Psy-schisme -chapitre troisième

Juliet

Il a espéré qu'il dormait, à ce moment-là.
Comme le silence avait brusquement clos ses lèvres, précipité par une angoisse viscérale, ses yeux ont scruté avec méfiance le visage lisse et serein du jeune homme allongé sur le lit, comme s'il s'attendait à le voir d'un seul coup se relever pour le saisir à la gorge.
Reita a répété des "non" murmurés et fébriles comme s'il avait voulu effacer les paroles qu'il avait prononcées un instant plus tôt, mais alors que ses mains tremblantes venaient se perdre maladroitement dans les cheveux emmêlés de Takanori, il s'est rendu compte que celui-ci dormait bel et bien. Un soupir de soulagement s'est échappé d'entre les lèvres de Reita.  Une flamme incertaine vacillait cependant au fond de ses yeux, car malgré tout la crainte que Takanori ne fît que semblant de dormir le hantait, mais il a essayé de raisonner en se disant qu'il n'avait aucune raison de faire cela.
De plus, il ne voyait pas cet homme mentir, de quelque manière que ce fût. Reita a écrasé ses tempes, le crâne entre les mains. Ça battait au rythme saccadé de son cœur. Les derniers signes de sa panique passagère. Il redresse la tête. Son soliloque n'avait pas été dangereux. D'ailleurs, depuis quand est-ce qu'il dort, Takanori? Depuis quand est-ce que Reita a réellement commencé à parler finalement à nul autre que lui-même ?
Il a sursauté et s'est retourné, le front gouttant de sueurs froides. Il a posé des yeux vides sur le lit défait de Natsuki et a dirigé sa ligne de mire vers la porte. Un bruit venait de là. Reita s'est levé et, lentement, marchant sur la pointe des pieds, s'est dirigé vers la porte avant de l'ouvrir en grand. Personne. Il s'est avancé et a parcouru du regard les alentours mais il n'y avait rien d'autre que le linoléum froid et triste du couloir sans fin. Des portes à perte de vue. Des malades cachés à l'infini, préservés des regards malveillants ou trop sensibles. Il était pourtant certain d'avoir entendu un bruit léger venant d'ici, comme un frôlement de tissu contre le mur. J'ai rêvé, se répète-t-il, j'ai rêvé, et en même temps il se demande à quoi est-ce que Takanori peut bien rêver, en ce moment.
Reita referme la porte, prenant garde à ne pas faire de bruit, et s'avance vers le lit. Il s'y agenouille, saisit la main blanche et inerte du jeune homme, la serre précieusement entre ses deux paumes avant de la porter contre sa bouche tremblante. Il se sent submergé par une fièvre dont il ignore la cause.
 

-Tu dors ? J'espère que tu ne fais pas de cauchemar. Tu as peur, là où tu es dans ton inconscient ? Dis-le moi si tu as peur. Même dans ton inconscient, j'accourrai.

Ça lui a sauté aux yeux, qu'il s'était mis à le tutoyer. Subitement, comme ça. Dans son soliloque de tout à l'heure il lui semble pourtant que ce n'était pas le cas. Mais là, il lui parle en "tu". C'est parce que Takanori dort, c'est peut-être parce qu'il dort, se dit Reita comme pour se faire pardonner, mais si Takanori avait été éveillé, peut-être que le tu serait tout de même sorti de sa bouche aussi naturellement qu'à cet instant. Mais ce n'est pas possible, je ne peux pas faire ça, se répète Reita comme un mantra, et vigoureusement il cogne son poing formé de deux mains reliées contre sa poitrine en oubliant qu'entre ces deux mains, il y a celle de Takanori. Il stoppe son geste, livide, et se confond dans des excuses bafouées tout en priant pour que Takanori ne les entende pas.
     Un gémissement sourd traverse les lèvres entrouvertes de Takanori et Reita se tétanise, les yeux exorbités, et l'appréhension de le voir se réveiller ravive la flamme chancelante de son regard. L'homme sur le lit effectue un mouvement compulsif du bras, le portant au-dessus de son front comme s'il cherchait à se protéger, et ses traits se déforment, crispés par une peur cauchemardesque. Bientôt le son des mots maladroits et chevrotants de Reita échappés avec bienveillance l'apaisent, ses traits se détendent et son visage redevient lisse et serein. Reita ne peut s'empêcher d'émettre un rire mi-amusé mi-attendri devant cet homme assoupi qui dort avec un bras qui lui barre le visage.

-Dis, tu dors vraiment pas vrai ?
Reita hoche vigoureusement la tête comme si sa propre réponse était celle de celui à qui la question était adressée.
-Tu t'appelles Matsumoto Takanori. Mais oui, tu t'appelles réellement Matsumoto... Matsumoto. Matsumoto, tu ne dois pas faire de cauchemar. Tout à l'heure, tu semblais paisible quand je suis arrivé. Calme. Si calme, dis, je ne t'ai jamais connu autrement que calme et discret, pourtant l'autre soir tu as eu cette crise que les autres ont apparentée à de la folie. Folie ? Non. Tu avais des hallucinations, pas vrai ? Oui, c'est cela. Tu ne me l'as jamais dit et sans doute ne me l'avoueras-tu jamais mais tu es sujet à ce genre de... Cela a un effet traumatique. Ne me demande pas comment je le sais. Ces hallucinations et ces crises dont tu es victime, tu vois Ruki je ne t'ai jamais connu ainsi, je ne t'ai jamais vu au sommet de ta souffrance, je ne t'ai jamais vu lors de la manifestation psychique et psychosomatique de celle-ci. Il semblerait que le monde entier ne te connaisse qu'ainsi et ne voie en toi qu'un malade, alors pourquoi est-ce que quand c'est moi qui suis à tes côtés il ne se passe jamais rien ? Je passe pour un pervers, pas vrai ? Pardon si je ris, c'est nerveux. Je ne veux pas te voir comme ça. À vrai dire, j'en ai peur, je suis horrifié à l'idée d'être impuissant face à tes maux. Mais il faut que je comprenne. Tu sais, j'ai besoin de le voir pour comprendre. Dans le fond je n'ai jamais vraiment compris et pourtant je me vante de vouloir t'aider alors que j'en suis peut-être aussi incapable que ceux qui te désirent du mal. Et pourtant, je voudrais l'apaiser, ton mal, et avec lui apaiser ses expressions impromptues et violentes qui engendrent toujours un nouveau mal. Mais oui, mais moi je ne t'ai toujours connu que calme, si calme, peut-être trop calme. Et triste, pourtant, Ruki tu vois tu es triste mais même comme ça tu restes si sage... Takanori, est-ce que tu dors ? Je ne te laisserai pas y retourner. Ils te tueront, tu sais. Au sens propre et en acte sale, ils te tueront. Et tu ne le mérites pas. Non, tu sais personne ne le mérite mais toi peut-être moins que quiconque. Alors ne pense jamais une chose pareille. Ce n'est pas de la haine qu'ils dirigent contre toi, c'est juste qu'ils n'ont aucun cœur alors même la haine, ils ne savent pas ce que c'est. Je ne veux pas qu'ils te tuent, et je ne veux pas que tu l'acceptes. Si tu devais en venir à me supplier pour te laisser repartir là-bas, alors ça voudrait dire que depuis le début, j'étais totalement à côté de la plaque. Un, deux, trois, sommeil, tu dors vraiment ? Oh, tu dors si bien. Ils traitent tous les gens comme toi ainsi. Je veux dire, tous ceux dont la peine et la terreur sont si oppressantes qu'elles font au cerveau comme des décharges électriques qui le font imploser et puis après, plus rien ne va, la machine est incontrôlable, ça part dans tous les sens, et pourtant plus rien n'en a, de sens, tu vois, mais ce n'est pas de la folie, non, Takanori tu n'as jamais été fou, c'est juste qu'ils ne comprennent rien, ils ont oublié de savoir qu'un être humain ne peut pas supporter certaines souffrances. Takanori, tes souffrances sont des ondes de choc qui assiègent ton cerveau et nulle raison n'est possible quand les émotions l'emportent. Le raz-de-marée a démarré, ça déporte des ravages et emporte tout sur son passage. Tu n'es pas coupable. Personne ne l'est, et comme les autres, toi, tu n'as pas choisi tes propres souvenirs. Ils n'ont jamais eu le droit de t'enfermer dans cette cellule glacée, vide et crasseuse, avec juste le sol imprégné d'odeur de moisissure et d'excréments comme compagnie. C'est un attentat à la dignité humaine, et je me demande pourquoi est-ce que je déballe tout ça alors que tu dors, et je me demande pourquoi est-ce que je te tutoie lorsque tu dors, et puis tu sais je préfèrerais mourir que de te laisser retourner là-bas, Ruki.
 

Reita se fige. Ses mains d'un seul coup ont lâché celle de Takanori dont le bras est mollement retombé sur le matelas, pendant vers le vide.
Reita a lâché un cri horrifié, cri mort-né quand il a plaqué ses mains contre sa bouche pour l'étouffer. Des larmes noyaient ses yeux noirs, comme de l'eau de pluie sur une mer d'encre. Et Reita se demande, torturé par l'angoisse, combien de fois a-t-il par erreur prononcé "ce" nom ?

Des coups sourds ont retenti contre la porte. Reita a sursauté, le cœur battant à tout rompre, puis en reprenant lentement son sang-froid, il a articulé :
-J'arrive, Mademoiselle. Juste trente secondes, pas plus.

Il n'a pas attendu de réponse de l'infirmière et Reita s'est redressé, raide comme si tout son corps entier n'était que nerfs tendus, et son regard ne s'est pas détaché de l'homme qui dormait toujours comme si de rien n'était.
Un sommeil imperturbable.
-Matsumoto Takanori. Je reviendrai te voir. Je pourrais revenir n'importe quand, jamais tu ne dois l'oublier. Si la moindre chose ne va pas, Ruki, tu n'as qu'à me le faire savoir et à toute heure je viendrai. Tu n'es pas seul. La vérité est que tu n'as jamais été vraiment seul. Mais c'est peut-être aussi un peu ma faute si tu ne l'as jamais su.

Reita attend une réponse, immobile. Il espère et en même temps il redoute un mot de cet homme. Et puis comme le silence seul lui fait écho, il se penche et pudiquement frôle de ses lèvres le front lisse de l'homme.
-À bientôt, Ruki.
Il se dirige vers la porte, traînant des pieds comme s'il marchait vers sa sentence. Et il l'a ouverte. Il n'a eu aucune réaction lorsque sur le seuil il a vu Natsuki qui se tenait là, inerte. Reita lui a adressé un simple signe de tête sans même lui jeter un regard, absorbé par ses pensées.
-Ruki ? a prononcé Natsuki d'un ton mystérieusement teinté de tristesse. Mais, je croyais que cet homme s'appelait Takanori.
Reita s'est figé un instant, pétrifié, avant de se précipiter dans le couloir sans un mot.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je ne t'en donne pas le droit, grinça Natsuki dont le front lisse se sillonnait de lignes de frustration.
Il s'est levé de sa chaise, le corps raidi par la rage, tandis que de ses yeux bleus de glace il lançait une abondance d'injures et de reproches à Hakuei qui demeurait de marbre. Ses bras croisés avec un insoutenable air nonchalant, Natsuki l'a interprété comme du mépris.
-Ne me regarde pas ainsi, protesta celui-ci comme sa voix se secouait par une haine féroce. Je n'aime pas cet air condescendant avec lequel tu as l'habitude de me dévisager, comme si je n'étais qu'un gamin insupportable et arriéré.
-Tu ne réalises pas à quel point tu es ridicule. Ton air d'enfant martyr me donne la nausée.
-Tu me la donnes en retour ! Je ne joue pas les martyrs, seulement ne te rends-tu pas compte à quel point tu fais preuve d'ignominie en me parlant ainsi ? Je ne te donne pas ce droit-là, il ne te revient pas, Hakuei. Tu n'es personne pour oser proférer la moindre critique quant à mes attitudes et mon apparence.
-Regarde-toi seulement dans un miroir et vois l'absurdité de celui que tu t'obstines à devenir. Rien. Tu deviens rien, Natsuki.
-Et c'est ce "rien" que tu t'obstines à venir importuner chaque jour tandis que ce pauvre "rien" n'a jamais demandé à subir ta présence nauséabonde ? Je me suis regardé dans un miroir, Hakuei. Je passe le plus clair de mes journées à observer sous toutes les coutures mon corps dans un miroir. Et ce droit-là ne revient qu'à moi, et également à moi seul le droit de juger ce qu'est mon corps et ce qu'il doit être.
-Qu'est-ce que tu essaies de faire, au juste ? aboya Hakuei.

Son ton menaçant n'intimida aucunement Natsuki qui s'approcha un peu plus de lui, le regard empli de défiance.
-Je n'essaie de rien faire, mais juste de défaire. Ça te pose un problème ?
-Le problème que ça me pose n'est absolument rien comparé à ce qu'il sera très bientôt pour toi si tu continues dans cette voie-là.
-Mais tu n'as pas ton mot à dire. Tes paroles ne se transforment qu'en un relent fluctuant de médisance et de malveillance. Quant à tout ce qui me concerne, il n'y a aucune raison que ça ne te touche, toi. Tu sais ce que je pense ? Tu n'es qu'un vicieux qui se régale à trouver chez les autres des travers sans avoir la force de regarder les siens en face. Parce que de travers, de tares et de défauts, Hakuei, tu en es bourré jusqu'à la moelle. Salaud jusqu'au bout des ongles. Je dois te faire un dessin ? Je ne veux même plus te voir.
-Je trouve que tu deviens bien vite impoli et que tu as tendance à t'emporter facilement, trancha Hakuei en s'avançant lentement, tandis que le ciel de ses yeux fixés sur Natsuki s'ombrait de lourds nuages orageux.
-Tu penses que tu peux me faire peur ? ricana celui-ci, à deux doigts de lui sauter à la gorge.
-Mais je n'ai pas l'intention de te faire peur.
-Je ne veux plus te voir. Tu ne l'ignores pas. Au final, je ne sais toujours pas qui tu es ni comment est-ce que tu m'as connu ni pour quelle raison tu me tues à venir me voir chaque jour. C'aurait pu être émouvant et agréable si seulement tu n'étais pas aussi cynique et pourri. Je ne t'aime pas. Laisse-moi à ma solitude car à présent je réalise clairement qu'elle m'est bien moins insoutenable que de me savoir condamné à te supporter chaque jour jusqu'à ce que je sorte d'ici. Tu ne me fais pas peur, sache-le. Ton regard impitoyable n'y changera rien. J'aimerais savoir de quel droit tu te permets de proférer des paroles insultantes à mon égard.
-Je ne t'ai jamais insulté, répondit Hakuei avec un calme déroutant. Dis-moi seulement quand et de quelle manière je t'ai insulté. Si tel est le cas, je te présenterai mes excuses comme il se doit.

Natsuki a flanché, déstabilisé, écarquillant sur lui des yeux enfiévrés par l'indignation et un sentiment amer d'impuissance.
-Tu n'as pas le droit de me balancer ça à la figure. Dire tant de mal de moi d'un seul coup, comme ça... Critiquer aussi acerbement mon corps alors que tu sais que je me tue à essayer de le rendre plus présentable.
-Tu te tues, a répété Hakuei avec une ombre de tristesse dans la voix. Mais oui, Natsuki, et c'est ça que tu ne veux pas regarder en face. Tu es réellement en train de te tuer. Je suis désolé, mais un corps de vivant qui ressemble à celui d'un cadavre, ce n'est pas beau à voir. C'est effrayant, tu sais. Tu disais que je ne te faisais pas peur ? Tant mieux, mais vois-tu, le fait est que c'est toi qui me fais peur. Tu ne veux pas le reconnaître ?
-Mais qui crois-tu donc être pour te montrer aussi discourtois et insolent ? Mon corps ne cherche pas à te plaire. C'est pour moi que je fais ça.
-Tu ne te rends pas compte que ce chiffre tient maintenant plus compte de l'horreur que de l'absurde ? Tu vas trop loin.
-Ce n'est pas un chiffre, Hakuei. C'est un nombre. C'est un nombre. J'atteindrai mon but coûte que coûte.
-Et si c'est la vie que ça doit coûter ?
-À ce moment-là, comme ça l'est déjà maintenant, ce sera mon problème à moi seul.
-Alors c'est ça que tu veux ?
-Non ! Seigneur, mais pourquoi t'immisces-tu si indécemment dans ma vie ? C'est du harcèlement moral ; à ce stade-là, la simple curiosité devient du vice pur !
Natsuki semblait sur le point d'imploser, au bord de la rupture. Ses yeux vagues s'embuaient de larmes et, le vague à l'âme, il se mit nerveusement et inconsciemment à lacérer de ses ongles la peau blanche de son bras anormalement fin. Hakuei le stoppa d'un geste ferme, emprisonnant son poignet de ses doigts serrés avec force. Natsuki effectua un pas en arrière, chancelant.
-À quoi tu joues ? gronda Hakuei.
-J'ai l'impression que c'est toi qui joues avec moi depuis le début. Maintenant, s'il te plaît, ne viens plus jamais me voir.


"Sil te plaît". D'un ton suppliant et découragé, Natsuki avait dit "s'il te plaît". Il le priait de ne plus venir le voir comme si sa vie en eût dépendu. Hakuei l'a lâché et pour la première fois, Natsuki eut l'impression de déceler un éclat de tristesse dans le fond de ses yeux mornes. Il a secoué la tête, faisant des rotations avec son poignet comme si l'emprise de Hakuei lui avait fait mal.
-Va-t'en, maintenant. Va-t'en.

Toute trace de colère avait déserté la voix de Natsuki. Ce n'était plus que supplication et désarroi qu'il y avait à lire en lui, une faiblesse relative à la détresse, et Hakuei sentit un ciel noir s'abattre sur son crâne. Il s'écarta de Natsuki comme si sa proximité avait pu être fatale à celui-ci.
Il a laissé échapper un rire vidé de toute joie.
-Mais à ce rythme, tu arriveras à atteindre ce stade. Ce sera moins qu'un nombre, Natsuki, ça se rapprochera du rien. Un jour, tes cendres ne seront réellement plus qu'un chiffre.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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-Je ne pensais pas vous revoir ici.
Mashiro a levé la tête quand au même moment, Hakuei s'est retourné. Ils se sont dévisagés comme s'ils étaient chacun des galeristes examinant une œuvre d'art. L'un souriait timidement quand l'autre gardait sur son visage un air grave qui aurait tout aussi bien pu convenir à un enterrement.
-Vous ne rentrez pas ? a fini par demander Mashiro, intrigué, tandis qu'ils restaient plantés comme deux statues de cire devant l'entrée large et illuminée du bâtiment.
Étrangement illuminée, d'ailleurs, si l'on comparait à la pénombre sinistre de l'intérieur. Hakuei a paru étonné de cette question, puis il a tourné un regard ébahi vers le bâtiment comme s'il venait de se rendre compte où il se trouvait. Il a effectué un mouvement de recul, manquant trébucher en cognant son talon contre une pierre.

-Non, non, dit-il en secouant la tête tout aussi bien par signe de négation que pour sortir son esprit de ses brumes fiévreuses. À vrai dire, moi non plus, je ne m'attendais pas à me voir ici.
-Vous voulez dire que vous vous êtes rendu ici sans vous en rendre compte ?
-...Plus ou moins, répondit Hakuei dans un murmure éthéré.
Il a passé sa main dans ses cheveux d'encre, déstabilisé.
-Je ne sais pas... Je ne me souviens pas avoir eu l'idée d'aller dans cet endroit mais c'est comme si mes pas m'y avaient mené sans tenir compte de ma volonté.
-Et quelle était votre volonté, à la base ? s'enquit candidement le jeune homme.
Hakuei le dévisagea un moment, réprobateur comme il se trouva agacé par la curiosité du garçon qu'il jugeait trop poussée, mais il se fit une raison et finit par reconnaître :
-Je n'avais aucun volonté.
-Ce n'est tout de même pas un hasard si vos pas vous ont guidé jusqu'ici, avança Mashiro en levant un index au ciel.
-Un hasard ? Mais si, bien sûr que c'est un hasard.
-Comment pouvez-vous en être si sûr ?
-Il est bien connu que le hasard fait toujours mal les choses. Or je n'aurais pas pu rêver pire que de me retrouver ici en ce moment même, non ?
-Vous voulez dire qu'il vous est franchement déplaisant de me voir ? minauda Mashiro d'un air attristé mais nullement outragé.
-Ce n'est nullement ce que je veux dire, soupira Hakuei dans une grimace de désagrément. Bien, mais réfléchissez donc. Il existe donc à votre sens quelque chose de pire que de se retrouver devant ce bâtiment-ci ?
-Eh bien, je suppose effectivement qu'il y a pire que de se retrouver devant ce bâtiment. C'est d'être enfermé à l'intérieur.

Hakuei qui plongeait ses doigts dans ses longs cheveux lisses et doux comme des fils de soie tirés a stoppé son geste et, la bouche entrouverte dans une expression de stupéfaction, a maladroitement hoché la tête.
-Je suppose que je suis plus égoïste que je ne le croyais.
Cette pensée semblait le plonger dans un état second proche du coma. Craintif, Mashiro a secoué son épaule. Hakuei est sorti de sa torpeur et lui a adressé un sourire vide qui aurait tout aussi bien pu être destiné à un câble électrique.
-Alors, je vais m'en aller.
Il a succinctement salué Mashiro et s'en est retourné, le pas raide.
-Mais, il y a quelque chose que vous voudriez savoir à propos de cela ?

Le visage de Hakuei a étrangement blêmi.
-À propos de quoi ? balbutia-t-il.
Mashiro a vaguement désigné l'entrée du bâtiment d'un geste de la main en haussant les épaules, silencieux. Hakuei a baissé la tête, les pupilles papillotantes. Il passait une main tremblante sur son visage.
-Il existe un homme... Là, juste là-dedans, il y a un homme qui y vivait avant de finir à l'hôpital. Je voulais savoir...Je voulais juste savoir comment est-ce qu'il avait atterri là.
       Comme Mashiro affichait une mine intriguée et quelque peu méfiante, Hakuei a laissé échapper un rire nerveux avant de s'avancer.
-Parce que, si ça se trouve, Natsuki a les critères aussi.

Bien sûr, Mashiro ignorait qui était Natsuki. Tout comme Natsuki ignorait qui était vraiment Hakuei. Mais Mashiro n'a pas répondu. Il s'est contenté de hocher la tête d'un air évasif avant de tirer Hakuei par la manche.

 
 
 
 

La cage s'est ouverte sur un regard imprégné de la froideur des lieux. Mashiro a réprimé un frisson et, suivi de son compagnon, il a pénétré dans la cellule avant que le gardien ne referme la grille derrière eux. Mashiro lui a lancé un regard soutenu qui lui signifiait qu'il pouvait partir. Hakuei se tenait en retrait de la cellule, et curieusement la pénombre de l'endroit semblait lui donner un teint encore plus blafard.
-T'as amené un amateur de bêtes de foire ? a lancé Asagi, sarcastique.
Il s'est avancé vers Hakuei, les mains dans les poches, et s'en est approché si près que leurs fronts se touchaient presque. Asagi l'a scruté comme un marchand d'esclave évaluant la qualité de la marchandise. Il tournait autour de lui comme un fauve guettant sa proie prêt à l'assaut, et Hakuei se tenait là, immobile et tétanisé.
-Ta date de naissance ? a-t-il aboyé, menaçant.
-Seize décembre 1970, a répondu Hakuei en lui jetant un regard diagonal.
-Tu sais que les baraqués comme toi, ils s'en servent pour les corvées que personne ne veut faire ?
Hakuei n'a soufflé mot. Ses yeux étaient rivés sur le mur noirci de crasse qui lui faisait face.
-Réponds-moi quand je te parle, abruti ! s'énerva Asagi.
Mashiro se précipita pour s'interposer entre les deux hommes, plaquant ses mains délicates contre la poitrine d'Asagi qui, bouillonnant d'une rage inexplicable, sembla s'apaiser peu à peu.
-S'il te plaît. Il ne te veut aucun mal.
Asagi le repoussa et agrippa Hakuei par le col. L'un défiguré par la colère, l'autre placide, ils se dévisageaient.
-Alors, dans quel but t'es venu ? Ne va pas me faire avaler que, comme la midinette, tu es venu dans le seul but de m'aider. Avec ta sale tête, je ne m'y tromperai pas.
Hakuei a serré sa main autour du poignet d'Asagi qui libéra son emprise en lâchant un cri de douleur. Aussitôt, Mashiro a dû accourir pour stopper le coup vengeur qu'Asagi allait porter à son compagnon.
-C'est de ta faute. Tu l'agresses. Hakuei n'a rien fait. Calme-toi. Au fait, je ne suis pas une midinette.
Asagi a posé sur Mashiro un regard empli de condescendance en même temps qu'un rictus indéchiffrable tordait ses lèvres.
-Tu penses que ça m'amuse, de voir des inconnus venir repaître leurs âmes assoiffées de misère en se servant de moi ?
Le visage de Mashiro s'est assombri, et de ses deux mains fermement plaquées contre le torse d'Asagi, il l'a poussé loin de Hakuei.
-Ne juge pas les gens comme ça. N'attribue pas au monde entier une tare que tu as vue chez ces gens-là. Ce n'est pas comparable.
-Et qu'est-ce qui l'est, alors ? défia Asagi, goguenard.
-Hakuei est venu avec moi sous mon idée. Je... Nous avons des questions à te poser, Asagi. Tu veux bien y répondre ?

Mashiro leva un regard brillant de supplication vers l'homme qui l'ignora ostensiblement, préférant cracher son venin sur Hakuei.
-Je ne veux pas nourrir ses vices de voyeurisme.
-Il ne s'agit pas de cela ! protesta Mashiro, exaspéré. S'il te plaît, accepte au moins de nous écouter ! Même cela, tu ne le peux pas ?
Asagi s'est tu, une moue songeuse et morose venant ombrer ses lèvres puis, résigné, il a fini par hocher la tête.
-Si je vous écoute, je ne suis pas obligé de répondre à vos questions, dites ?
    Mashiro a dirigé un regard interrogateur et empli de détresse vers Hakuei qui regardait dans la direction opposée. Le jeune homme a reporté son attention sur Asagi et a secoué la tête faiblement, ses jolies anglaises platine s'agitant légèrement sur sa poitrine.
-Non. Tu n'es obligé à rien.





Mashiro pressait ses mains l'une contre l'autre, soufflant au creux d'elles pour se réchauffer comme il était frigorifié. Tous trois assis en tailleur, ils auraient presque pu ressembler à trois joyeux amis discutant autour d'un feu sur la plage. Sauf que de feu il n'y avait point, et qu'en guise de plage c'était un sol sale et glacé sur lequel ils étaient installés. Asagi observait Mashiro d'un air quelque peu inquiet, tandis que Hakuei semblait fasciné par le sol. Ambiance froide.
-Tu veux le lui expliquer, Hakuei ? Ou je le fais ?
Hakuei s'est contenté d'un haussement d'épaules pour toute réponse, ce qui lui a valu un regard torve de la part d'Asagi avant que celui-ci ne rapporte son attention sur Mashiro d'un air à peine plus bienveillant.
-Bon,commença Mashiro, je ne sais pas grand-chose, à part que... Il semblerait que Hakuei s'inquiète pour l'un de ses proches... Bien, à vrai dire il craint que cette personne n'ait les "critères requis" ~puisque c'est ainsi que l'on appelle ça~ pour entrer à la Fourrière... En d'autres termes, il a peur de voir ce proche lui être arraché et jeté à la Fourrière.
-Et qu'est-ce que je viens faire, là-dedans ? grinça Asagi entre ses dents qui savait très bien ce qu'il venait y faire.
-Eh bien... Nous voudrions savoir quels sont les critères à avoir pour risquer d'être enfermé ici.
Il a dit cela d'une si petite voix que Asagi en a ri. Ça faisait bizarre, de le voir rire, même si ce rire-là n'avait rien d'enjoué.
-Je ne les connais pas, moi, leurs critères. D'ailleurs, tu penses que quiconque ici les connaît ? Si l'on avait la possibilité de les connaître, tu crois que l'on serait autant à remplir des cellules ? Nous ferions tout pour nous détacher de ces critères et redevenir des personnes libres.

Puis il a clos les lèvres, le visage hermétiquement fermé, signifiant par-là qu'il n'avait plus rien à dire. Toutefois Mashiro n'en avait pas fini.
-Tu veux dire que toi-même tu ignores la raison pour laquelle tu es ici ?

          L'inconcevabilité même de la chose semblait le terrasser. Mashiro a inconsciemment approché son visage d'Asagi, inquisiteur, mais celui-ci le repoussa d'une seule main.
-Mais non, je ne le sais pas, gronda-t-il incommodé. Je suppose que c'est un châtiment qui peut tomber sur quiconque dans la mesure que tout le monde ignore ce qu'il faut avoir fait de mal ou ne pas avoir fait de bien pour finir ici sans même avoir eu le temps de comprendre ce qui nous arrive.
-Tu... veux dire que... il n'y a même pas eu de procédure judiciaire avant que l'on ne t'envoie ici ?
Mashiro était troublé au plus haut point. Asagi lui a jeté un regard perçant.
-Une procédure judiciaire ? Mais de quoi tu parles ? Est-ce que tu penses que j'aie pu faire quoi que ce soit d'illégal ?
-Non...non, bredouilla le jeune homme, honteux, mais...
-Alors ne dis pas des choses si idiotes, cracha son interlocuteur. Ça peut même tomber sur toi, tu sais. Du jour au lendemain, ils peuvent te sauter dessus dans la rue et t'embarquer, sans te laisser voir ni famille ni amis, sans te donner d'explication, rien. Rien que te traiter comme du trop vieux bétail et attendre que tu crèves ici. Les procédures judiciaires, ça entend que la loi s'y implique. Et où est-ce que tu vois la loi, là-dedans ? Même dans les prisons, chacun sait pourquoi il s'y trouve. Même dans les prisons, on ne risque pas de se faire piquer sur une table. Tu vois...

D'un geste dévitalisé, Asagi a mollement levé son bras vers le couloir.

-Il paraît qu'elle est cachée quelque part. Loin des cellules et à l'abri des regards, l'on ne sait où elle se trouve qu'une fois que l'on s'y rend. Ce qui veut dire qu'il est préférable pour chacun de nous de ne jamais le savoir. La porte derrière laquelle l'on tue des êtres humains.

Mashiro a dirigé un regard horrifié qu'il garda de longues secondes rivé vers le couloir, à travers la grille fermée.
Et puis, il s'est passé quelque chose. Hakuei a voulu prononcer un mot mais ce n'était qu'un faible murmure mort-né dans sa bouche, et en un éclair, il se trouvait debout, avec dans ses bras le corps de Mashiro qui, jusqu'alors tétanisé, a poussé un cri d'effroi.
C'est un cri qui dépassait les limites du soutenable et Asagi a plaqué ses mains contre ses oreilles, tendu. Mais après ça, après que l'écho infini du cri se fût enfin éteint, Mashiro pleurait silencieusement au creux des bras de Hakuei qui franchissait la porte grillagée que le gardien s'était empressé de venir ouvrir, alerté par le hurlement. Après, Hakuei s'est retourné, son joli fardeau secoué de sanglots dans ses bras, et a observé Asagi avec ce qui semblait être un regret insondable.
-Je suis désolé. Mais peut-être, peut-être qu'il ne reviendra plus.
  Asagi a hoché la tête. Et quelque part en lui-même, il s'est dit que cela valait mieux qu'il ne vienne plus. Mais une fois que Hakuei et Mashiro eurent déserté les lieux, le vide de sa solitude a chassé cette pensée.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Ça n'avait pas l'air de vous faire plaisir. Alors j'ai voulu chasser ce déplaisir par un plaisir. Enfin bien sûr, je ne prétendrais pas que je sois capable de vous faire le moindre plaisir, mais j'ai pensé... Enfin, je me suis dit que ça vous irait bien. Le contraste...
Vrillant un regard scintillant d'anxiété sur Satsuki, Kyô s'inclina révérencieusement et tendit à l'homme interdit l'immense bouquet de roses rouges.
-Voyons, Kyô, il ne fallait pas, déclara Satsuki embarrassé.
Kyô se redressa d'un seul bond, agitant nerveusement ses bras.
Le papier du bouquet faisait un bruit de froissement mais les roses demeuraient immobiles, figées dans leur splendeur épanouie comme si elles avaient été recouvertes de résine.
-Si ça ne vous plaît pas, je peux vous acheter autre chose, ce n'est pas un problème, s'excusa-t-il, les joues rosies de honte.
Satsuki émit un rire attendri et arracha d'un geste paradoxalement empreint de délicatesse le bouquet des mains de Kyô. Il plongea son visage illuminé de ravissement dans les pétales rougeoyants et huma le parfum délicat des fleurs. Kyô le regarda faire, déconcerté.
-Si ça ne me plaît pas ? finit par dire Satsuki d'un ton chantant en redressant la tête, les yeux emplis de reconnaissance. Eh bien, au risque de paraître très désuet et très commun, rien ne me fait plus plaisir qu'un bouquet de roses rouges. Pour tout vous dire, vous n'auriez pas pu viser plus juste.
Et dans un plein élan de grâce Satsuki attira vivement Kyô contre sa poitrine, étreignant le pauvre homme en plein chamboulement de ses bras bienveillants, puis l'a couronné du bouquet feu d'artifices.
-Quand je disais qu'il ne fallait pas, c'était juste pour dire que je n'ai rien fait pour le mériter. D'ailleurs, de quoi parliez-vous en disant que cela ferait contraste ?
-...La couleur, lâcha Kyô dans un murmure étouffé.

Il se dégagea de l'étreinte de Satsuki, tête baissée comme un enfant qui se repent après une bêtise, et articula timidement:
-Le rouge passion des roses... se mariant avec la couleur blanche de votre visage et de votre pureté. Je me disais que cela ferait une entité abstraite belle à contempler.
Satsuki s'en est retrouvé muet d'émotion, les lèvres entrouvertes dans un tremblement irrépressible. Il a éclaté de rire pour dissimuler la confusion qui s'emparait de lui. Comme pour se donner une contenance, il a passé ses mains dans ses cascades de cheveux dorés et a posé le bouquet sur la nouvelle table basse en chêne orné d'arabesques sculptés qui trônait au milieu du salon.
-Vous êtes bien la première personne à penser des choses pareilles, dit-il avec un amusement mêlé de trouble.
-Je pense que je dois être le seul à le dire, voilà tout. Ce n'est pas le genre de choses que l'on peut exprimer facilement, surtout au Japon, et d'homme à homme de surcroît. Mais quant à vous... puisque vous n'êtes pas un homme à proprement parler, j'ai pensé que si je le disais, je ne courais aucun danger.
-Danger ? a répété Satsuki, et sur ses yeux brillant d'inquiétude il a abaissés des sourcils arqués en un signe d'abattement.
-Ah ! a sursauté Kyô, paniqué. Pardon, je voulais me faire pardonner de vous avoir déplu la dernière fois en vous disant que vous étiez un Ange, et je me remets à dire que vous n'êtes pas vraiment un homme. Je suis vraiment désolé, je ne recommencerai pas.
-Vous voulez dire que vous m'avez offert ce bouquet dans l'espoir que je vous pardonne une faute que vous n'avez jamais commise ? s'étonna Satsuki, éberlué.
       Kyô se sentit encore plus coupable et se renfonça dans son fauteuil.
Il hocha la tête, marmonnant des mots incompréhensibles. Sa gêne s'accrut quand le sourire doux de Satsuki vint sublimer son visage.
-Je ne vous en voulais pas parce que vous disiez de moi que je ne suis pas un homme, vous savez. C'est seulement que je ne pouvais pas trouver le bien-fondé de vos paroles. Bien, je pense que ce serait en effet merveilleux que je sois un Ange mais cela n'est pas le cas et ne le sera jamais. Il faut penser aussi que si tel était le cas, ce serait sans doute grandement triste plutôt que d'être merveilleux, en réalité.
-Pour quelle raison ? s'enquit Kyô, l'œil brillant de curiosité.
-Voyons, si j'étais un Ange ou quoi que ce soit d'autre, je suppose que je vivrais au-dessus des êtres humains, mais non pas parmi eux.

Satsuki marqua une pause, plongé dans ses réflexions, et il caressait doucement son menton du bout des doigts. Il hochait la tête comme pour confirmer ses propres pensées.
-Vivre en dehors des êtres humains, ce n'est pas quelque chose que j'aurais la force de supporter.


Au début, Satsuki a été saisi d'un frisson glacé et il s'est raidi sur son fauteuil, alerté. Ce n'est qu'une fois qu'il eût compris d'où venait ce son inconnu qui l'avait surpris qu'il s'est apaisé et qu'il a reporté sur Kyô un visage serein, éclairé par un sourire réservé mais tendre. Il était comme un chandelier humain, ce visage illuminé de cette chaleur. Satsuki a baissé la tête, posant sa main en travers de ses yeux comme pour dissimuler des larmes, mais en réalité c'étaient des larmes de joie. Il ne savait pas très bien pourquoi ça le rendait si joyeux, d'ailleurs.
D'entendre pour la première fois le rire de Kyô. À la fin, son rire à lui s'est mêlé au sien, orchestre de complicité et de tranquillité. Deux rires aussi différents que complémentaires. Mélange mêle-anges.
Pris d'un élan de bonheur, Satsuki est venu se précipiter sur Kyô tel un éclair blanc ondoyant dans la volupté de sa robe blanche et sa main a saisi la sienne. Kyô s'est arrêté de rire, les yeux écarquillés. Plus que de la peur, c'était de l'intrigue qui se lisait en lui.

-Je suis désolé, a dit Satsuki dans un continuel sourire. C'est que, je ne pensais pas... en réalité je ne pensais pas qu'un jour vous puissiez rire en ma présence. Je veux dire, en la présence d'un homme. Ça me rassure un peu, vous savez. En fait, je suis vraiment soulagé.
Devant la stupéfaction mal à l'aise de Kyô, il s'empressa d'ajouter :
-Ah, bien sûr, j'ai compris que je ne suis pas un homme pour vous. Quoi qu'il en soit, vous avez ri, c'est... bien. Vraiment.
Et puis comme il ne s'y attendait pas le rire de Kyô est reparti de plus belle. Léger et virevoltant, contraste parfait avec l'image qu'il donnait jusque là.
-C'est ça, dit-il doucement en libérant sa main de celle de Satsuki. C'est ça que je devais vous dire. Pardon, mais ça me semblait si évident que je pensais que vous comprendriez. Mais le fait est sans doute que vous êtes bien trop humble pour l'admettre ? C'est cela. Vous êtes un Ange. Vivre parmi les êtres humains et non au-dessus d'eux n'est en aucun cas la preuve du contraire. Un véritable Ange est celui qui aime les êtres humains autant, voire plus que lui-même et qui n'hésite pas à leur venir en aide, à s'immiscer auprès d'eux. C'est parce que vous êtes parmi nous, parce que vous êtes venu près de moi que j'ai pu voir que vous étiez un Ange.
Il y a eu un silence confiné dans le creux d'un trouble imprégnant.
-Et mes ailes ? Si c'est la vérité, où sont mes ailes, Kyô ?
Cette fois, c'est une tristesse indicible qui est venue prendre possession de ce silence planant. Satsuki a reculé, le visage assombri. Il s'en est voulu d'être le responsable de la chute soudaine de l'allégresse de cet homme. Cet homme qui, le regard larmoyant, a levé la tête vers lui.
-Vous avez perdu ce qui vous permet de voler ?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                                                   ~~~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Cinquante-et-un...cinquante-et-un... Le nombre a augmenté depuis deux jours... Regarde, Takanori...
Par réflexe, Takanori a détourné les yeux du corps frêle et pâle comme la mort que Natsuki dévêtait devant lui. Il était tortueux au jeune homme de se dire qu'un cœur se battait à l'intérieur de cette poitrine au bord de la rupture. S'acharner sur une vie et la décharner par envie. Une remontée acide a envahi la gorge de Takanori. Il a poussé un râle de dégoût, plaquant ses mains contre son visage déformé par l'angoisse.
-J'en ai marre de toi. Si tu veux m'ignorer alors, fais-le en partant de cette chambre. Au moins, que ton dédain ne soit pas exposé sous mon nez.
-Je n'ai jamais demandé à atterrir ici, moi, a rétorqué Ruki de sa voix étouffée sous ses mains. Ma présence ici n'est que le dernier vestige des successions de ma malchance.
Non gêné par sa semi nudité, Natsuki s'est jeté sur le lit de Takanori, a arraché ses mains de son visage et l'a forcé à soutenir son regard inquisiteur. L'autre a voulu le repousser mais la poigne de Natsuki n'avait aucun lien avec sa frêle apparence.
-Tu penses que tu vas y retourner ?
-Quoi ?
-À la Fourrière. Tu as l'intention d'y retourner ?
-Mais oui. Quand bien même je ne le voudrais pas, je n'aurais pas d'autre choix qui s'offrirait à moi. Ah, de toute manière, je le veux, vois-tu. Là-bas s'effacera définitivement cette malchance. Il arrivera bien, ce jour-là, tôt ou tard...
-Je peux te révéler un secret ?
-Je n'ai rien à faire de tes secrets. Lâche-moi, impudent. La vue de ton torse dénudé me dégoûte, ça te paraît si invraisemblable que ça ?
Imperturbable et stoïque à mort, Natsuki reprit ardemment :
-Lui, il ne te laissera jamais faire.
-Je ne vois pas de qui tu parles.
-Oh, que si tu le voix. Suzuki Reita. Il se ferait pendre plutôt que de te laisser y retourner. Tu n'es pas foutu de le voir, toi, mais sa volonté est infaillible. Non seulement il ne peut pas te laisser, mais il ne le désire pas. Tu peux dire adieu à tes camarades de la Fourrière. Estime-toi heureux ! Tu n'en verras aucun mourir.
-La ferme !
D'un coup de pied irrépressible dans le ventre, Takanori envoya Natsuki s'écrouler au sol, plié en deux, le souffle coupé.
-Si la mort t'amuse, ce n'est pas mon cas ! Ne parle pas de choses si affreuses comme s'il s'agissait d'un simple divertissement ! Dans quel monde es-tu né pour vivre avec une mentalité aussi pourrie, dis ?!
Natsuki tant bien que mal s'est redressé, haletant de douleur et de rage.
-Je parlais de Reita Suzuki ! éructa-t-il. Il a conscience de ce que tu endures et de ce que tu risques en restant là-bas ! C'est pour cela qu'il ne te laissera pas y retourner !
-Cet homme n'a aucun droit sur moi et j'agis comme bon me semble !
-Et tu as agi comme bon te semblait lorsque, sans comprendre ce qui t'arrivait, tu t'es retrouvé à la Fourrière ?!

Silence. Des flammes de haine rutilaient dans les prunelles sombres de Takanori.

-Ils n'avaient aucun droit sur toi non plus, non ? scanda Natsuki. Tu as accepté le mal qu'ils t'ont fait mais tu refuses le bien que Reita essaie de t'offrir ?
-Pourquoi est-ce que tu parles de bien ?! Toi, tu ne sais rien du bien, et le sort que tu infliges à ton corps en est la preuve vivante ! Je ne laisserai pas cet intrus à qui je n'ai jamais rien demandé s'immiscer dans ma vie. C'est toi qui es trop naïf. Peut-être, dis, peut-être qu'il cache bien son jeu.
-Je ne le pense pas.
Natsuki s'est approché de Takanori, le jugeant du haut de son mètre quatre-vingt-trois avec toutes la fermeté et l'implacabilité du monde. Takanori s'est renfoncé dans son lit, craintif. En même temps il agonisait d'injures murmurées cet homme qui semblait le menacer.
-Tu dormais, imbécile, a sifflé Natsuki entre ses lèvres.
-...Quoi ?
Natsuki l'a sauvagement saisi par le col de sa chemise d'hôpital, et le pauvre Takanori s'est retrouvé secoué comme un vulgaire épouvantail.
-Je l'ai entendu, moi, espèce d'ordure. Je l'ai entendu alors qu'il te parlait pendant que, perdu dans ton sommeil, tu ne te rendais compte de rien. Et tu veux que je te révèle un secret ? Ne t'inquiète pas, il ne me concerne pas car c'est toi qu'il touche.
-Un...secret ? balbutia Takanori, terrorisé par la rage sans fond qui se lisait dans les yeux de glace de Natsuki.
De quelle origine était cette rage, il n'aurait su le dire. Mais elle était là, vivante, menaçante et oppressante.
-Je vais te le dire, moi, Takanori. Ce Suzuki Reita, il ne t'appelait pas seulement par ton nom...comme ça. Lui, il t'appelait...
 

À ce moment-là la porte s'est ouverte sur deux hommes qui, à la vue de Natsuki à califourchon sur Takanori qu'il agrippait violemment par le col, se sont immobilisés de stupeur. Natsuki est demeuré figé, ahuri, tandis que Takanori se défaisait de son emprise non sans lâcher une nouvelle injure.
-Bonjour, a déclaré Reita d'une voix blanche.
Hakuei s'est contenté d'un vague signe de la tête en direction de Takanori avant de diriger un regard soupçonneux vers Natsuki.
-Qu'est-ce que tu fais là, toi ? lâcha celui-ci d'un ton acerbe en s'avançant vers Hakuei qui le regardait arriver sans émotion. Je t'ai déjà dit que je ne voulais plus te voir. Tu n'as pas compris ce que ça voulait dire ?
-Qu'est-ce que tu étais en train de faire à cet homme ? répliqua Hakuei avec froideur en désignant Takanori du menton. Tu deviens violent envers les autres, maintenant ? Te faire du mal ne te suffit pas, il faut que tu pousses le vice de tes tares jusque sur les innocents ?
Natsuki allait coller un poing rageur contre la joue de Hakuei mais il se ravisa à temps, tremblant de haine.
-Tu as raison. J'ai mieux à faire que de m'occuper de ce crétin. M'en prendre à toi, par exemple. Je crois qu'il faut que je te tue puisque tu n'es même pas capable de comprendre que je ne veux plus te voir.

Imperceptiblement, la glace dans les yeux de Hakuei fondit pour devenir une étendue humide scintillante de chagrin. Il a détourné la tête, la mâchoire crispée.  Natsuki s'est retourné et s'est mis à balader son regard simultanément de Takanori à Reita, de Reita à Takanori. Et puis, il a senti quelque chose d'étrange traverser tout son corps, comme une onde de bienfaisance qui le détendit jusqu'au bout des ongles. Natsuki a baissé la tête, sonné. Et lorsqu'il a porté sa main à sa poitrine, mesurant le rythme des battements de son cœur, il a compris ce qu'était ce sentiment étrange qui brutalement avait ôté toute rage en lui. C'était un soulagement.
Le soulagement profond et reconnaissant d'avoir vu arriver Hakuei et Reita au même moment où il avait été sur le point de commettre une terrible erreur. Celle de révéler à Takanori comment il avait entendu Reita l'appeler.
Natsuki n'en savait pourtant rien, si cela eût été vraiment une erreur. Mais c'était un pressentiment qui alors s'était mis à lui peser dessus.
-Natsuki, ça va ?
       C'était la voix de Hakuei mais c'est vers Takanori que Natsuki s'est dirigé. Arrivé au niveau de son lit il s'est arrêté et d'un seul coup s'est agenouillé à son pied, saisissant au creux de sa main fine celle, inerte, de l'homme qui le dévisageait avec circonspection. Et Natsuki a voulu prononcer quelque chose mais seuls des murmures écorchés et des mots mort-nés se dissipaient dans l'air médical de la pièce. Et étrangement, plus il regardait le visage intrigué et effrayé de Takanori, plus le pressentiment en Natsuki se faisait oppressant, la certitude plus immuable encore.
Oui, il avait été sur le point de commettre une terrible erreur avant qu'un Deus ex Machina ne se présente sous la forme de deux êtres humains.
Et il savait que jamais, jamais il ne devrait le lui dire.
Ne jamais lui dire que lorsqu'il dormait, Reita avait appelé Takanori par un autre nom que le sien. Parce que sans doute que "Ruki" était un nom que le jeune homme n'aurait pas pu supporter d'entendre.

Il s'est levé, comme ça, Natsuki, d'un seul bon et puis il a marché précipitamment en direction de la sortie et, en passant devant Hakuei, il s'est immobilisé un instant, tremblant de tout son être :
-Je ne t'en voudrai plus d'exister si seulement tu me promets de ne plus revenir.
Il est parti en claquant la porte derrière lui. L'instant d'après, pour échapper aux regards gênés et compatissants que les deux hommes rivaient sur lui, Hakuei a déserté sans laisser de traces.
Le calme a plané sur eux pendant quelques secondes où ils n'osaient pas se regarder, puis Reita a dirigé un sourire bienveillant sur Takanori avant de se pencher sur lui.
-Je suppose qu'il préférerait être haï d'exister plutôt que de le laisser, non ?
Comme il disait cela, le visage de Takanori se décomposait d'une amertume sans nom. Il a tourné le dos à Reita, se réfugiant dans la contemplation de la fenêtre.
-Dans le fond, je ressens à ton égard la même chose que Natsuki envers Hakuei, a fait la voix de Takanori.

                                   L'horizon de l'hiver est devenu gris.


                                    
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu n'es pas capable de me dire qui c'est ?
Bruit de mastication, léger et discret dans une bouche qui ne s'ouvre que pour prononcer les mots les plus nécessaires. Mâché avec une élégance que nul autre ne pourrait avoir. L'homme s'est accroupi face à lui, les cheveux défaits et emmêlés sur son crâne. Ça lui donnait un air sauvage et sophistiqué à la fois. La magie du charme inné, on l'a ou on ne l'a pas.
Les bras croisés, coudes appuyés sur ses genoux et les mains pendantes, il le fixait d'un regard d'une couleur chaude et pourtant polaire aux yeux d'Asagi qui recula au fond de sa cellule. L'autre attendit une réponse, souverainement serein. Le chewing-gum ne faisait aucun bruit dans sa bouche. Avec une expression aussi lisse qu'au début, il se redressa, massant ses genoux ankylosés.
-Tu ne sais vraiment pas qui c'est ?

Asagi fit non de la tête, confiné dans le creux de son silence. Il n'avait pas peur, non. Bien sûr, il n'avait jamais eu peur de lui. C'était juste qu'encore maintenant, il se demandait comment il était décemment possible qu'un homme continue éternellement à vivre de manière si détachée en même temps qu'il se mêlait de la vie des autres comme s'il y tenait plus qu'à la sienne. Asagi a caché son visage sous ses longs cheveux noirs et, à nouveau, a vivement secoué la tête.
-Tu sais, il ne reviendra plus me voir.
      L'autre a baladé un regard indifférent un peu partout autour de lui et le temps d'un arrêt cardiaque ses yeux se sont attardés sur une cellule vide, la quatrième à gauche à partir de celle d'Asagi qui se trouvait tout au fond.
Puis il a reporté son attention sur l'homme avachi, stoïque et blanc comme une statue de cire. Ainsi immobile, il faisait presque décoration. Par-devers lui, Asagi s'est dit que c'eût pu être un réconfort que de pouvoir égayer sa cellule avec la statue de cet homme.
-Quand tu dis qu'il ne reviendra plus te voir, tu veux dire jamais ?
-Mais...oui, a marmonné Asagi. Tu sais qu'en ce qui me concerne, il n'existe pas de juste milieu. C'est un extrême ou l'autre. Avec moi, c'est toujours ou jamais. Alors, si je te dis qu'il ne reviendra plus me voir, cela signifie que jamais je ne le reverrai.
-Ça fait presque théâtrale, la manière dont tu l'annonces. Une pure tragédie. Bon, je ne t'en veux pas. Dans le fond, tu as été l'acteur marionnette d'une comédie dramatique tout le long de ton existence, non ?
        Comme ça, il a discrètement ôté son chewing-gum qui est resté collé au bout de son index tendu et, cherchant d'un rapide coup d'œil aux alentours, il s'est aperçu qu'il n'y avait pas de poubelle. Dans un haussement d'épaules, il a replacé la pâte à mâcher sans goût sous sa langue.
-Ne parle pas comme ça. On dirait presque que tu t'en moques.
-Je ne me moque de rien qui te concerne, de près ou de loin.
-Je le sais.
-Tu es triste ? Je veux dire, Asagi, est-ce que tu es triste de ne plus le voir ?
-Non. Il m'ennuyait. D'ailleurs, ça peut être dangereux. Il aurait pu avoir menti, tu comprends. Des êtres humains qui sont tombés si bas que moi, on se dit qu'ils sont tellement désespérés qu'ils seraient prêts à croire n'importe quoi pour avoir un espoir auquel se raccrocher, tu ne crois pas ? Il a peut-être pensé ça aussi, et aurait alors voulu utiliser ma faiblesse supposée pour me manipuler à sa guise. Mais je ne souffre pas assez pour être si naïf. D'ailleurs, tu n'ignores pas que je ne crois personne. Personne.
-Comme tu l'as dit... Un extrême ou l'autre, pas vrai ?
Il s'est avancé vers les barreaux autour desquels il agrippa ses longs doigts qui semblaient finement sculptés dans le plus pur albâtre.
-J'étais venu pour te dire ça. Asagi, je voulais te faire comprendre que tu devais te méfier. Tu ne m'en veux pas, mais j'ai pensé que tu pouvais te faire enrôler. Même si tu prends toujours un extrême, on ne peut jamais savoir sur lequel tu vas te pencher pour ne plus en sortir, pas vrai ? Mais ça me rassure de voir que finalement, tu n'avais pas besoin de moi.
-Ne crois pas ça.
-Que tu es incapable de sortir d'un extrême ?
-Non. Ne crois pas que je n'ai pas besoin de toi. Tu es la seule personne dont j'ai toujours eu besoin.
Lui, il a hoché la tête d'un air compréhensif et puis, comme s'il venait de réaliser le sens de ces paroles, il a eu un petit sourire timide qui ancra au coin de ses lèvres une douce fossette. Ils se sont regardés un moment dans les yeux, l'un ratatiné et mélancolique comme la mort, l'autre chaleureux mais distant comme une chimère.
-Tu ne mens pas lorsque tu prétends ne pas savoir du tout qui est cet homme, pas vrai ?
-Je ne te mens jamais, à toi, a confirmé Asagi.
Il a étréci des yeux scintillants comme s'il avait du mal à distinguer l'homme debout dans la pénombre mal éclairée du couloir.
-Et pour quelle raison sembles-tu si sûr qu'il ne reviendra pas ?
-Pour les mêmes raisons qui t'ont fait pleurer la première fois que tu t'es rendu ici et que tu as réalisé ce que j'y vivais.
La pénombre s'est accentuée, juste dans les yeux noirs de l'autre.
-Mais moi, c'est différent, dit-il d'un ton tranchant comme s'il cherchait à dissimuler sa peine en lui passant le costume de la colère. Moi, je suis ton frère. Je ne peux que souffrir en te voyant ici. Mais lui ?
-Il doit être du genre à souffrir pour quiconque a un cœur battant dans sa poitrine.
-Et tu assurais que tu étais incapable de le croire ? Bon sang, Asagi...
-Ce n'est pas ce que tu penses. Tu ne comprends pas. Si jamais il souffre véritablement eh bien, ce n'est pas pour moi. Pas pour l'être humain que je suis, tu saisis la différence ? Il souffre de sa propre impuissance face à l'injustice, et est terrassé par l'horreur à l'idée de risquer de se retrouver un jour dans les mêmes conditions que mes malheureux camarades et moi.
-Mais alors, pourquoi est-ce que ce serait sur toi et rien que sur toi qu'il aurait jeté son dévolu ?
-Je n'en ai pas la moindre idée, moi.
-Je peux te poser une question ?
-Vas-y.
       L'homme sembla hésiter un instant, debout et raide face aux barreaux et il se balançait légèrement de gauche à droite en s'appuyant sur un pied puis sur l'autre, vacillant comme un pendule attendant le bon moment pour s'arrêter.
C'est le regard drôlement inquisiteur d'Asagi qui décida de ce moment.
-Je voulais m'assurer que tu m'aimes.
Asagi a écarquillé un regard décontenancé, et ses traits lisses se sont affaissés en une expression de déconfiture. Pour la première fois depuis le début il s'est redressé et s'est dirigé vers la porte de sa cage, passant son bras amaigri à travers les barreaux.
-Tu es ce que j'aime plus que tout au monde.
L'autre lui a souri, d'un de ces sourires qui voulaient simplement dire merci, mais en même temps son visage était devenu penaud. Démolition silencieuse.
Il a baissés ses yeux larmoyants et a saisi la main faite de grâce et de fragilité d'Asagi au creux chaud de ses paumes.
-C'est plutôt que je suis la seule personne que tu aimes en ce monde.
-Mais, quelle est la différence ? demanda candidement Asagi, et son frère à ce moment-là eut l'impression de réentendre ce timbre de voix si familier et doux à l'oreille, la symphonie allègre et lénifiante de sa voix d'enfant. Cet enfant qu'Asagi n'était plus depuis si longtemps.
Il n'a pas répondu et a relevé un regard empli de tendresse vers Asagi dont le visage blanc contrastait étrangement avec la pénombre du lieu. Peut-être était-ce le halo pâle d'une lointaine lampe fichée au plafond à une dizaine de mètres dans le couloir qui produisait cet effet inquiétant sur son visage.
-Tu sais, Asagi...
Il s'est arrêté, pris d'une soudaine stupeur mêlée de peur comme s'il venait de trébucher sur ses propres mots et se voyait sombrer dans la chute sans pouvoir se rattraper. La lumière de ses yeux a joué une dangereuse partie de cache-cache avec l'ombre avant d'en ressortir finalement gagnante, mais éreintée.
-Non. Asagi, je ne veux pas te laisser seul.
-Mais...tu ne me laisses pas seul, répondit-il en penchant la tête de côté, les sourcils froncés en un arc d'inquiétude comme s'il n'était plus très sûr de la tranquillité d'esprit de son frère.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, ajouta celui-ci en secouant la tête avec véhémence -et des mèches ondulées de cheveux noirs s'éparpillaient de chaque côté de son crâne. Je parlais... de quelqu'un d'autre que moi. Quelqu'un d'autre que moi, Asagi, tu comprends, je ne peux pas suffire.
-De quoi tu parles, enfin ? s'enquit Asagi, perturbé. Tu divagues, hein ?
-Ce garçon... balbutiait son frère en passant une main sur son visage. Ce garçon qui est venu te voir, dis, je pense qu'il serait mieux pour toi que tu continues à le voir.
-Pardon ?! Serais-tu en train de devenir fou ? Il y a deux minutes à peine tu m'as avoué être venu me voir dans l'unique but de me dissuader de lui faire confiance -ce dont je n'ai jamais eu l'idée d'ailleurs.
-Oui, oui, j'ai dit ça, a affirmé son frère en caressant nerveusement le dos de la main de l'homme. Mais, bien, le fait est que je ne pense plus la même chose maintenant. En vérité, je crois que tu as besoin de quelqu'un d'autre que moi. Tu comprends, moi, je suis ton frère, mais je ne suis que ça. Il te faut... un autre genre de relation. Que l'on s'occupe de toi pour des raisons différentes des miennes.
-Tu veux dire que tu veux me faire de la charité par le biais d'autres personnes ? s'exclama Asagi.
Hors de lui, il retira précipitamment sa main d'entre celles de son frère.
-Non, bien sûr que non, mais...
-Cet homme n'est pas digne de confiance !
-Qu'est-ce que tu en sais ?
-Je le sais parce qu'à part toi, personne ne l'a été !
-C'est faux, Asagi, c'est si faux ! C'est toi qui te renfermes dans la méfiance et cherches à te protéger de dangers inexistants en t'éloignant du mieux possible de chaque individu, mais sache que...
L'homme s'est senti propulsé en avant et avant qu'il ne le réalise, il se retrouvait plaqué contre les barreaux, les bras fermement tenus par les mains tremblant de rage d'Asagi. Ses yeux lançaient des éclairs d'abomination.
-Ne parle pas... de méfiance... de dangers inexistants... Ne dis pas cela comme si c'était moi le problème, comme si mon attitude n'avait aucun bien-fondé, comme si c'était moi ici qui étais en tort tandis que je ne suis que le fruit d'expériences que j'aurais préféré ne jamais avoir à vivre ! Alors, si c'est pour me dire ça...va-t'en. Moi, je ne peux placer aucun espoir en eux, ces êtres pas même humains... Et cet homme, il est de la même trempe. Ce ne sont pas ses airs de midinette qui vont me faire changer d'avis. À part toi, Ryô, à part toi... je n'ai rien, rien...


Il lâcha son frère qui, titubant et les lèvres entrouvertes sans proférer un son, n'opposa aucune résistance lorsque les doigts d'Asagi vinrent effleurer délicatement sa joue lisse.
-Je t'aime, Ryô. Je n'ai pas besoin d'une autre raison d'être.
Ryô ferma ses yeux fardés de noir et à peines ses paupières furent closes qu'une larme coula le long de sa joue. Contrit, Asagi attira le visage de son frère contre les barreaux pour y glisser un baiser qui effaça la trace humide.
-Je t'en prie, Asagi. Dis-moi de qui il s'agit. Si tu le sais, tu dois me le dire. Juste son nom, ou même sa description physique, n'importe quoi... Car si comme tu l'as dit il ne revient pas alors, ce sera terrible.
-Terrible ? répéta Asagi avec un sourire en coin dont l'amertume contrastait avec la douceur de ses grands yeux écarquillés.
-Je veux le retrouver.
 
Devant tant de volonté et de fermeté, Asagi a éclaté d'un rire hystérique qui fit aussitôt accourir un gardien alerté. Ryô d'un signe de la main lui intima de s'en retourner.
-Je ne plaisante pas, Asagi.
-Je ne comprends pas. Tu es la contradiction incarnée. Il y a tout juste un instant, tu disais que je devais m'en méfier et maintenant, tu dis vouloir le retrouver -chose impossible bien sûr- prétendant que j'ai besoin de lui. Qu'est-ce que tu peux en savoir, toi, que j'ai besoin d'un inconnu dérangeant, borderline et bête comme ses pieds ?
-Parce que...
         Ryô s'est tu, lèvres hermétiquement closes, plongé dans de profondes réflexions dans lesquelles son esprit se perdait, un dédale inextricable où son esprit affolé s'empêtrait dans les pièges, s'acculait dans les impasses.
Pourtant, il semblait très serein à l'extérieur. Et Asagi attendait, silencieux.
Quelque part au loin, ils entendirent les échos d'un aboiement de chien enragé qui venait d'ils ne savaient où. Comme réveillé par cet aboiement furieux, Ryô cligna des paupières, et il a passé ses mains dans ses cheveux artistiquement emmêlés.
-Parce que tu sais, Asagi, tu ne t'en rendais pas compte tellement cela devait te paraître inconcevable, mais lorsque tu t'es mis à m'en parler, avant que tu ne finisses par déclarer qu'il ne reviendrait plus, oui, juste avant ce moment-là, tu avais l'air un peu heureux, Asagi.

              Empêcher un éboulement en protégeant la roche de filets  incassables.  
  Sous les gouttes de pluie, début d'érosion.

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