mais plutôt que de partir, Kyô n'aurait jamais dû venir. C'est ce qu'il pensait du plus profond de son être, car s'être immiscé dans l'existence inaltérée d'un Ange était une faute impardonnable. Mais était-ce donc sa faute ? Quelque part au milieu de cette confusion désespérée, il semblait inconsciemment à Kyô que s'il était resté devant cette porte rouge avant que Satsuki pour la première fois ne lui apparaisse, c'était parce que ce qui se trouvait derrière cette porte-là ne pouvait qu'appartenir à un miracle.
"Partez, et jamais plus ne revenez."
Il ne veut pas le trahir. Contester la parole de Satsuki et aller à l'encontre de ses vœux n'était pas la volonté de Kyô. Malgré tout cette porte rouge l'attirait irrésistiblement. Il avait trouvé le salut devant elle lorsqu'il s'était senti agressé par un homme qui lui avait demandé l'heure un instant plus tôt, et si spontanément il avait couru jusqu'à elle, ce n'était sans doute pas le fruit du hasard. Plus que tout Kyô désirait respecter tout ce qui venait de Satsuki. Parce qu'il était le seul à l'avoir sauvé, à ne pas lui avoir inspiré de la crainte par un sentiment maladif de menace juste parce qu'il est un homme. Malgré tout une contradiction déchirante tiraillait l'âme et le cœur déjà instables de Kyô. Ne plus jamais revenir avait quelque chose qui tenait de l'impossible. Comme Satsuki à présent faisait partie intégrante de la vie de Kyô, lui-même sentait qu'il ne pouvait pas ne plus faire partie de la vie de Satsuki. Car il n'y a pas l'un sans l'autre, mais même en partant définitivement Kyô sait qu'il sera incapable d'oublier le Satsuki qu'il a rencontré, le Satsuki finalement qu'il a si peu mais si ardemment connu.
Bien sûr, il avait conscience ~du moins était-ce ce qu'il pensait~ que Satsuki n'aurait aucun mal à effacer entièrement Kyô de sa mémoire. Mais la réciproque n'était pas envisageable et cela entraînait une discordance impossible à gérer. Comme une corde que l'on tire indéfiniment de chaque côté sans parvenir à l'attirer vers l'un ou l'autre, les pensées de Kyô se tiraillaient et divisaient son être en deux schistes opposés qui, dans leur bataille acharnée, ne le laisseraient peut-être pas indemne.
Comme il était aveuglé par le brouillard de ses pensées il n'a pas vu cette personne qui s'avançait vers lui. Il a fallu qu'il s'y heurte pour lever la tête, ahuri. Il a manqué pousser un hurlement tant l'idée d'être tombé sur un homme l'épouvantait, mais à la vue de ce visage candide et féminin il n'a pu que rester abasourdi, s'étranglant dans un gargouillis non identifié. L'autre l'a regardé d'un air puérilement naïf.
-Vous ne m'entendiez pas, Monsieur ?
-Pardon ? a gazouillé Kyô.
-Je vous parlais. Mais vous ne réagissiez pas, vous ne sembliez ni me voir ni m'entendre, c'était étrange. Je suis désolé si j'ai interrompu d'importantes réflexions.
-Il n'y a pas de mal, bafouilla Kyô qui ne savait où se mettre. Vous me parliez, vous dites ? À quel propos ?
-Je suis navré, c'était une erreur. C'est que, vous lui ressemblez tellement... sur le coup, j'ai vraiment cru que c'était lui alors je suis venu vous parler mais... en fait ce n'est pas vous. Je veux dire, ce n'est pas lui.
-Pardon ? De qui parlez-vous ?
-Je veux parler de Mao, c'est évident !
Kyô l'a dévisagé avec une telle circonspection que les joues de l'autre se sont enflammées. Il a agité les mains avec véhémence comme pour tout effacer.
-Non, je parlais d'un homme qui était venu me retrouver il y a quelques jours alors que j'étais au restaurant... Un sale type, en fait. Du genre sans doute qui n'a pas un casier judiciaire entièrement vierge, vous voyez ? Il m'avait fait peur. Je vous avais pris pour lui. Euh ! Je ne dis pas que vous faites peur ! C'est juste que la ressemblance est frappante. À la différence près que vous n'avez pas l'air malhonnête comme lui. Je m'excuse pour l'incident.
-Mao... a répété Kyô en se passant lentement une main dans les cheveux, pensif. Ce nom ne m'est pas tout à fait inconnu... Serait-il célèbre ?
L'autre a haussé les épaules en un signe d'ignorance.
-Vous êtes sûr que vous allez bien, Monsieur ?
-Pourquoi cette question étrange ? s'est enquis Kyô, de plus en plus intrigué.
    Le regard doux de l'inconnu a contemplé son visage avec profondeur, mais sans pour autant paraître insistant à Kyô. Ce regard était léger et dénué de jugement, seulement il semblait tenter d'y déceler quelque chose, comme animé par une légère inquiétude.
-Je disais cela comme ça, a fait l'autre en détournant brusquement les yeux.
             Peu convaincu par le ton précipité de l'inconnu, Kyô a passé ses mains sur ses joues et a constaté avec stupéfaction que celles-ci étaient humides.
-Ah... je ne me rendais pas compte.
-Il n'y a pas de mal, a répondu l'autre dans un sourire bienveillant, manifestement soulagé que Kyô l'ait réalisé seul.
Ils se sont regardés dans les yeux durant de longues secondes comme s'ils cherchaient à analyser l'autre, et étrangement aucune gêne ne venait alourdir ce moment silencieux. L'inconnu a fini par briser le lien en déviant le regard.
-Bon, eh bien... je vous laisse, encore désolé pour le déran...
-Je peux vous poser une question ?
L'autre a affiché sur son visage de chérubin un sourire qui devait frôler le Ciel.
-Mais je vous en prie.
-Vous...vous êtes réellement un homme ? a fait Kyô après un instant d'hésitation.
-Totalement. Cela vous choque-t-il ?
-En un sens, peut-être que oui... Disons que si je n'avais pas entendu votre voix, j'aurais indéniablement pensé que vous êtes une fille... Ah ! Ne le prenez pas mal, ce n'était pas une critique.
-Il n'y a pas de problème avec cela, a-t-il répondu d'un ton amical. Il est vrai que j'ai l'air d'une fille. C'est que les conformités sociales n'admettent pas vraiment qu'un homme puisse se vêtir de robes, s'orner de froufrous et se maquiller parfois à outrance comme je le fais. Vous savez, je m'en moque que l'on me prenne pour une fille. Ce n'est pas comme si il y avait une différence avec les hommes.
-Il me semble pourtant qu'il y en a une... a murmuré Kyô qui pensait que les femmes ne lui avaient jamais fait peur, elles.
-Oh, bien sûr ! Mais les différences sont peu nombreuses et ne sont que physiques, donc tout à fait superficielles. Il est si facile de changer un physique, vous savez. Vous voyez ? Il suffit même de se maquiller et de se vêtir ainsi pour que l'on s'y confonde. Une âme, c'est bien plus compliqué. Les âmes des hommes et des femmes sont identiques mais chaque être humain possède une âme propre qu'il est impossible de confondre à une autre. Vous voyez ce que je veux dire ?
-Je comprends votre point de vue. Malgré tout je ne peux m'empêcher de penser que la différence existe bel et bien, et bien au-delà du physique. Pourtant, vous savez, je pense que si tous les hommes ressemblaient à vous, je ne serais peut-être pas comme je suis...
-Que voulez-vous dire ? interrogea l'autre, intrigué.
Kyô s'est tu. Il ne pouvait tout de même pas décemment avouer à un inconnu qu'il avait la phobie des hommes, à plus forte raison tous ceux cachant à la perfection la moindre parcelle de féminité contenue en eux, si tant est qu'ils en avaient une. Pourtant, la personne qui se tenait devant lui lui inspirait confiance. C'est dans un soupir qu'il a murmuré :
-Si tous étaient comme vous, je ne vivrais pas dans la peur...
C'était au tour de l'autre de garder le silence. Absorbé par la contemplation de Kyô qui finit par mettre celui-ci mal à l'aise, il semblait ne pas bien saisir la signification de ses paroles. C'est après une éternité qu'il a secoué la tête.
-Bien, je pense qu'il y a une raison à cela. Mais, s'il vous plaît, ne vous fiez pas aux apparences. En réfutant les hommes de votre cœur et de votre considération, vous déniez la moitié du monde.

-Peut-être, mais le danger...
-Quel danger ? Vous ne trouverez en l'apparence d'un être humain, homme ou femme, pas plus de preuves de bien que de mal.
                       Une prise de conscience a envahi Kyô comme une brutale onde de choc dévastant tout sur son passage. Il est resté immobile, le visage crispé. Une goutte de sueur froide perla le long de sa nuque.
-Monsieur, qu'y a-t-il ?
Les lèvres de Kyô étaient tremblantes comme si elles étaient un corps secoué de frissons. Il a enfoui ses tempes entre ses mains, dévoré par une angoisse indicible.
-Monsieur ! Que se passe-t-il ? faisait la voix anxieuse de l'autre.
-Satsuki, Satsuki... vous essayez de me dire que, depuis le début, je me suis trompé sur Satsuki ? Alors, il n'est pas...il n'est pas un An...
-Mashiro, c'est toi ?

                          Tout s'est interrompu comme s'ils s'étaient soudain trouvés mutés dans un espace-temps parallèle. Kyô a levé les yeux vers l'homme qui venait de parler, étouffant un cri de surprise mêlée de crainte, tandis que celui qu'il avait appelé "Mashiro" se retournait, éberlué, avant de pousser un cri qui ressemblait lui plus à la joie qu'à la peur.
-Hakuei !
Comme le jeune homme sautait dans les bras du dénommé Hakuei qui ne l'y avait pas vraiment invité, celui-ci scruta fixement Kyô, abasourdi.
-Ben ça alors, encore vous !
-Hakuei ! Je te remercie pour ce que tu as fait la dernière fois. Lorsque Asagi...
Hakuei a fait taire le garçon agité d'une petite tape sur le crâne et, se détachant du blondinet, s'est avancé vers Kyô.
-Vous... qui était cet homme qui vous serrait dans ses bras, la dernière fois ? Cet homme à l'allure si bouleversante...
                       Kyô a reculé, toisant Hakuei d'un air méprisant et empli de haine. Mais malgré les apparences froides de Kyô, ses sentiments n'étaient nullement dirigés vers l'homme. Comme s'il avait dans la bouche le goût amer d'une orange pourrie, le visage de Kyô se déformait d'une grimace écoeurée.
-Il faut croire que je n'ai jamais su qui il est.

Sur ces mots, il est parti sans plus attendre.


                                             


                                  
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Lorsque ses pas ont à nouveau foulé ce sol, il a constaté avec stupeur que le silence avait changé de son. Dans son caractère intrinsèque, le silence était devenu plus bruyant, plus grave aussi, sa profondeur avait atteint un niveau caverneux qui dépassait les limites du soutenable. Comme écrasé par ce silence de plomb, Mashiro marchait en baissant la tête, et c'est parce que le silence s'était accru qu'il a remarqué qu'auparavant, à chacun de ses passages dans ce couloir, des plaintes étouffées et timides se faisaient entendre. La culpabilité l'a assailli, de ne jamais avoir entendu ces basses suppliques qui lui étaient indirectement adressées, et maintenant que le silence le plus total avait tout écrasé, comme si le bruit n'avait jamais existé en ce monde, il avait l'impression d'avancer dans le neuvième cercle de l'Enfer, éloigné de toute vie. Ainsi, à réellement se sentir comme s'il marchait dans la mort, il a cru devenir fou et instinctivement, pour pallier à sa détresse angoissée, il a tourné les yeux vers la cellule qui alors se trouvait juste sur sa droite.
Il y a vu un homme vautré sur le sol, semblant se délecter de sa froideur. Il ne faisait même pas attention à Mashiro. Celui-ci a détourné le regard, ralentissant le pas comme ses membres devenaient de plus en plus lourds. Au fur et à mesure qu'il se rapprochait pourtant, le trouble devenait de plus en plus net dans son esprit, et alors il a eu l'impression que celui-ci de par sa vulnérabilité faussait toute sa perception du monde jusqu'à entamer ses capacités visuelles. Autrement dit Mashiro n'en croyait pas ses yeux, ou plutôt il ne trouvait pas de sens à ce qu'il voyait. Alors il s'est retourné et la vue allongée du couloir qui s'offrait à lui était bien la même que dans ses récents souvenirs. Intrigué il a reporté le regard sur la porte de la cellule d'Asagi de laquelle il s'approchait, et a étréci des yeux incrédules.
Pourquoi ?
Ses jambes ont failli flancher dessous lui, comme rongées par des parasites grouillants mais il a accéléré et c'est seulement une fois qu'il se trouvât face à la porte de la cellule d'Asagi qu'il a pu constater la véracité de ce qu'il voyait.
Le visage décomposé, il a posé ses paumes à plats sur la surface lisse et transparente, doigts écartés. Il l'a examinée de long en large, haletant, et son souffle se muait en une buée blanchâtre sur la vitre. Il a cogné ses petits poings repliés contre la couche de plexiglas, une couche si épaisse qu'elle ne devait laisser passer aucun son à l'intérieur de la cellule, et paniqué il s'est mis à hurler à l'adresse de l'homme qui, derrière la vitre, dormait contre le mur tête baissée.
-Asagi !
Il a tambouriné, encore et encore, paniqué, mais toujours derrière la vitre Asagi demeure immobile, sourd à ses cris. Pourquoi est-ce que l'on avait remplacé la grille par cette immense vitre incassable qui ne laissait passer aucun son, isolait de chaque signe de vie et du monde ?
-Asagi ! Asagi !
Le corps entier de Mashiro s'est projeté contre la plaque mais bien sûr, cela n'eut d'autre résultat que de lui valoir un bleu au front.
-Asagi ! Tu dors ?! Réponds-moi !
-Monsieur, s'il vous plaît, il est interdit de faire du bruit dans l'enceinte du bâtiment. Vous allez énerver les autres prisonniers et celui-là ne vous entendra pas.
-Monsieur, c'est affreux, regardez ! s'est égosillé Mashiro en tapant frénétiquement ses paumes contre la vitre. Il n'y a même plus de barreaux, il ne peut plus m'entendre, il va mourir !
-Mourir ? Qu'est-ce que vous racontez ?
-Quoi ? chevrotait-il de sa voix étranglée, les lèvres tremblantes. Mais il n'y a aucune fenêtre à l'intérieur de la cellule ! Il va étouffer ! Il va devenir fou ! Il est claustrophobe ! Aidez-moi à le sortir de là !
-Le sortir de là ? Ce danger ambulant ? Vous déraisonnez, Monsieur. Cessez donc de cogner comme un malade, cela ne mènera à rien. Il est endormi, nous lui avons administré des calmants.
-Quoi ? Pour quelle raison ? À quelle dose ?
-À une dose qui ne lui fera rien, rassurez-vous, mais une dose toutefois qui empêchera qu'il fasse quelque chose à vous ou quelqu'un d'autre. De toute manière, ce traitement n'est qu'hebdomadaire. Il fait une crise une fois par semaine en moyenne, dans ces moments-là nous lui injectons sa dose par intraveineuse et il dort. Il aurait été dangereux de le laisser dérailler sans rien faire, vous comprenez. Imaginez, vous qui venez seulement une demi-heure après le début de sa crise, il vous aurait attaqué sans cela !
-Attaqué ?! Mais Asagi n'attaque personne, c'est vous qui lui faites du mal ! Sortez-le d'ici, cet endroit est un enfer, quel air peut-il respirer là-dedans ?! Comment aurait-il pu m'attaquer, lui qui n'aurait pas même pu m'effleurer, nous sommes séparés par ce ... cette chose... Enlevez-la... Enlevez cette chose affreuse... Je peux si bien le voir mais je ne peux ni l'entendre ni le toucher, faites-moi rentrer dans sa cellule.
-Vous n'y pensez pas ? C'est trop dangereux, d'ailleurs, n'êtes-vous pas celui qu'il a agressé il y a une dizaine de jours ?
Mashiro a dardé sur l'homme un regard noir et empli de mépris.
-Agressé ? Cela vous va bien de parler d'attaque et d'agression lorsque vous traitez les êtres humains comme des moins que rien. Dans une vraie fourrière, les chiens sont bien mieux traités ! Je vous dis d'ouvrir cette porte !
-Il en est hors de question. C'est bien pour l'empêcher de toucher quiconque que nous avons remplacé la barrière classique par ceci.
-Mais, il va mourir...

Mashiro s'est laissé glisser le long de la paroi, terrassé. Il a collé son front à la vitre et s'est mis à pleurer en silence, indifférent au regard consterné du gardien.
-Laissez-moi lui parler... Je vous dis qu'il a peur de l'isolement... Ne le coupez pas de tout comme ça en plus de le priver de sa liberté... Ce n'est que là, et seulement là qu'il deviendra fou, et ce seront vous les coupables.
-Alors, tu n'as pas compris ? Qu'il ne sortira pas. Qu'il n'a pas besoin d'air pour vivre parce que vivre, il n'y est pas destiné. Ils ne l'ont pas endormi, tu sais. Il s'est endormi seul, d'ailleurs, quel autre choix a-t-il que de dormir pour échapper à la conscience de ce confinement forcé ? C'est pour ne pas devenir fou qu'il dort, mais viendra un moment où il se réveillera. Il sera éveillé et réalisera avec une horreur qu'il est pris comme un rat mais ensuite, il s'endormira à nouveau et à jamais, tout ça parce qu'ils ont l'intention de le laisser mourir asphyxié.

Le visage décomposé, Mashiro a tourné la tête vers l'homme qui venait de parler d'un ton si sec et dénué d'émotion. Nonchalant, comme un adolescent flânant dans une galerie de boutiques, Mao s'approchait, les mains dans les poches. Il tenait une cigarette entre ses lèvres mais celle-ci n'était pas allumée, sans doute parce que fumer était interdit dans les couloirs.
-En somme, c'est un assassinat.


 

 
 


-Qui êtes-vous, vous ? Déclinez votre identité.
Mao a scruté le gardien avec un sourire goguenard avant de s'approcher de Mashiro afin de l'aider à se relever. Le pauvre garçon, anéanti par la douleur de voir Asagi confiné dans son abandon le plus total, ne pouvait pas même esquisser un geste.
-L'on ne vous a jamais appris qu'il faut décliner sa propre identité avant de demander celle des autres ? rétorqua Mao à l'attention du gardien. D'ailleurs, à en juger par ce que vous faites subir à des êtres humains, je doute que vous ayez la moindre idée de ce qu'est une identité.
-Monsieur, je ne sais qui vous êtes mais il n'est pas permis de critiquer le protocole. La Fourrière a été bâtie et son fonctionnement instauré par l'Etat afin de protéger de tout péril les citoyens innocents.
-Et que faites-vous de ceux qui sont protégés sans être innocents ? Du genre des personnes comme vous.
-Bien, si vous avez une réclamation à faire, demandez à voir le directeur.
-C'est ça, et demander une audience officielle comme si je m'adressais à la Reine de France. Cet homme, vous voulez le tuer. C'est quelque chose que vous êtes trop lâche ou bien trop bête pour reconnaître ?
-Nous n'avons nullement l'intention de le tuer. La loi est formelle : nous exécutons les cas irrattrapables par l'euthanasie, et elle seule. Celle-ci est prodiguée avec les plus grands soins.
-Ah, cela tombe bien que vous parliez de soins, rétorqua Mao sans détacher son regard accusateur du gardien tandis qu'il prenait un Mashiro accablé dans ses bras froids. Parce qu'il me semble qu'en ce qui concerne le soin que vous prenez de ces personnes, il y a un long chemin à faire. Ils dorment à même le sol, ne sont amenés à la douche que deux fois par semaine -le mercredi et le dimanche, si je ne m'abuse- et encore, ceci est quand vous ne considérez pas avoir mieux à faire. L'hygiène aussi bien intérieure qu'alimentaire est inexistante, vous leur balancez des restes de viande et de pain pourris comme à des vieux chiens affamés...
Au fur et à mesure que Mao parlait, les yeux de Mashiro s'agrandissaient d'effroi.
-Vous les vêtissez d'habits crasseux et déchirés quand vous ne les laissez pas à moitié nus dans des cellules non chauffées qui, si l'on en croit le thermomètre installé à l'entrée du bâtiment, n'atteignent pas plus de dix degrés. Je ne citerai pas tout, j'en aurai pour toute la semaine et puis vous voyez ce pauvre homme dans mes bras semble être humain, contrairement à vous, ce qui veut dire que lui ressent quelque chose. Mais il faut préciser, pour ajouter une tare de plus à votre liste déjà bien exhaustive, que vous vous complaisez tous à renforcer le mal. Vous voyez ce que je veux dire ?
Ces personnes ont besoin de soins. Psychiques ou physiques, voire les deux pour certains. Au lieu de ça vous les torturez et les traumatisez, renforçant leurs phobies et angoisses, les poussant à la démence ou à l'autisme, et c'est parce que beaucoup finissent par arriver à ce point-là que beaucoup sont exécutés. N'est-ce pas ? C'est pire qu'un asile, ici. L'on traite comme des fous des personnes qui ne le sont pas et par-là même l'on finit par rendre ces gens réellement fous, et voilà un bon argument pour les assassiner, purement et simplement.
-Mao, de quoi est-ce que tu parles ? fit la faible voix de Mashiro, étouffée contre sa poitrine.
En guise de réponse l'homme posa sa main sur son crâne baissé, attendant une relève de la part du gardien.
-Mais personne ne veut d'eux.
-Eux n'ont jamais voulu de vous, cracha Mao avec toute son aversion. Vous pensez réellement ce que vous dites ? Je ne sais pas grand-chose en ce qui concerne les autres, malheureusement, car vous-mêmes possédez bien peu d'informations sur eux, ce qui est fort dérangeant lorsque l'on sait que vous établissez leur sort en fonction de vos connaissances à leurs propos. Mais je peux vous jurer que rien que pour Asagi, nous sommes plusieurs à vouloir sa libération.


Mashiro a levé un regard brillant de reconnaissance vers Mao, que celui-ci lui rendit avec désolation. Alors qu'il paraissait assuré et invincible pendant son discours, son regard rendu au jeune homme témoignait de toute sa crainte et son impuissance. Un serrement s'est fait au cœur de Mashiro et il a renforcé son étreinte contre lui, imaginant par-là même serrer Asagi. Cet Asagi qu'il n'avait même plus la force de regarder derrière cette vitre qui le condamnait à un silence macabre.
-Il a un frère qui l'aime plus que tout et est prêt à tout pour lui. Mais il ne sait pas quoi faire. Il y a un innocent garçon juste sous vos yeux qui pleure et tremble de tout son être mais ça, je suppose que c'est quelque chose que vous ne pouvez même pas concevoir. Et il y a moi, aussi. Je veux la libération de cet homme. Il va mourir, vous ne l'ignorez pas. Sans renouvellement d'air, il va mourir. Dans ce cas pourquoi ne pas l'exécuter maintenant plutôt que d'attendre ? Ou bien, libérez-le puisque vous avez devant vous des personnes qui n'attendent que ça.
-Nous n'agissons pas en fonction de la volonté des proches, mais en fonction de la loi, Monsieur.
-Vous venez de dire "mais personne ne veut d'eux" comme si ceci était la principale raison pour laquelle vous les enfermiez.
-Nous agissons pour le bien des citoyens. Ces choses sont des dangers publics. Des témoignages et des dépôts de plaintes l'affirment, Monsieur. Ceci se trouve dans nos archives.
Au moment où Mao allait lui sauter dessus en le traitant de menteur, enragé, Mashiro l'a devancé et est venu se planter face au gardien. Il était si près de lui qu'ils se frôlaient.
-"Choses" ? a pesté Mashiro avec un flagrant mépris. Si ce sont des choses, cela change tout, Monsieur. Les êtres humains ne peuvent être achetés, car l'esclavage est aboli depuis des siècles, mais les choses, elles, peuvent l'être n'est-ce pas ? Combien vous faudrait-il pour que vous acceptiez de me... vendre Asagi ?
Il avait grimacé en prononçant le mot "vendre", mais son assurance brillait dans ce regard fixement planté dans le visage du gardien qui demeurait impassible.
-Des dangers publics ? ricana amèrement Mashiro. Qu'est-ce que c'est que ça ? Laissez-moi rire, laissez-moi pleurer, eux n'auraient jamais pensé à un tel dénigrement de la nature humaine ! C'est une dégradation, une dépravation, une atteinte à l'honneur, une entrave totale à la liberté et au bonheur auquel chaque être aspire, c'est un attentat à la vie entière, ils n'en ont qu'une et vous la bousillez comme si elle n'était rien, comme si il était de votre droit de la toucher, mais des monstres tels que vous ne devraient pas même poser les yeux sur ces gens ! Depuis le début c'est vous qui vous chargez de les salir et de les enfoncer plus bas que terre afin de ne même plus avoir à les enterrer ! Mais qu'ont-ils fait de mal ? L'on laisse libres des criminels mais l'on réduit à l'atonie et condamne à la souffrance les innocents avant de les amener vers la mort ! Sortez-le d'ici ! C'est un ordre, avant qu'il ne soit trop tard, sortez-le d'ici et je vous donnerai tout ce que vous voulez, je peux prendre sa place même !
-Mashiro, ne dis pas de bêtises.


Le garçon a foudroyé Mao du regard, et dans un soupir las celui-ci alors s'avança vers le gardien. Il a présenté ses bras tendus, poignets collés l'un à l'autre. Le gardien a fixé les mains repliées de Mao avec circonspection.
-Je vais être honnête et franc avec vous, a dit Mao d'un ton neutre. Voilà : j'ai peur du noir.
C'aurait été presque comique s'il ne l'avait pas dit avec toute la gravité du monde. Le gardien et Mashiro l'ont dévisagés, ahuris.
-J'ai une phobie maladive et irrépressible du noir, a repris Mao avec détachement. À tel point que si je m'y retrouve, je peux rester tétanisé durant des heures, incapable de parler ou de bouger, mais il m'arrive parfois aussi de ne plus pouvoir me contrôler, de péter un plomb et d'évacuer ma terreur par les moyens les plus inavouables et horrifiants. Par peur du noir, j'ai déjà grièvement blessé quelqu'un. C'est ainsi et je ne peux rien y faire. Alors, vous m'arrêtez ? Parce qu'il semble que ce genre de crises d'angoisse est l'un des suffisants critères pour que vous enfermiez quelqu'un dans cet Enfer.

À ce moment-là, le visage de Mashiro a complètement changé d'expression, comme dénaturé. Il a fait volte-face vers la vitre et a hurlé au secours, au secours, à pleins poumons et indéfiniment, il a attaqué les conduits auditifs de tous ceux alentours, il a continué à hurler au secours de toutes ses forces, même quand la sécurité accourait pour venir le saisir, il a continué à s'époumoner jusqu'au moment où, derrière la vitre, il a vu Asagi ouvrir les yeux.

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