Psy-schisme -chapitre treizième

Juliet

-C'est vrai. J'ai eu peur, au début.
Ça lui faisait mal de le reconnaître. Émettre cet aveu lui serrait le cœur et faisait naître dans son estomac une boule de haine qui le contracta.
Il baissait la tête, les mains reliées entre ses jambes écartées. Il s'est mis à balancer doucement sa chaise d'avant en arrière, nerveux. Un rire froid est parvenu jusqu'à ses tympans.
-Alors même toi, tu peux avoir peur.
Mao leva des yeux étrécis et scintillant de mépris vers l'homme qui le toisait avec un rictus sardonique.
-Vous le savez mieux que moi, non ? À quel point ce chien est fou et dangereux, vous le savez ?
-Pas vraiment, répondit l'homme, et comme s'il venait de déballer la plaisanterie du siècle, il a ri ouvertement à gorge déployée en tapant dans ses mains.
Sa voix ressemblait à un crissement de craie contre un tableau. Mao a grimacé. Puis un sourire est venu illuminer son visage d'un éclat sombre.
-Bien. Je suis prêt à subir une chose pareille à nouveau. Grâce à la folie démentielle d'Asagi, Ryô m'a pris en pitié et a une confiance aveugle en moi, tout comme j'ai réussi à m'attirer l'affection de Mashiro. Ces deux-là... ah, Ryô pourtant, je ne pensais pas que ce serait si facile. Il a suffi que je pleure dans ses bras en tremblant de terreur pour qu'il dénigre l'innocence de son frère et prenne ma défense. Eh bien ! Asagi doit me maudire plus que tout, à l'heure qu'il est. C'est parfait ! Plus sa haine est grande, plus il est en danger. Maintenant, ce n'est plus qu'une question de temps.

Mao se balançait si fort que sa chaise s'est renversée et il s'est étalé contre le sol. Son crâne a émis un bruit étrange en se cognant.
Le rire hilare de Mao a imprégné la pièce close d'une atmosphère angoissante. Lorsque le Directeur a voulu lui tendre la main  pour l'aider à se redresser, Mao s'est roulé sur le côté, recroquevillé, et son corps était de tout son long secoué par les rires irrépressibles. Il y avait quelque chose de foncièrement contre-nature, dans ces tremblements de voix saccadés.
Il avait le dos tourné au directeur qui le scrutait avec inquiétude, se demandant si cet homme n'était pas finalement bon pour la Fourrière.
Mao s'est arrêté si brusquement de rire que l'homme debout sentit son cœur sauter un bond. Était-il mort d'une crise cardiaque ? C'est quand il a voulu s'approcher de lui qu'il a vu le bras de Mao bouger pour lentement enfoncer sa main sous sa veste. Tournant le dos au Directeur, Mao a silencieusement sorti un pistolet de sa cachette et l'a pointé vers l'homme tétanisé.
-Un, deux, trois, Sommeil !
Son doigt a appuyé sur la gâchette.
Il y a eu une détonation, et quand l'homme qui s'était jeté à terre a vu des bandelettes de papier rouges sortir du canon, il a émis un soupir de soulagement mêlé d'un râle de colère.
Le rire de Mao a déchiré l'air de ses tranchants amers.
 


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-Je suis venu voir ton frère, déclara Mao à la mine défaite qu'affichait Asagi lorsqu'il l'aperçut au seuil de sa porte.
-Mon frère n'est pas là, pesta l'homme. Il travaille à cette heure-ci et d'ailleurs, il t'est interdit de venir chez moi !
-Chez toi ? répéta Mao avec une candeur ostensiblement feinte qui tendit les nerfs d'Asagi déjà à fleur de peau. Ici, ce n'est pas chez toi. Ce domicile est celui de Ryô, non ? De plus... il me semble que ton vrai chez toi est à la Fourrière.
-Va-t'en immédiatement si tu ne veux pas que se reproduise la même chose que la dernière fois. Sans mon frère, je serais capable de te tuer à mains nues.
-C'est bien mignon toute cette détermination mais cela est regrettable, tu serais renvoyé là d'où tu viens si tu venais à commettre une erreur pareille.
-La souffrance que j'endurerais là-bas serait infime comparée à la délectation éternelle de te savoir mort.
-C'est affreux ! s'insurgea Mao avec des faux airs de martyrs. Que deviendrait ton pauvre frère si tu devais retourner à la Fourrière ?

Il n'y eut pas de réponse. Seul le regard noir d'Asagi semblait hurler toute sa révolte.
-Oh, excuse-moi, minauda Mao comme il traversait le seuil pour pénétrer dans l'appartement. J'avais oublié que la dernière fois, ton propre frère a reconnu que tu n'étais qu'un animal, et qu'à la Fourrière était ta place.
-Pourquoi viens-tu ici répandre ton venin, vipère ? Mon frère rentrera tard, il est inutile que tu restes ici.
-Je suis venu te parler, à toi.
Mao se retourna et leva les yeux vers Asagi, plongeant son regard lourd et grave dans celui de l'homme qui s'en trouva déstabilisé.
-Il y a un instant, tu as dit que tu venais pour...
-Il ne faut pas croire tout ce que je dis.

Un rictus macabre a déformé les lèvres de Mao qui semblait se faire force pour ne pas éclater de rire. Il a laissé échapper une interjection de mépris avant de s'affaler vulgairement sur le canapé comme s'il était chez lui.
-Oui, dit-il d'un ton grandiloquent en observant ses mains dont il écarta les doigts devant ses yeux avec une fascination étrange. Vois-tu, je suis venu te parler de Mashiro.
À la seule entente de ce nom, Asagi blêmit. Avec méfiance, il s'approcha de Mao qui leva la tête vers lui, rayonnant. Tout son être semblait respirer la cruauté et l'hypocrisie.
-Qu'as-tu fait à Mashiro ?
-C'est fou ce que tu peux être irascible tout de même ! Ah, es-tu donc jaloux que je me sois rapproché de lui ? Je pensais que tu ne pouvais pas le supporter !
-S'il y a quelqu'un que je ne peux supporter, c'est bien toi, cracha Asagi avec un profond mépris. Et je ne suis nullement jaloux de tes rapports avec Mashiro, quels qu'ils soient. Ce que je ne pardonnerais pas et que tu lui fasses le moindre mal. Si c'est après moi que tu en as, ne mêle pas les autres à tes sournoises affaires. De plus, je ne te fais pas confiance. Bien que tu aies sauvé Mashiro d'une indicible torture, toi... tu cherches à lui nuire.

Mao demeura silencieux un moment. Il fixait cette fois Asagi avec le plus grand détachement, avec le même regard indifférent que s'il regardait un amas de feuilles mortes. À la commissure de ses lèvres se creusait une ombre angoissante.
-C'est l'évidence même.
Asagi a dégluti. Il a ri, nerveusement.
-Quoi ?
Mao l'a dévisagé dans un soupir exaspéré.
-Tu es idiot ou tu le fais exprès ? Depuis le début, j'ai cherché à attirer Mashiro dans mes filets.
Asagi s'agenouilla devant lui et, d'un geste lent, avança son bras avant de l'agripper par le col. Le visage qu'il colla contre le sien débordait de menace.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
C'est d'une voix souverainement calme et maîtrisée que Mao répondit :
-Eh bien, puisque je te l'ai moi-même avoué, tu devrais aller le dire à ton frère. Seulement, le pauvre innocent me fait tellement confiance qu'il ne te croirait absolument jamais.
-Qu'est-ce que tu as fait à Mashiro ?! explosa Asagi qui secoua violemment l'homme d'avant en arrière.
-Du calme, du calme, susurra Mao d'un ton insupportablement doucereux. Mashiro est sain est sauf. Il n'a rien. D'ailleurs, c'est bien grâce à moi s'il ne lui est rien arrivé de fâcheux, n'est-ce pas ? Si je n'avais pas été là dans ces bas quartiers, la pauvre catin aurait vu nombre d'hommes lui passer dessus.

Brûlant de haine, Asagi se faisait force pour ne pas réduire le visage souverainement radieux de son ennemi en miettes. Avec douceur, Mao posa ses mains autour de celle d'Asagi qui lâcha son emprise. Mao se renfonça dans son fauteuil et sortit une cigarette de sa poche pour la mettre entre ses lèvres sans l'allumer.
-Comment est-ce que tu réagiras lorsque je te dirai ?
-Me dire quoi ? s'enquit Asagi d'une voix blanche.
Les yeux baissés de Mao brillaient déjà d'une lueur de victoire.
-Que c'est moi qui ai organisé le viol de Mashiro.
 
 
 
 

Lorsque Mao s'est retrouvé étalé sur le sol, prisonnier par Asagi qui le recouvrait de tout son long en tenant fermement ses poignets, il n'a pas une seule seconde perdu son sang-froid.
-Du calme ! Avant de me tuer, tu ne veux pas savoir pourquoi est-ce que j'ai fait ça ?
Les doigts qui se resserraient autour de la gorge de Mao se relâchèrent, et le retenant toujours prisonnier, Asagi attendit.
Mao a légèrement redressé le buste du peu qu'il le pouvait et a approché ses lèvres de l'oreille de Asagi qui frissonna au contact du souffle froid.

-J'ai organisé ce splendide évènement pour l'avoir, mais oui ! J'ai enquêté sur Mashiro, tu sais. Je connais le jour et l'heure exacte à laquelle il se rend à Kabuki-chô chaque semaine pour venir rendre visite à ses grands parents. Ces hommes qui m'ont aidé et qui se sont attaqués à lui, ils n'allaient pas le violer pour de vrai, bien sûr. Qui aurait eu envie de toucher une saleté pareille ? Mais en me trouvant là "par hasard", Asagi, tu vois, je pouvais sauver Mashiro. Par-là j'ai réussi à m'attirer la reconnaissance de Ryô, j'ai même espéré la tienne vois-tu mais ça n'a pas marché. Mais c'est en sauvant Mashiro seul contre mes complices qui jouaient le rôle de criminels que j'ai pu détenir sa confiance entre mes mains. Oh, oui, elle est là, la confiance de Mashiro, entre mes paumes, je la détiens, vive et douce, jusqu'à ce que, n'ayant plus besoin d'elle, je ne l'écrase avant de la jeter aux ordures.
 

Et puis, Mao s'est laissé faire. Il hurlait de douleur, pourtant. À chaque coup que lui administrait Asagi avec une violence et une haine extrêmes, Mao se tordait, pleurait, hurlait, et même Asagi à ce moment-là ne pouvait pas s'apercevoir que ce n'était que de la comédie. Certes, la douleur se faisait bel et bien cruellement ressentir dans chaque partie du corps de Mao. Pourtant cette douleur physique n'était rien comparée à la jouissance psychique qui l'assaillait grâce à cette victoire qu'il savait assurée.
Asagi ne retenait pas ses coups. Ses vociférations de fureur étaient animales et démentielles, et sans le savoir, plus Asagi frappait et torturait Mao, plus il s'enfonçait dans un gouffre sans fond.

À la fin, il a laissé le corps de Mao pour mort, étalé sur le côté. Son visage était gonflé, bardé d'ecchymoses, sa lèvre ouverte laissait couler un filet de sang, ce sang dont la vue se répétait sur son front, ses joues, ses mains écorchées, et lorsque Mao a essayé de se remuer, il a poussé un râle de souffrance. Une côte lui avait été brisée. Ses jambes paralysées par la douleur diffuse qui les assaillait ne pouvaient plus bouger. Son regard était vitreux, fixé sur le sol. Mao aurait voulu s'endormir là, prendre le repos dont il ressentait tant le besoin ; mais ce n'était pas le moment de fermer les yeux.
-Idiot...murmura-t-il en ignorant la douleur qui oppressait son thorax à chaque souffle. Maintenant que tu as fait ça... comment vas-tu te défendre ?
Tu es...voué à la Fourrière. À cause de moi, ça ne te fait rien ?

Si. Se dire qu'il était condamné au malheur perpétuel, à la déshumanisation ou à mourir trop tôt à cause d'une personne qui n'était rien d'autre qu'un criminel, cela faisait énormément de mal à Asagi. Mais même en voyant l'état déplorable dans lequel il avait plongé cet homme qui n'avait eu que trop peu de défenses face à sa force dirigée par la haine, il n'arrivait pas à le regretter.
Même en sachant que, s'il retournait à la Fourrière, son frère serait malheureux. Asagi s'est mis à ressentir un doute. Ryô serait-il vraiment malheureux de le savoir condamné à rester dans cet endroit de malheur pour toute sa vie ? Peut-être que dans le fond, Asagi n'était qu'un poids pour Ryô. Au fond de lui pourtant, de tout son cœur il a espéré qu'il lui manquera. Au moins juste un peu.
-Il n'y a donc que l'argent qui t'attire ?

La voix d'Asagi était sans force. Il n'y avait plus aucune révolte, plus aucune haine ni indignation à déceler. Ce n'était que de l'épuisement mêlé d'un arrière-goût de désespoir. C'était la voix de quelqu'un qui abandonne.
-C'est cela, ton plan, pas vrai ? Tu cherches à me faire retourner à la Fourrière... pour empocher l'argent de la caution que mon frère a dû verser pour pouvoir m'en faire sortir.

Silence total. Mao dormait-il ?
Asagi a dégluti. Troublant le silence, un petit bruit s'est fait entendre. C'était un son bref et répété qui ressemblait à une alarme de montre quand vient l'heure du réveil.
Asagi a baissé les yeux vers l'endroit d'où venait ce son. Le bracelet radar qu'il portait autour de son poignet, tel que l'obligeait la règle. Il s'illuminait d'un rouge violent et clignotant qui sonnait l'alerte.
Pourquoi ne s'était-il pas manifesté pendant qu'il battait Mao ?
-Ils sont au courant, pas vrai... J'ai fait une crise. J'ai été pris d'accès de violences, maintenant, ils vont venir me chercher.

Mao demeurait toujours prostré dans son silence. Asagi a senti les larmes lui monter aux yeux quand l'amertume se concentra à l'intérieur de lui.
-Tu ne fais vraiment tout ça que pour l'argent ?! Était-ce donc là ton but que de détruire des vies humaines pour ton seul bien matérialiste ?!

Mao a entrouvert les lèvres, il a voulu répondre quelque chose mais il s'est ravisé. Parce que dans le fond, il n'était plus très sûr de la réponse.
À travers ses yeux à semi-clos il ne voyait plus que des formes troubles et sans origines.
-Emmène-moi à l'hôpital...

Parler lui demandait un effort surhumain. La douleur était bien plus insoutenable qu'il ne l'avait imaginée. Elle n'avait après tout que la puissance de la haine qui avait provoqué cette violence. Cette haine que Mao s'était évertué à entretenir.
-Je dirai que c'est une agression. Que j'ai été agressé dans la rue par des voleurs... et que tu m'as trouvé. Qu'ils me battaient encore quand tu es arrivé. Que tu m'as défendu. Je le dirai devant toi, je te le jure. Mais amène-moi à l'hôpital, je t'en prie.

Sa voix n'était plus qu'un murmure éthéré prêt à s'éteindre à tout moment.
Asagi a secoué la tête.
-Pourquoi devrais-je le faire ? Je voudrais te voir mourir sur-le-champ.
-Parce que...
Sa poitrine s'est contractée sous le coup de la douleur. Dans une grimace il s'est mordu le poing pour ne pas crier. Lorsque sa souffrance se dissipa, il ferma les yeux.
-Parce que ton frère... t'aime plus que moi.

Silence. Asagi regardait son corps recroquevillé et amoché, incapable de penser.
-Parce que Mashiro t'aime plus que moi.

Il s'est tu, à bout de forces. Asagi a su qu'il ne continuerait plus à parler. Cela lui occasionnait trop de souffrances.

Il a soulevé son corps comme s'il était une plume.  Mao n'avait même plus la force de hurler lorsqu'il a senti un élancement tortueux traverser tout son abdomen. Il a fermé les yeux pour ne plus penser à sa côte cassée.
Et c'est sans peur qu'il s'est laissé mener en dehors de l'appartement, dans les escaliers, en dehors de l'immeuble, puis dans la voiture où il s'endormit enfin.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


C'est en l'observant, dormant paisiblement sous les draps, recroquevillé, que Hakuei a compris pourquoi est-ce que Natsuki ressemblait à ce point à un nouveau-né.
Il était si tenté de le toucher, de le caresser, de le prendre dans ses bras et de le réveiller en déposant ses lèvres un peu partout sur son visage, son cou, ses épaules. Hakuei avait ce désir-là depuis si longtemps enfoui en lui mais il ne pouvait pas. L'on ne réveille pas un nouveau-né sans risquer de déclencher ses pleurs.
Il ne voulait pas réaliser, pourtant, Hakuei. Depuis ce premier jour où il était venu le voir à l'hôpital, fou de bonheur à l'idée d'avoir enfin retrouvé la trace de son ami d'enfance, il avait été surpris et choqué de ce changement en Natsuki. Cela n'avait rien à voir avec le changement physique qui, lui, était bien sûr tout à fait normal, si l'on mettait de côté les nombreux kilos qui lui manquaient pour ne plus ressembler à un malade. Ce "changement" étrange qui avait troublé Hakuei la première fois qu'il avait pénétré la chambre de l'hôpital, jamais il n'avait su dire ce que c'était.
Dès le début, Hakuei avait pensé que Natsuki faisait semblant de ne pas se souvenir de lui qui avait partagé toutes son enfance et son adolescence.
Il pensait que peut-être le faisait-il par peur, ou par rancune d'une erreur que Hakuei aurait commise dans le passé sans s'en souvenir.
Et Natsuki, qu'il avait toujours connu si doux, intime et câlin, était devenu froid, arrogant et même acerbe à son égard. Il était devenu agressif, et un peu trop méfiant aussi. C'est cette méfiance qui avait le plus troublé Hakuei.
Pourquoi donc semblait-il le craindre, lui qui n'avait toujours voulu que son bien ? Mais il n'y avait pas que ça. Au milieu de cette méfiance, de cette crainte, de cette haine et ce mépris que Natsuki semblait lui porter sans raison connue, Hakuei avait senti qu'autre chose, de beaucoup plus profond et indistinct, avait changé en Natsuki. Comme si l'essence même de son être avait été modifiée. Comme si le noyau de sa personne avait changé de nature, Natsuki avait radicalement changé. Mais en quoi ? Il est bien sûr normal de changer lorsque l'on devient adulte. Après toutes ces années, il ne pouvait pas s'attendre à revoir un adolescent de dix-sept ans joyeux et insouciant.
Mais Natsuki n'était plus le même. C'est ce que Hakuei avait ressenti du plus profond de son être la première fois qu'il était entré dans sa chambre d'hôpital, le cœur battant à l'idée de la réaction qu'aurait Natsuki en voyant soudainement surgir son ami d'enfance perdu de vue depuis tant d'années.
Il s'était demandé même s'il le reconnaîtrait. Oh, oui ! Natsuki a reconnu Hakuei dès le premier regard. Mais il l'a reconnu non pas en tant qu'ami d'enfance, mais en tant que l'homme qui, pensait-il à tort, avait tenté de l'assassiner lorsqu'il était venu commettre un cambriolage dans sa demeure.
C'est pour cette raison que Natsuki se méfiait de lui et l'avait aussitôt haï.
Mais Hakuei ignorait alors même que Natsuki était cette personne qui avait tenté de commettre cette grave infraction, et c'est la raison pour laquelle il était désemparé face à l'absence totale de joie et de tendresse que montrait Natsuki à son égard.
Hakuei l'avait reconnu comme son ami d'enfance qu'il avait désespérément cherché avant de le retrouver enfin après tant d'années de souffrance loin de lui, mais Natsuki, lui, avait reconnu Hakuei seulement en tant que celui qui avait tenté de l'assassiner.
Depuis le début, rien ne collait plus entre eux. Et pourtant.
Hakuei n'avait pas démordu. Il ne comprenait pas l'attitude de Natsuki, en souffrait, en éprouvait parfois de la colère, du désarroi, mais aussi un profond chagrin, car malgré la haine dont celui-ci faisait preuve à son égard, Hakuei n'avait pas perdu son amour pour Natsuki.
Pas pour cette personne qui avait fait son bonheur durant tant d'années avant qu'ils ne se perdent de vue.

Encore à présent, même si Natsuki semblait avoir retrouvé sa tendresse et son amitié de jadis envers Hakuei, il restait une personne différente de celle qu'il avait été.
Quelque chose en Natsuki avait radicalement changé. Ou plutôt que d'avoir changé, cette chose-là, noyau de toute sa personnalité, avait disparu.
Parce que Natsuki avait pu avouer à Hakuei qu'il avait perdu tous ses souvenirs du passé, il avait pu comprendre.
Comprendre la raison pour laquelle Natsuki, malgré son âge adulte, ressemblait à un nouveau-né.
Il ressemblait à un nouveau-né à l'hôpital. Il ressemblait à un nouveau-né lorsqu'il se montrait violent et cruel. Il ressemblait à un nouveau-né lorsqu'il se montrait fragile et vulnérable. Il ressemblait à un nouveau-né lorsqu'il hurlait et invectivait. Il ressemblait à un nouveau-né lorsqu'il pleurait. Il ressemblait à un nouveau-né lorsqu'il souriait. Il ressemblait à un nouveau-né lorsqu'il se montrait provocateur ou câlin.
Natsuki, qui dormait silencieusement dans le lit de Hakuei, ressemblait à un nouveau-né. Encore et toujours.
Parce que le Natsuki d'avant n'existait plus. Toutes ces années vécues en la compagnie de Hakuei, et ces années qui ont suivi celle où le cours de la vie les a amenés à se séparer, toutes ces années-là avaient disparu dans l'amnésie de Natsuki.
La vérité était que Natsuki avait déjà été mort, une fois.
Toute sa vie entière passée jusqu'ici s'était envolée dans un néant insaisissable. Seulement voilà. Le corps de Natsuki, lui, vivait encore. Sa souffrance lui faisait survivance. Alors, Natsuki avait bien dû renaître. Même sans souvenirs, même sans vie d'avant, même sans nulle rattache en ce monde, Natsuki devait bien renaître. Devenir à nouveau une personne pour désespérément trouver en tant que ce nouveau lui la raison pour laquelle il continuait à vivre. Parce que même sans souvenirs de rien ni de personne, Natsuki devait avoir préservé au fond de lui la conscience qu'il était "quelqu'un". Mais ce quelqu'un qu'il était étant mort et enterré, il devait renaître. Renaître. Être né pour donner une explication à la continuité de ses battements de cœur qu'il sentait en sa poitrine.
Alors, Natsuki était né à nouveau. Devenant ainsi une autre personne. Mais nul n'avait été là pour l'aider à naître. Il s'était enfanté seul. Sans savoir comment s'y prendre.
Alors, plus que quiconque, le nouveau-né qu'était à présent Natsuki avait dû pousser des pleurs infinis lors de sa venue au monde.
Et à ce moment-là, personne n'était venu prendre ce petit corps frêle dans ses bras.

Alors même qu'un sourire tendre illuminait le visage de Hakuei qui sentait un bonheur indicible le submerger tandis qu'il observait l'homme recroquevillé sagement endormi dans son lit, des larmes lui brûlaient les yeux.
Heureux d'avoir retrouvé Natsuki, une tristesse insoutenable l'envahissait lorsqu'il réalisait qu'il l'avait dans le fond perdu. Même si Natsuki semblait peu à peu retrouver sa confiance en Hakuei en apprenant à ne plus le voir comme celui qui avait voulu attenter à sa vie, il n'était plus celui qu'il avait connu étant enfant et adolescent. Ce n'était plus que l'ombre de lui-même. Une ombre enfantée par un cadavre. Une ombre qui, bien trop fragile et instable pour supporter ce monde qui lui était devenu docile et étranger, s'était évertuée à se décharner.
Les draps recouvraient entièrement le corps de Natsuki, mais c'est comme si Hakuei voyait à travers eux les côtes saillantes surgir sous sa peau pâle, agressives et menaçantes.
Natsuki ne voulait plus manger, depuis longtemps déjà. Après s'être mis au monde, il n'avait pas réussi à trouver une raison pour laquelle il devait continuer à vivre. Dans le noir, les ombres sont invisibles.
Il faisait toujours noir dans le monde de Natsuki.
Alors, il ne se voyait pas lui-même.


 
 
 
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-Arrête...
C'est quand Natsuki a légèrement remué sous les draps, émettant un grognement ensommeillé, que Hakuei réalisa. Il s'était penché sur lui sans même s'en rendre compte et, ayant glissé sa main sous les draps, s'était mis à caresser doucement le dos nu de l'homme.
Envahi par la honte, Hakuei retira sa main et Natsuki enfouit son visage contre l'oreiller dans un long soupir. Hakuei l'observa un moment, inerte, attendant un signe de lui mais apparemment, Natsuki s'était rendormi car sa respiration était redevenue lente et régulière.
Alors, avec extrêmement de délicatesse et de discrétion, Hakuei souleva les draps et vint se faufiler tout près du corps détendu de l'homme.
Il se disait qu'il n'avait pas le droit. Il avait honte de faire cela, bien qu'il ne fît rien de mal. Natsuki avait dormi aux côtés de Hakuei toute la nuit et ce dernier n'avait eu aucun mal à se retenir de le serrer contre lui. Mais cette fois-là, c'était différent. Il avait besoin de sentir ce corps si maigre, encore chaud et vivant contre le sien. Parce qu'au fond de lui la terreur de perdre à jamais ce corps le hantait. Il semblait prêt à ployer et se briser au moindre souffle de vent. Ce corps-là n'avait pas de force. Parce qu'il s'était engendré à partir de lui-même, il avait laissé une partie essentielle de lui lors de sa nouvelle venue au monde.
Si Natsuki ne mangeait plus, ce n'est peut-être pas parce qu'il voulait se faire du mal, moins encore se faire mourir.
Peut-être qu'il n'avait pas encore réalisé qu'il était un être vivant à part entière qu'il fallait soigner et préserver.
Peut-être qu'au final, Natsuki n'avait pas su se faire renaître.
Mais s'il n'avait pas pu renaître, comment pourrait-il être vivant, ou plutôt survivant en ce moment même ?
Un éclair de lucidité a traversé les yeux de Hakuei. Dans un mouvement de pur réflexe, il a serré la main du jeune homme contre la sienne. Il n'y a eu aucune réaction de la part de Natsuki. Sentant les larmes lui monter aux yeux, un sourire de douleur mêlée d'espoir s'étirant sur son visage, Hakuei a pressé la paume tiède et blanche contre ses lèvres.
Si Natsuki n'avait pas pu naître à nouveau pour pouvoir vivre, c'était peut-être parce que, au fond de lui, il n'avait jamais été complètement mort.

Hakuei a ressenti un serrement au cœur. Natsuki dormait toujours, le visage enfoui dans l'oreiller. C'est dangereux, a pensé Hakuei, il pourrait s'étouffer sans même le réaliser. Avec une extrême douceur afin de ne pas le réveiller, Hakuei a posé ses mains sur les épaules fines de l'homme et l'a délicatement tourné sur le côté, afin de pouvoir contempler son visage endormi.
Endormi, Natsuki ne l'est plus resté très longtemps. Il a lentement ouvert les yeux sur ceux de Hakuei qui le contemplait avec émotion. Un faible sourire s'est dessiné sur les lèvres du jeune homme et, tournant la tête vers le plafond, il a étiré son corps de tout son long dans un soupir d'aise. Ses lèvres articulèrent des mots fantômes que Hakuei n'entendit pas.
-Que dis-tu ? s'enquit-il dans un doux murmure.
Il se redressa en s'appuyant sur ses bras et alors, il vit le visage de Natsuki qui avait à nouveau clos les yeux. Il a ouvert la bouche, et un son faible en est sorti.
-J'ai faim...


Hakuei s'est levé sans attendre. Ne croyant pas à ce qu'il venait d'entendre, sentant son cœur battre à tout rompre contre sa poitrine, il s'est précipité vers la cuisine et passa plus d'une demi-heure à préparer un déjeuner pour Natsuki qui, espérait-il, le trouverait bon. Hakuei a ri. En tant que célibataire, il n'avait pas l'habitude de préparer des repas complexes. Il ne se souvenait même plus quand est-ce qu'il avait fait de la vraie cuisine pour la dernière fois. Peut-être avec sa mère, lorsqu'il était adolescent.
Hakuei s'est immobilisé et ses yeux se sont perdus dans le vague. Un sentiment de tristesse vint assombrir ses idées. Non.
Ce n'était pas en aidant sa mère.
La dernière fois qu'il avait préparé un vrai et délicieux repas, c'était lorsqu'il était adolescent. Pour Natsuki. Les parents de Natsuki avaient été hospitalisés suite à un accident de voiture auquel ils survécurent heureusement. Alors que son ami était seul chez lui et rongé par l'inquiétude, Hakuei était venu vivre chez Natsuki jusqu'au retour de ses parents. Et il lui préparait ses repas.
Hakuei a soupiré et a appuyé ses mains sur ses yeux. Il s'est laissé affaler sur une chaise, abattu.
Même ça, Natsuki l'avait oublié ?


Lorsque Hakuei est revenu dans la chambre en transportant un plateau de nourriture soigneusement préparée, Natsuki se redressa sur le lit.
Alors que Hakuei déposait le plateau sur ses genoux, Natsuki ne le quittait pas de son regard bleu. Il semblait fasciné et en même temps, un profond trouble se lisait sur son visage tendu.
-Qu'as-tu ? s'enquit Hakuei.
Sans répondre, Natsuki a saisi le plateau et l'a posé sur la table de chevet.
Il dévisageait Hakuei comme s'il l'implorait de quelque chose. Ses yeux étaient embués de larmes qu'il se refusait à faire couler.
-Hakuei...
Sa contrition ne le rendait que plus attendrissant. Évidemment, il ne pouvait pas s'en rendre compte. C'est après un instant d'hésitation que Natsuki a posé ses mains sur les joues de Hakuei qui demeurait incapable de dire quelque chose.
-Je me demandais, Hakuei, à quoi est-ce que nous ressemblions étant enfants.
Finalement, ce matin-là non plus, Natsuki n'avait rien mangé.
Il était resté blotti dans les bras de Hakuei pendant longtemps, sans pleurer, sans parler, jusqu'à ce que ses pensées s'endorment d'elles-mêmes, bercées par les caresses.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


"Pourquoi ?"
Les lèvres d'Asagi ont remué sans en faire sortir un seul son. Ce sont ses yeux qui ont parlé à sa place, et la lueur vive qui vacillait au fond de son regard sombre, telle une faible chandelle au bout d'un couloir plongé dans le noir, a révélé la détresse qui le hantait. On lui a répondu par un secouement de tête, signifiant l'ignorance. Et même peut-être l'indifférence. Un gouffre sans fond s'est creusé dans le cœur d'Asagi. Il a levé la main au ciel, a fixé son poignet avec un mélange d'horreur et de stupéfaction, puis s'est lourdement laissé tomber à genoux. Il a plaqué ses mains sur le sol, tête baissée, et ses longs cheveux d'encre dissimulaient son visage diaphane.
-Pourquoi ?
C'était une question emplie d'espoirs, dans le fond. La voix d'Asagi était étranglée par une terreur sans fin mais Ryô y décelait, là quelque part bien caché, un soupçon d'espoir. Toujours prostré sur le sol, Asagi a faiblement levé le bras vers lui.
-Ryô, regarde-le. Tu le sais, toi. Je te l'ai dit, tu es le seul à le savoir, c'est moi qui ai mis Mao dans cet état, ce n'est pas vrai qu'il a été agressé dans la rue. Tu m'as pardonné. Tu ne m'as pas cru lorsque je t'ai dit la raison pour laquelle je l'ai fait, mais tu m'as pardonné. Je suis heureux, mais... je ne comprends pas. Parce que j'ai cédé face à la violence, si facile et cruelle, je devrais être puni d'un lourd châtiment. Alors, dis-moi pourquoi ? Cela fait deux jours, déjà. Deux jours que mon bracelet a sonné. Alors, pourquoi est-ce qu'ils ne sont pas venus me chercher ?

Ryô a tourné le dos. D'un pas infiniment lent, il s'est avancé vers la fenêtre comme il s'avancerait vers son bûcher. Et plus Asagi entendait les pas de Ryô s'éloigner, plus la lumière vacillante dans ses yeux se faisait infime, comme si la chandelle au bout du couloir sombre était tenue par un homme, un homme qui n'était autre que Ryô. En s'éloignant, il éloignait aussi la seule lumière dans ce monde de ténèbres.
Les mains froides de Ryô se sont posées sur la fenêtre. Ou bien était-ce seulement la vitre qui était froide.
-Alors, tu le regrettes ? Qu'ils ne viennent pas te chercher.
-Je ne le regrette pas, fit la voix tremblotante d'Asagi. Mais je le mérite.
-Parce que tu as fait du mal à Mao ?
-Non. Parce que j'ai fait du mal. Que ce soit Mao, un être que je déteste, ou quelqu'un d'autre, je n'ai pas le droit de nuire à une vie qui ne m'appartient pas.
-Alors, c'était réellement cela, ce que tu as fait ?
-Que veux-tu dire ? s'enquit Asagi qui releva la tête vers son frère qui lui tournait le dos.
-Tu n'as fait que ça ? Lui faire du mal ?
-Il a fini à l'hôpital ! Que lui ai-je fait, selon toi ?
-Non, non, tu ne comprends décidément pas, souffla Ryô sans détacher son regard intense de l'horizon que lui offrait la transparence de la vitre.

         C'est merveilleux, la transparence. Elle permet de rêver et de voir ce qui s'offre à nous. Ryô s'est dit, comme ça, que les humains devraient être transparents. Pour que l'on puisse apprendre à les connaître et à rêver. Mais la nature des humains dévoilée aux yeux de tous, cela pouvait-il réellement faire rêver ?
-Ce que je veux dire, reprit Ryô en sortant de sa torpeur momentanée, est que selon moi ton but premier n'était pas de nuire à Mao. Non, je pense que ce que tu voulais vraiment, c'était défendre Mashiro.

Il n'y a pas eu de réponse. Ryô a senti Asagi se relever et s'approcher de lui. Ce silence offert ou imposé ne le confortait que plus dans ses pensées.
-Mao t'a dit qu'il avait monté, si je puis dire, un "viol organisé" afin que, pouvant ainsi devenir le héros de Mashiro, il ne s'attise notre reconnaissance et notre confiance. C'est cela qui t'a mis en colère. Tu ne l'as pas accepté. Tu as juste cherché à défendre Mashiro. Ou plutôt, tu n'as juste pas accepté que Mao se serve ainsi d'un être humain et le fasse souffrir pour en tromper d'autres, mais il s'est trouvé là qu'il s'agissait de Mashiro. Tu l'as juste défendu selon ta propre justice. Tu l'as mal défendu, certes. En voulant faire ouvrir les yeux de Mao au mal, tu lui en as présenté un autre. Mais moi, je ne t'en veux pas. Ou plutôt, ce n'est pas de la colère que je ressens envers toi, mais de la tristesse.
-De la tristesse ? répéta Asagi dont le cœur était serré par la contrition.
-Parce que je sais que, quelle que soit la raison pour laquelle tu fais du mal, tu es le premier à en souffrir.
Asagi poussa un profond soupir. Fermant les yeux, il posa ses mains sur les épaules de son frère et pressa ses lèvres contre sa nuque. Le parfum naturel qui émanait de sa peau, sublimé par les effluves de parfum artificiel masculin que son frère mettait toujours depuis son adolescence, l'apaisa. Instinctivement, il se colla un peu plus à ce corps dont l'odeur lui rappelait ses souvenirs d'adolescent, lorsque son frère et lui étaient toujours ensemble.
-Il ne peut pas vouloir faire ça...

Les mains de Ryô ont glissé contre la fenêtre. Il s'est tourné vers son frère, plaqué contre la vitre, et il a levé vers lui un regard rond et implorant. Asagi se sentit douloureusement impuissant face à ce visage éploré.
-Asagi, Mao n'a pas pu vouloir faire ça. Nous tromper... pour gagner l'argent que j'ai confié à la Fourrière ?
-Ryô.
Empli de chagrin et de déréliction, Asagi appuya son front contre celui de son frère, caressant tendrement ses joues. Ryô baissa les yeux pour dissimuler les larmes qui perlèrent au bout de ses cils.
-Toi, tu as toujours été si naïf.
-Je le sais, ça, répliqua Ryô sur un ton de reproche. Inutile de me rappeler mes défauts.
-Ce n'est pas un défaut, tu sais. Parce que ta naïveté est due à ton innocence. Toi, tu serais incapable de concevoir une chose pareille. Manipuler les autres pour en tirer profit comme de vulgaires objets, tu préfèrerais mourir, non ? Si elle est un peu attendrissante, Ryô, cette naïveté te nuit.
-Je le sais, répéta l'homme dont la voix s'amenuisait sous le poids des souvenirs d'antan qui remontaient à la surface.
-Alors, pourquoi est-ce que tu lui fais confiance ?
-Tu me demandes pourquoi ? Mais Asagi, moi je pense que la vraie question est plutôt celle de savoir pourquoi est-ce que c'est sur moi que Mao a d'abord jeté son dévolu. Parce que la normalité voudrait que l'on ait plus de raisons de vouloir faire confiance à quelqu'un plutôt que de vouloir le tromper, tu ne crois pas ?
-Il l'a fait parce que tu es le premier à être venu vers lui. Tu l'as contacté en tant que détective pour mener une enquête sur Mashiro. Depuis le début, tu lui faisais confiance malgré la mauvaise réputation qu'il avait. Lui, il a eu cette idée et n'a fait que saisir la perche que tu lui tendais sans même le savoir.
-Pourquoi serait-il prêt à bousiller ta vie et la mienne par la même occasion pour empocher dix millions de yens ?
Asagi en passant ses mains dans la masse ondulée des cheveux de son frère a éclaté de rire, mais ce rire-là ne faisait que se lamenter.
-Ryô ! Ryô, dans quel monde as-tu vécu jusqu'ici ? Au milieu de quels êtres humains ? Ne les as-tu jamais vus avides et impitoyables, prêts à écraser les autres pour se faire un chemin ? Nous avons vécu dans le même monde, toi et moi. Où as-tu posé les yeux durant tout ce temps ?
-Je les posais sur ce par quoi j'étais attiré, déclara Ryô avec lourdeur et assurance. Je posais simplement les yeux sur ce qui était beau. N'est-ce pas là une attitude propre à l'être humain ?
-Mais ce qui est beau n'est bien souvent pas réel, Ryô. Je ne suis pas un Ange, non, jamais, mais tant de fois j'ai pu apprendre que les êtres humains ne sont pas tous beaux. Tu ne voyais jamais ce qui se passait autour de toi, Ryô. Ces barbares qui t'entouraient. Tu ne voulais voir que ce qui était plaisant. Tu ne posais les yeux que sur ce qui selon toi valait la peine d'être vu.
-Asagi ?
Un homme avec une voix d'enfant. C'est à cela que ressemblait Ryô à ce moment même, avec sa mine défaite, ses grands yeux troublés, ses lèvres entrouvertes sur des mots qu'elles appréhendaient de faire sortir. Asagi s'est senti fondre d'attendrissement face à ce visage d'Ange déchu. Il approcha lentement ses lèvres de celles de son frère qui tourna précipitamment la tête.
-C'est peut-être vrai, Asagi. Je ne voulais voir que ce qui est beau. Et j'ai ainsi grandi en ne posant toujours les yeux que sur toi.

Asagi a revu en esprit le corps de Mao étalé sur le sol, agonisant, incapable de bouger, et recouvert de toutes parts d'ecchymoses et de sang.
Asagi s'est douloureusement demandé, à ce moment-là, quelle raison d'exister pouvait bien avoir le beau quand il n'était même pas capable d'empêcher le mal.
 
 
 
 
 
 
 


                                                ~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 


-Satsuki ?
Parce que dans la salle plongée dans la pénombre des lumières tamisées, la musique grésillante des violons sur les vieux tourne-disques envahissaient les tympans, il n'a pas entendu son nom. Satsuki continuait à manger, savourant chaque bouchée de ce bœuf bourguignon que l'on venait de lui servir.
Il se délectait en silence du plaisir savoureux qui se déposait sur sa langue et envahissait sa bouche à chaque fois que sa fourchette lui amenait un morceau de viande. Au bout d'un moment, il a levé la tête vers Kyô et, doté d'un sourire frôlant le plafond -qui n'était pas très haut- il cria par-dessus la musique :
-Je n'ai jamais mangé quelque chose d'aussi bon de toute ma vie !
Il est resté immobile à sourire, observant Kyô qui ne réagissait pas, ou plutôt qui réagissait de manière inattendue : en le fixant comme s'il avait devant lui un phénomène de foire. Satsuki a baissé la tête.
-Enfin, si, à l'époque où ma Maman me préparait à manger.
Kyô ne put s'empêcher de rire. Il profita de ce qu'un serveur passe par là pour l'interpeller.
-Excusez-moi, pourriez-vous baisser un peu le son de la musique ? Il est dur de s'entendre ici. Ça me plaît beaucoup, mais...
-Bien sûr, Monsieur. Je vais dire ça au patron.
-Merci. Amenez une autre bouteille de vin, la même, pour Satsuki... Enfin je veux dire nous voudrions la même.
-Cela arrive tout de suite.

Devant l'air radieux empli d'une allégresse enfantine de Satsuki lorsque la bouteille de vin rouge fut déposée sur la table, Kyô éclata d'un nouveau rire allègre. Son hilarité a redoublé face à la mine dépitée que lui afficha son ami.
-Je savais que tu étais beau, je ne savais pas que tu pouvais être "mignon" de cette manière.
Silence. Les joues de Satsuki sont devenues presque aussi rouges que le vin et, pour se donner une contenance, il a piqué la fourchette dans son assiette.
-C'est si bon que ça ?
-J'adore la cuisine française.
-Mince comme tu l'es, personne n'imaginerait que tu aimes à ce point manger.
-Eh bien, je suis un être humain. J'aime les choses agréables.
Kyô allait répondre quelque chose quand Satsuki le coupa brusquement :
-Si tu dis à nouveau que je suis un Ange, je ne te parle plus.
-Je n'allais pas le dire, bouda Kyô avec une moue puérile.
Comme Satsuki lui sourit, il s'empressa d'ajouter :
-Mais je n'en pense pas moins.
Satsuki a plaqué sa main sur sa bouche qu'il avait pleine comme il avait manqué s'étouffer.
-Tu es idiot ! Idiot, et irritant !
-Je disais cela pour t'embêter ! Je te l'ai dit la dernière fois, non ? Je ne te considère plus comme un Ange.
-C'est bien.
-C'est vrai. C'est mieux que tu n'en sois pas un.
-Pour quelle raison ? s'enquit Satsuki en saisissant la coupe de vin dont il approcha les yeux pour admirer le reflet rouge sombre.
-Parce que les Anges sont bien trop inaccessibles, dans le fond.

Sans même toucher à son verre, Satsuki l'a reposé. Blême.
-Je voulais te dire quelque chose, tout à l'heure, s'empressa d'ajouter Kyô pour dissiper le malaise qu'il craignait d'avoir installé.
Satsuki hocha la tête, les yeux interrogateurs.
-Eh bien... je me demandais, comme ça... Bien, te rappelles-tu de cet homme que tu as vu me serrer dans ses bras la dernière fois, lorsque j'étais parti seul à la Fourrière ?
Subitement, l'expression de Satsuki a radicalement changé. Il a semblé un peu en colère, contre qui ou quoi, Kyô n'aurait su le dire. Il ne sentait en tout cas aucunement cette colère dirigée contre lui.
-Je ne l'ai vu que de loin, affirma Satsuki, mais je me souviens. Pourquoi cette question ?
-Par hasard, sa vue ne t'a rien dit ? Je veux dire... tu n'as pas eu l'impression de l'avoir déjà vu, ou quoi que ce soit ?
Silence. Au fond des yeux de Satsuki, Tôru a cru y voir comme une réticence à répondre.
-Bien, évidemment ça paraît assez absurde, commenta-t-il avec un rire nerveux. Il n'y a à priori aucune raison pour que tu ne l'aies déjà vu, hein.
-Pourquoi me poses-tu cette question si subitement ?
-C'est difficile à dire...
-Cela me troublera, si je ne peux pas comprendre.

Évitant soigneusement le regard bleu inquisiteur que Satsuki riva sur lui, Kyô se servit lentement un verre de vin avant d'en savourer une gorgée. Plutôt que d'avaler, il a dégluti.
-Si je te le demande, c'est parce que tu vis dans la maison où j'ai passé plus de la moitié de ma vie.
-Et alors ?
-Alors, cet homme que tu as vu me serrer dans ses bras était mon voisin à cette époque. Il vivait dans la maison juste à côté... Il était un camarade de lycée, mais surtout mon voisin, d'ailleurs c'est lui qui a découvert le premier le cadavre de ma mère. Enfin, je l'avais vu avant lui bien sûr mais, je veux dire, il l'a découvert avant Kai et... Pardon, ce n'est pas ça dont je veux parler. Bien, je me demandais si par hasard il aurait continué à vivre dans cette maison voisine à la mienne après mon départ. Cela aurait été drôle de se dire que tu l'aurais eu, toi aussi, pour voisin, n'est-ce pas ? Mais après tout, je ne sais pas quand lui est parti vivre ailleurs, ni quand est-ce que toi as aménagé dans cette maison...
-C'est juste que je n'étais pas très sûr.

Sur le tourne-disque, les violons semblaient cracher leurs sanglots. Kyô a tourné un regard intrigué sur Satsuki.
 Mais Satsuki ne le regardait pas, et baissait un regard morne sur son assiette à présent vide.
-Il a été mon voisin. Jusqu'à il y a deux ans, à peu près. De loin, je n'étais vraiment pas sûr de l'avoir reconnu bien sûr. Alors, je n'ai pas fait attention.
-Alors c'est vrai ? Tu l'as connu ? s'exclama Kyô avec emphase.
               Devant l'air ahuri de Satsuki, Tôru s'est lui-même demandé pourquoi est-ce qu'il était si joyeux. Qu'est-ce que cela faisait, après tout ?
-Kyô, je peux te poser une question à mon tour ?
Il a fait oui de la tête, mais il n'était pas très sûr d'être d'accord. Parce qu'à ce moment-là, le ton de Satsuki se laissait rien présager de bon. Qu'importe. Il avait dit oui.
-Tu as encore la phobie des hommes ?
Kyô a regardé Satsuki. Ses yeux clairs, ses lèvres roses et délicates, finement dessinées, ses longs cils recourbés, sa peau diaphane, la cascade de fils d'or qui ondoyait sur ses épaules avec une grâce céleste. Et tout en contemplant ce divin visage, il a pensé à Takanori. Puis à Mashiro, cet étrange garçon qui l'avait abordé dans la rue avant que Hakuei, cet homme qui lui inspirait de la crainte, n'arrive.
Kyô a hoché la tête, encore. Mais son regard ne reflétait rien.
-Alors, pourquoi est-ce que tu l'as laissé, lui, te serrer dans ses bras ?
Il a hésité avant de répondre. Ce n'est pas qu'il ne le voulait pas, c'est qu'il a mis un moment à la trouver, la réponse.
-Parce que j'avais peur, dit-il.
-Si tu avais peur, tu aurais dû le rejeter, non ?
-Non, fit-il d'une voix incertaine. J'avais peur de ce qu'il pouvait faire si je le rejetais... Avec lui, j'avais peur même de me défendre.
-C'est ridicule !
Devant la mine angoissée de Kyô, Satsuki se radoucit aussitôt :
-Je suis désolé. Je veux dire... que craignais-tu qu'il fasse ? Te défendre face à lui, pourquoi cela devait-il comporter des risques ?
-Parce que lui a su à quel point je suis faible.

Aux yeux de Satsuki, cette phrase n'avait aucun sens. Ou plutôt, elle n'avait aucune réelle raison d'être.
-Kyô, c'est un hasard si tu as croisé cet homme ?
-Oui. Je n'ai jamais demandé à le revoir.
-Tu ne l'aimes pas ?
-Je ne l'aimais pas à l'époque du lycée, bien que je ne lui parlais quasiment jamais...
-Moi non plus.
-Pardon ?

Satsuki a secoué la tête.
-J'ai vécu des années à ses côtés, en tant que voisin bien sûr. Ce n'est peut-être pas bien de dire cela, mais il ne m'a jamais inspiré confiance. Dès que j'ai aménagé ici...
-Il a fait quelque chose de mal ?
Pas de réponse. Kyô a senti l'inquiétude l'envahir. Pire, une angoisse sans fond.
-Satsuki, il t'a fait du mal, à toi ?!
-Calme-toi, s'il te plaît, les gens vont nous remarquer.
-Mais je...
-Non, bien sûr que non, il ne m'a rien fait. Ce n'est pas la peine de te mettre dans ces états-là. Mais je pense que tu devrais l'éviter tant que tu le peux.
-Pour quelle raison ?
-Je ne sais pas ce qu'il a fait au juste. Je n'ai pas cherché à le savoir. Ce qui est sûr, c'est que je ne l'avais pas revu depuis deux ans, après que la Police est venue l'emmener.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Tu n'es vraiment qu'un chien.
Le corps de Mao s'est raidi et cambré sous la douleur. Le souffle coupé, il s'est laissé retomber sur le lit en tenant ses côtes dans une grimace de souffrance.
-Tu penses que tu n'as pas mérité ce qui t'est arrivé ? J'en viens presque à être d'accord avec ce chien. Tu es comme lui, tu sais, tu ne vaux pas mieux.
-Je suis désolé.
-Ça ne suffira pas. La prochaine fois que tu agis de manière si irréfléchie, je me chargerai personnellement de ton compte. Je ne serai pas aussi tendre que cet Asagi.
Les yeux de Mao ont parcouru désespérément la chambre d'hôpital comme s'il espérait y trouver un soutien, une chose à laquelle s'accrocher. Mais évidemment, il n'y trouvait rien d'autre que cet homme qui le fusillait du regard avec un rictus infâme.
-Te rends-tu compte de l'erreur suprême que tu as commise ?
-Je vous promets que cela ne portera pas à conséquence, Monsieur.
-Fais attention à toi, Mao. En tant que Directeur de cette société, je peux très bien te faire mettre à la Fourrière. Tu es le premier à être venu à moi ! Je t'ai fait confiance puisque tu as su te montrer si sûr de toi et persuasif. Aussi, si tu me déçois, n'attends plus rien de moi que la punition que tu auras méritée.
-Je n'ai fait que ce qu'il fallait faire.
-Était-il utile de confier à ce chien que tu avais organisé le viol de Mashiro pour t'attirer la reconnaissance de ce dernier ainsi que du frère du chien ?
-Ça l'était, Monsieur, croyez-moi. Je n'ai pas agi par impulsion.
-Et que ferais-tu si ce sale clébard parvenait à convaincre son frère que c'est la vérité et qu'ils ont été dupés depuis le début ?

Mao a reçu un coup de coude sur le front. Il s'est mordu la lèvre pour ne pas crier. Il aurait voulu le prier, hurler ou fuir, mais il avait trop de fierté pour cela. Trop de peur peut-être aussi, dans le fond.
-Son frère ne le croirait justement jamais. Monsieur, lorsque je serai sorti de l'hôpital, vous serez heureux, croyez-moi...
-Heureux ?
-Oui... si je lui ai dit, c'est pour qu'il pète un plomb, justement.
-Et alors ? Qu'est-ce que ça peut faire, qu'il pète un plomb, si on n'a pas les preuves ? Tu sais bien que ce bracelet-radar n'est qu'un leurre. Il ne marche pas ! Tu porteras plainte pour les coups qu'il t'a infligés lorsque tu sortiras, pas vrai ?
-Non, Monsieur. Je n'ai pas besoin de ça.
-Comment comptes-tu t'y prendre au juste pour le faire retourner à la Fourrière ? Mao, je te préviens, si ça rate comme la première fois...
-La première fois, je n'y étais pour rien, gémit Mao.
-Tu vas laisser un gamin qui se travestit entraver ta route ?! Ordure !
-Directeur... faites-moi confiance.
-Au train où tu vas, les deux mois d'échéance seront écoulés !

Au début, Mao a souri. Il lui a juste adressé un faible sourire. Puis ce sourire alors pâle comme la mort s'est étiré en quelque chose de beaucoup plus grand, beaucoup plus fort, beaucoup plus inquiétant aussi. Son visage était fendu de ce sourire qui était comme un monstre engendré par un désir macabre.
Le Directeur a même inconsciemment effectué un pas en arrière comme si un démon allait sortir du corps étendu sur le lit.
Le corps de Mao s'était mis à s'agiter de tremblements. Puis il s'est secoué tout seul. Sans défaire son sourire inquiétant de son visage qu'il cacha derrière ses mains, Mao était secoué de toutes parts, la gorge tendue en arrière. À la fin, il a ouvert la bouche et un éclat inhumain a percuté les murs, empli l'atmosphère, creusé un vide d'angoisse dans l'esprit de l'homme qui, debout, le regardait là se secouer de manière épileptique. Le rire de Mao avait perdu toute nature humaine ou même animale.
À chaque éclat de rire, sa respiration enflait et sifflait dans ses poumons.
Appuyée sur ses yeux, ses mains tremblaient comme dépourvues de contrôle.
La tension de son corps ne rendait la douleur dans ses côtes que plus aigue et diffuse, mais il ne s'en souciait pas. À la fin, il a écarté ses mains et ses yeux étaient injectés de sang, noyés de larmes.
-Seigneur, il sont foutus ! Ryô et Asagi sont voués à perdre tout ce qu'ils ont !













Mashiro s'est laissé tomber à genoux au beau milieu du couloir. Il a plaqué ses mains contre ses oreilles. Dans sa tête, tout se mélangeait, les sons et les images qu'il venait de voir ou était en train de subir torturaient son psychisme qui se scindait en deux. Le côté de la terreur et le côté du chagrin.
D'où est-ce que ça venait ? D'où venait ce rire immonde et néfaste qui semblait provenir d'une des chambre de ce couloir ?
Il s'est prostré, cherchant à faire taire ces voix dans sa tête, à chasser les images qu'il venait de voir.
Ce qu'il venait de voir : un homme d'une maigreur sinistre se débattre et se tordre en vain dans les bras de médecins impitoyables. Un homme qui pleurait, hurlait et suppliait. Un homme qu'ils amenaient il ne savait où. Cet homme avait les yeux bleus. Des yeux bleus noyés de désespoir.
Et au milieu du rire funeste, les supplications de cet homme que les médecins entraînaient continuaient inlassablement. Inlassablement, cet homme si maigre implorait et hurlait un nom. Un nom qui a fait battre le cœur de Mashiro.
-Non ! Je vous en supplie, ne me laissez pas y retourner ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas, rendez-le moi ! Vous n'avez pas le droit, ou bien c'est ma mort que vous voulez ?! Je ne veux pas mourir, pas mourir ici comme si je n'étais qu'un numéro de chambre ! Je ne veux pas, je ne veux pas, ramenez-moi auprès de lui ! Hakuei... Hakuei !


"Hakuei... Viens."
-Ne pleure pas, Mashiro. Je suis là.
Mashiro ne réagit pas. Il est toujours prostré sur le sol, le crâne enfoui dans ses bras. Il se demande comment est-ce que Hakuei peut lui répondre alors même que Mashiro sait qu'il n'a fait que l'appeler à l'intérieur de lui sans prononcer les mots.
"Hakuei...alors c'est lui ? Cet homme dont tu parlais ? Cet homme appelé Natsuki..."
-Mais qu'est-ce que tu fais là ? Eh, si l'on te voit comme ça, tu vas finir en section psychiatrie !
"Hakuei, il faut que tu viennes, Hakuei. Tu ne peux pas ne pas venir..."
-Je suis là. Écoute-moi. Qu'est-ce qui t'arrive ?
"Non, Hakuei, tu ne comprends rien ! Ce n'est pas pour moi que tu dois venir ! C'est pour lui ! Hakuei, cet homme-là, il est en train de se déchirer, je crois."
-Je suis là mais tu fais semblant de ne pas m'entendre. C'est irritant.
"Qu'est-ce que tu dis ? Et dis, Hakuei, tu ne les entends pas, toi ? Ses hurlements résonnent encore. Il ne cessera pas de hurler. Il est mort de peur. Ils le tiennent comme un animal enragé. Il veut te voir. Va le secourir. Il est maigre, j'ai peur de sa maigreur. Tu n'as pas peur, toi ?"
-C'est carrément effrayant. Ton attitude est trop étrange.
"Je te parlais de lui ! Qu'as-tu ?! Dis, Hakuei, ce n'est pas toi qui m'avais dit une fois que tu tenais à cet homme ? Je ne sais plus très bien si tu l'as dit, en vérité. Mais c'est ce que j'ai compris. Ce Natsuki dont tu parlais, j'avais ressenti que tu l'aimes. Alors pourquoi tu ne viens pas le libérer de ses bourreaux ?!"
-Tu sais, les hommes en blanc, ils vont venir te prendre. À ce moment-là, je ne pourrai rien faire pour toi. Pire que la section psychiatrie de cet hôpital, tu pourrais finir à la Fourrière... C'est là où ils mettent les déchets pour qui il n'y a plus de place.
"Je ne comprends rien ! Je ne veux plus les entendre, entendre ses supplications et ses cris d'horreur ! Ils ne réalisent pas qu'ils sont en train de le tuer ! À côté de cet Enfer, il y a des rires qui déchirent l'atmosphère comme le rire du Diable. Lucifer ?"
-Seigneur Dieu.
"Dieu pourrait avoir un rire si cruel ? Hakuei, ne laisse pas ton Natsuki mourir dans un endroit où de tels rires existent."
-Ce sont les rires de Mao. Je n'aurais jamais dû venir ici pour voir ce dément. Mais si je n'étais pas venu, tu serais resté prostré là comme un fœtus traumatisé avant la naissance. Tu ne veux pas te relever ? C'est un hôpital, ici. Pas un lieu de prières.

"Parce que d'après toi, il n'y a aucune raison de prier dans un hôpital ? Dis, moi, je crois que les hôpitaux sont des lieux de constantes prières..."
-Borderline.

Mashiro a un hoquet de surprise. Il suffoque tellement qu'il ne pleure même plus. En fait, il ne savait pas qu'il pleurait. Il s'est senti soulevé et lorsque ses grands yeux écarquillés d'horreur et d'interrogation se sont levés vers celui qui le tenait, son hoquet s'est transformé en un gazouillis étranglé.
Il est demeuré hébété pendant plusieurs secondes, et a replié son point contre sa bouche. Il a cillé une dizaine de fois avant d'accepter la réalité.
-Asagi.
-C'est la deuxième fois que tu m'obliges à te consoler ! Tu penses que je n'ai que ça à faire ?! Tu crois que j'en ai seulement l'envie ?! Tu deviens de plus en plus détestable ! La première fois, je t'ai excusé par la suite car tu étais victime d'hallucinations, mais aujourd'hui tu n'as aucune excuse !
    Mashiro hoche la tête sans même avoir saisi la moitié des mots qu'Asagi avait prononcés en le fusillant du regard, tant il était absorbé par la vision de son visage. Les yeux brillants, la mine innocente et désertée de toute perturbation de Mashiro intriguent Asagi qui pousse un râle d'énervement :
-Haïssable.
-Qu'est-ce que j'ai fait ? marmonne la petite voix de Mashiro.
-Il y a que, d'une seconde à l'autre, tu passes à l'état de traumatisme à celui de béatitude ascendante arriération mentale !
Mashiro baisse la tête. Il a honte. Ce n'est pas son comportement dont il a honte. En fait, il s'en veut d'avoir confondu la voix d'Asagi avec celle de Hakuei.
Les supplications de celui que Mashiro suppose être Natsuki et les rires angoissants ont disparu. Ainsi, ils étaient bien ceux de Mao ? À cette seule idée, le cœur de Mashiro saute un battement.
-Je te hais encore plus lorsque je me dis que j'ai été envoyé à la Fourrière... et pourquoi, hein ? Toi qui n'es qu'un foutu borderline incapable de contrôler ses émotions, et malgré ça tu es libre, tandis que moi... Ah, tu mériterais d'y aller, vraiment ! Je voudrais que tu finisses à la Fourrière, j'en jouirais jusqu'à ma mort ! Je te hais.
Mashiro écarquillait sur lui de grands yeux dénués de colère ou de chagrin.
Ils brillaient d'une lucidité implacable, de cette lueur qu'a celui qui analyse et comprend une chose fondamentale.
-Qu'est-ce que tu as ? s'agaça Asagi.
-Tu es drôlement gentil, tu sais.
-Mais qu'est-ce que tu racontes ? protesta l'homme en le secouant par les épaules. Je viens de te dire que...
-Mais, pour consoler quelqu'un que tu détestes à ce point, et ce pour la troisième fois, c'est que tu dois vraiment être gentil, Asagi.
Il n'y a pas eu de réaction. Asagi était juste là, inerte, à le fixer avec intrigue. Par-devers lui-même, il s'est dit qu'en plus de s'habiller comme une fille, Mashiro en possédait la sensibilité. Au bout d'un moment, Asagi n'en a plus pu et a détourné le regard. Il allait ordonner au jeune homme de s'éloigner pour dissiper le malaise mais à ce moment-là, Mashiro a passé ses bras autour de son cou et y a enfoui son visage.

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