Psy-schisme -chapitre vingt-et-unième

Juliet

"Lorsque je revois ton visage, depuis ce jour où j'ai enfin trouvé le courage de venir te chercher... Je ne cesse de me dire qu'il n'a pas changé."
 
 

1er février 2003.
 
 

-Je crois qu'il va arriver.
-Hein ?
-Je le sens. C'est comme ça.
-Tu le sens, tu dis...
-Ne me regarde pas comme si j'étais fou. Je le sens. Tout ce qui concerne mon frère, je peux le sentir. Je suis certain qu'il approche. Il vient vers moi. C'est que Ruki peut sentir les choses, lui aussi.
-Je m'en vais, donc.
-Pourquoi ne restes-tu pas ? implora Kai dans un souffle qui semblait sur le point de se briser.
-Je ne peux pas le voir.
-Reita, je t'en prie.
-Non. En ce monde, c'est toi que j'aime. Tu ne veux pas l'accepter ? Tout ce qui n'est pas toi m'importe peu.
-Tu ne trouves pas cela égoïste ?
-Je le suis sans nul doute, mais Kai, tu ne réalises pas l'importance de ce que tu me demandes. Je ne suis pas né pour ça. Je ne suis pas assez bon pour combler ton vœu, je ne suis pas fait pour protéger et aimer un garçon que je n'ai jamais connu. Non, mon cœur est si petit, tu sais. Si petit que, après t'y avoir mis, il n'y a aucune place pour quelqu'un d'autre.
-Et tu penses que dire cela te fera pardonner ?
-Je ne cherche pas à me faire pardonner. Je ne pense pas avoir tort et je ne me sens pas coupable. Tu dis que tu vas mourir... mais tu ne mourras pas, pas vrai ? Bien sûr que non, tu ne mourras pas. Je ne le prendrai pas en pitié parce qu'il est ton frère. Si je dois te perdre, Kai, c'est moi dont j'aurai pitié.

Trop faible pour seulement se redresser ou prononcer un mot, Uke est resté étendu, fixant sur lui des yeux vitreux qui semblaient ne pas le voir. Et Reita est resté à ses côtés, sur le rebord du lit. De sa main tremblante il serrait celle, inerte, de son amour et comme il pleurait, il tourna le visage.
Le hurlement de Reita s'est déchiré, le cœur de Kai a sauté un battement, et alors même que son ami s'était redressé pour taper âprement du poing contre le mur avant de se laisser glisser contre celui-ci, terrassé par les sanglots, Kai a réalisé. Il a compris à quel point sa demande était cruelle.
-Je ne le ferai pas, Uke ! Que je t'aime n'y changera rien ! Non, que je t'aime plutôt me conforte dans ma décision ! Abandonne ! hurlait Reita qui, à genoux, continuait à taper contre le mur des coups sans force.
Uke a voulu se redresser mais très vite, sa tête s'est mise à tourner et c'est le cœur douloureux qu'il s'est rallongé. Les hurlements de Suzuki Reita semblaient s'adresser au mur blafard, mais c'est parce qu'il n'avait pas le courage de diriger ces cris si violents envers celui qu'il aimait.
-Tu sais pourquoi ?! Parce que tu l'aimes ! Kai, je ne me trompe pas, n'est-ce pas ? Tu aimes ton frère de tout ton cœur, tu l'aimes sans doute plus que moi, et c'est pour cette raison que je ne ferai rien pour lui ! Pars ! Pars, si ça te chante ! Vas-y, meurs ! Même après cela, même avec mon cœur détruit et le sien en morceaux, je n'irai jamais le rencontrer ! Devoir forcer mes sentiments envers ton frère qui m'est inconnu, juste parce que toi tu es mort, tu ne sais pas ce que ça signifie ! Tu penses que toi parti, j'aurai la force de consoler ce garçon tandis que je ne pourrai jamais me guérir moi-même ?! Je te hais, voilà tout ! Je t'en veux de me faire ça, de nous faire ça, à nous que tu dis aimer si fort ! Ne nous abandonne pas si tu nous aimes ! Ne me fais pas porter le poids de toutes tes responsabilités parce que je ploierai sous elles ! Alors je m'y refuse ! De tout mon cœur, je refuse seulement à voir une seule fois le visage de ton frère ! Et tu seras forcé de rester, Kai ! Si tu l'aimes vraiment, si tu as tant peur que sans toi il ne puisse survivre dans ce monde de brutes qui ne le traite pas comme un être humain, alors tu seras obligé de rester ! Pas vrai ? Dis-le moi, Kai ! Dis-le moi que puisque je ne ferai rien, puisque tu ne peux absolument pas compter sur moi, dis-moi que tu resteras en vie au moins pour lui ! Sinon...

Sa voix s'est infléchie, étranglée dans un gargouillis tortueux et alors, Reita a enfoncé son crâne dans ses bras repliés. Il pleurait si doucement qu'il était impossible de le savoir sans voir son visage noyé de larmes. Combien de temps est-il resté prostré ainsi, agenouillé comme s'il priait ? Inconsciemment, il avait joint ses doigts au-dessus de sa tête. Et Kai le regardait, incapable de trouver les mots qui le consoleraient. Puisque Kai non plus ne pouvait pas se consoler lui-même, il comprenait si bien la douleur et la détresse de Reita. Son désespoir, et son refus, comment lui en vouloir ?
Uke se sentait coupable. Lui qui avait toutes les raisons de rester en vie, lui qui avait été heureux, lui si optimiste, joyeux, plein d'entrain, lui qui était aimé et aimait si fort, pourquoi est-ce qu'une tumeur devait le pousser à partir ? Il ne l'avait pas voulue, il l'avait haïe, mais c'était elle qui avait pris le dessus. Si la haine est plus forte que l'amour, alors ce sera la même chose pour Reita. Il sera condamné à vivre dans la haine de l'injustice, celle d'avoir perdu Uke, sans pouvoir se consoler en se souvenant de l'amour qu'il avait alors pour lui.
Kai ne veut pas mourir.
Kai est horrifié.
Kai ferme les paupières et une larme en coule.
Kai prononce le nom de Reita, mais celui-ci semble ne pas l'entendre.
Il semble coupé du monde. Son monde est juste les échos de son désespoir confinés dans son esprit.
Kai sent l'approche de son frère. Il le sait, Takanori va arriver d'un instant à l'autre.
Kai prie pour que Reita reste, même s'il sait ce vœu égoïste.
Mais une fois de plus, Kai prie en vain, parce qu'alors, comme s'il sentait le danger de rester dans cette chambre, Suzuki Reita s'est subitement redressé et a couru vers la porte qu'il ouvrit en catastrophe. Il allait la claquer derrière lui lorsque, subitement, il s'est retourné et a dévisagé Kai avec stupeur et frissons comme s'il venait seulement de se souvenir de sa présence.
Les quelques secondes durant lesquelles ils se sont échangé leurs regards ont plané dans le temps comme une éternité tendue sur leurs têtes en épée de Damoclès. Les lèvres de Reita tremblaient, et un son s'en est échappé. Un son qui ressemblait à une plainte infinie.
-Demain, Uke. Demain, je reviendrai t'embrasser. Pas avant demain, mon ange. En attendant, n'oublie pas comme je t'aime.

Il est parti en courant comme s'il fuyait le Diable.
Il se contentait simplement de fuir ce qu'il ne pouvait pas supporter de voir.
Lorsque le silence l'a entièrement recouvert, lorsqu'il a cessé d'espérer que Reita ne revienne, Kai a tristement songé que plus jamais il ne goûterait au baiser de Reita.
 
 
 
 
 
 

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Dans le noir, Reita a senti quelque chose remuer tout contre lui et alors, dans un sourire tendre, il s'est un peu écarté pour lui laisser plus de place.
Il l'a couvé du regard, car même l'obscurité alors lui offrait la plus belle des visions, et Reita a attendu sagement qu'il ne se réveille, s'il devait se réveiller.
Allongé sur le ventre, Takanori a poussé un gémissement et s'est appuyé sur les coudes avant de tourner vers la silhouette de Reita un regard rond.
-Pourquoi tu es ici ?
Reita a ri, gentiment moqueur :
-Sans doute parce que c'est mon lit et que c'est toi qui es venu t'y glisser au milieu de la nuit.

Heureusement qu'il faisait noir, sinon Reita aurait vu les joues de Takanori se teinter de rose. Celui-ci s'est rallongé, lui tournant le dos, et a bougonné :
-Tu m'as réveillé...
-Je suis désolé. Je pensais tout haut. Tu as le sommeil léger, je murmurais seulement.
-Mon sommeil n'est pas léger, c'est ta voix qui est lourde, a marmonné Takanori d'un air boudeur.
Reita s'est mis à rire avec entrain et Ruki s'est à nouveau tourné vers lui :
-Mais de quoi est-ce que tu parlais ?
-Pardon ?
-De mon visage... Tu as dit que, depuis ce jour où tu es "venu me chercher", tu penses que mon visage n'a pas changé...
-Cela te vexe ?
-Non. Je ne vois juste pas à quoi tu fais allusion.
Reita est demeuré silencieux, hésitant. Alors pour compenser son silence, il a passé son bras autour des épaules de Takanori qu'il a attiré contre sa poitrine nue. Et il sentait la respiration, lente et régulière, du jeune homme contre sa peau. Il était si calme, Takanori.
-C'est bon, entendit Suzuki Reita. J'ai compris.
Puis Ruki a levé les yeux vers lui et, à travers l'obscurité, Reita a compris qu'il avait l'air grave.
-Si toi, tu en as envie, n'aie pas peur de parler de la mort de Kai. Ce n'est pas comme si cela était un péché.
En guise de réponse, Reita a secoué la tête et a déposé un baiser au creux du cou de Takanori. Celui-ci dans un soupir de bien-être a entouré le sien, de cou, pour y blottir son visage.
-Moi, je ne le sais pas. Si tu as changé ou pas, Reita, je ne peux pas le savoir puisque ce jour-là, je refusais de voir une seule fois ton visage.
-Oui. Je l'avais remarqué. Pourtant même s'il était baissé, je pouvais voir le tien.
-Tu le penses vraiment ? Que mon visage est resté le même.
-Lorsque je t'ai retrouvé, répondit Reita en caressant sa nuque du bout des doigts, le jour où je suis venu te chercher à la Fourrière... Même si tu étais si pâle, si amaigri, si faible... Je t'ai revu, toi, ce jeune homme qui venait de perdre son frère et qui courait à travers l'hôpital comme pour fuir le malheur. J'ai revu ce jeune homme dont Kai m'avait tant parlé, ce garçon si fragilisé par le vide de la disparition, par la douleur, ce jeune homme qui avait fini par deviner qui j'étais mais qui m'a repoussé, ce jeune homme dont Kai voulait que je prenne soin, ce jeune homme que je refusais à tout prix de rencontrer une seule fois dans ma vie, ce jeune homme qui, au final, a tout troublé en moi lorsque je l'ai vu dans son désespoir... Avant même de te rencontrer, Ruki, je te rejetais de tout mon être, je te honnissais même. Il a suffi pourtant que je te voie un instant pour ressentir que je ne pouvais pas t'abandonner, et même si cela a pris de si longues années, j'ai pu, enfin, tenir une promesse que je n'avais jamais acceptée.

Chacun de ses mots s'imprégnait en Ruki comme un élixir qu'il buvait jusqu'à la dernière goutte. Et plus ces mots s'imprégnaient en lui, plus il se collait à Reita comme si en même temps il voulait s'imprégnait de sa douceur, de son odeur, de sa chaleur.
-Je suis tellement soulagé, a murmuré Takanori dans des sanglots de bonheur.
-Pardon, a soufflé Reita en caressant le dos lisse du jeune homme. Tu aurais été soulagé bien plus tôt si j'avais osé avant venir à ta rencontre... au lieu de te laisser dans cet endroit pourri.
-Non.
Il avait prononcé ce mot avec impact, "non", comme un battement de tambour résonnant à travers une population pour la forcer au silence.
Reita l'a dévisagé, incrédule.
-Ce que je veux dire, c'est que dans le fond, je me sens soulagé de ne pas avoir changé. J'avais aussi peur que Kai, tu sais. J'avais aussi peur que lui que je devienne quelqu'un d'autre, que je ne sois plus moi parce qu'il a disparu.
Ému, Reita a approché son visage du sien mais Takanori l'a stoppé en posant son doigt en travers de ses lèvres.
-Mais peut-être que je changerai, Reita. Peut-être que je change quand même depuis que toi, tu es apparu.

Ce disant, il a ôté son doigt de sur les lèvres de Reita et a semblé attendre quelque chose. Les yeux écarquillés dans le noir, Ruki a eu l'impression de patienter longtemps, longtemps, avant que Reita ne vienne combler cette attente.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-C'est d'accord, a murmuré Ryô, le vague à l'âme comme il avait les yeux dans le vague. Je ne cherche pas à te faire souffrir. Si ma présence t'est pénible, je ne viendrai plus te voir.
C'est seulement après avoir entendu ces paroles prononcées avec un regret retenu que Mao a daigné se retourner. Il a rivé sur Ryô ses yeux étrécis teintés de reproches.
-Je n'ai jamais dit cela, a-t-il bougonné en enfouissant son visage sous l'oreiller.
-Mais c'est que, tu n'as rien dit justement, a répondu Ryô d'un ton infiniment doux. Depuis que je suis arrivé, tu n'as rien dit. Je suppose que tu en as marre que je vienne te voir, pas vrai ?
-Si j'en avais vraiment marre, je t'aurais renvoyé d'ici à coups de pieds.
   Ryô a souri, mais son sourire avait quelque chose de blafard. Il sentait une oppression sur sa poitrine, l'atmosphère semblait emplie d'une touffeur à couper le souffle. Comme il a dégluti, il eut l'impression qu'une épine passait à travers sa gorge et son thorax.
-Dis, je réfléchissais seulement à ce que tu m'as dit la dernière fois, murmura Mao de sous l'oreiller.
-Ce que je t'ai dit ?
Ryô a fouillé dans sa mémoire, en vain, avant de jeter un regard interrogateur vers Mao qui ne pouvait pas le voir. Celui-ci a ôté l'oreiller de devant son visage et a dévisagé Ryô avec un mélange de colère mais d'amusement.
-Sur Mashiro. Tu vois, que le miracle qu'est pour toi Asagi avait juste été créé par cet autre miracle qu'est Mashiro.
-Ah, oui, a déclaré Ryô.
Et comme si cela lui était tout à fait indifférent, Ryô a posé ses coudes sur ses genoux, son menton sur ses mains, et s'est remis à penser, rêveur.
-Tu penses à lui ?
Ryô a mis plusieurs secondes avant de comprendre ce que cette voix avait dit, et que ces paroles s'adressaient à lui.
-Pardon, tu disais ? s'excusa-t-il d'un air totalement égaré.
-Mashiro ! grogna Mao, colérique. Tu pensais à ce blond ?
-Non...non, a répondu Ryô dans un mélange de consternation et d'hésitation.
-Eh bien, tu mens mal. Et puis ton regard perdu et rêveur, on aurait dit une jeune fille pensant à son prince charmant. C'est déroutant. La fille, ne devrait-ce pas être Mashiro ?
-Je pensais à toi, je crois.
Mao est demeuré muet, hébété et dubitatif, puis une expression de vive colère a crispé son visage.
-Tu crois ? Tu ne sais même pas à quoi tu penses ? Eh bien, je suis fort aise de savoir que tu penses à moi, mais si c'était vraiment le cas, je te prierai la prochaine fois de ne pas prendre cet air niais lorsque tu penseras à moi.
-Je suis désolé, fit Ryô en joignant ses mains, déconfit.
-Mais non, arrête de t'excuser ! gronda Mao qui ne savait même pas pourquoi est-ce qu'il lui faisait tant de reproches.
-Je pensais à Mashiro aussi, en fait. Je crois...
Mao n'a plus su que dire, interdit, puis dans un râle bougon se rallongea sur le lit, tournant le dos à son interlocuteur.
-Oh, j'aime vraiment Mashiro, tu sais.
-Je ne le savais pas, non, ironisa Mao, amer.
-Il fallait... je le savais...
Ryô murmurait si bas que Mao avait peine à l'entendre. Intrigué, le jeune homme s'est redressé et avec un serrement d'angoisse au cœur a constaté que les yeux de Ryô avaient perdu leur lueur. Derrière un voile transparent leurs prunelles semblaient fixer un point indéfini comme si toute lucidité avait quitté son esprit. Ryô était comme en transe.
-Oh, quand je l'ai vu pour la première fois... J'étais venu voir Asagi à la Fourrière, ce jour-là, comme d'habitude... Mais lorsque je me suis approché, j'ai vu alors, au bout du couloir, une fille agenouillée devant la cellule d'Asagi. J'étais vraiment intrigué, tu sais, peut-être un peu jaloux aussi, mais au lieu de me diriger vers Asagi, je suis resté planté là, au milieu du couloir, et j'ai observé cette fille qui disait des mots étranges... Quelle ne fut pas ma stupeur lorsque je compris que c'était un homme ! Eh bien ! Si délicat, si mignon, si gracile... J'en ai connu, des hommes tels, mais comme lui, non. Alors je l'ai observé, longtemps, longtemps, jusqu'à ce qu'il ne s'en aille, et lorsqu'il est passé devant moi, j'ai pu si bien voir son visage que j'en ai été époustouflé. Un tel chagrin, une telle douceur, mais une telle détermination dans son expression ! Je suis resté de marbre, bien sûr, et je suis allé voir Asagi comme si de rien n'était. Lorsque je lui ai demandé avec le plus de nonchalance possible qui était ce garçon, il m'a répondu qu'il s'appelait Mashiro.
"Mashiro." "Mashiro."

Ryô répétait inlassablement ce nom, les yeux toujours perdus dans un vague lointain. Les mains appuyées sur le rebord du lit sur lequel il était assis, il se balançait légèrement d'avant en arrière comme pour se bercer au rythme de ses pensées. Le malaise s'accroissait en Mao, mais il l'écoutait, captivé. Même s'il l'avait voulu, il n'aurait de toute façon pas osé interrompre Ryô.
Parce qu'il devinait instinctivement que s'il avait parlé, Ryô aurait eu peur. Parce qu'à ce moment-là, alors, Ryô semblait avoir tout oublié, y compris sa présence.

-"Mashiro". Et alors que mon frère prononçait ce nom comme s'il était insignifiant, moi, j'ai tout de suite senti comme un coup de poignard dans mon esprit. Ce nom a surgi dans ma conscience tel une onde de choc et tout de suite, j'ai compris. Ou plutôt, non, je n'ai pas compris, je n'avais nulle certitude, mais en moi a commencé à naître et croître un soupçon qui, au fond de mon âme meurtrie et noyée par les ténèbres, a fait briller une étincelle d'espoir.  "Mais qui est ce garçon ?" demandai-je à Asagi. "D'où le connais-tu ?" Et à cela il m'a répondu qu'il n'en avait la moindre idée, et que ce Mashiro, qui semblait le connaître à sens unique, l'importunait plus qu'autre chose. Et moi, je me demandais bien à quoi est-ce que pouvait penser Asagi en disant cela. "Mashiro" ! Alors que même Asagi semblait ne pas en avoir conscience, ce nom signifiait tout pour moi. Alors c'est à ce nom que je me suis accroché, désespérément parfois. Parce que même si Asagi semblait avoir tout oublié, moi, je me souvenais de ce nom. Je me souvenais de Mashiro comme si je l'avais connu, alors que ce n'avait jamais été le cas.

Ryô s'est stoppé un moment. Il a cessé de parler, cessé de se balancer, mais ses yeux pas une seule fois n'ont cligné. C'est comme si en fixant toujours ce même point perdu et indéfini ses yeux attendaient avec espoir de voir apparaître quelque chose. Mais les lèvres de Ryô ont recommencé à remuer, comme animées d'une volonté propre.

-"Mashiro". Il y a des années de cela, une quinzaine en réalité, tu ne peux pas savoir combien de fois ce nom a traversé les lèvres d'Asagi. Tu veux savoir ?

Et parce que Ryô s'était tu de nouveau, Mao a compris que, non seulement il n'avait pas oublié sa présence, mais en plus il la sollicitait.
-Oui, a marmonné Mao.
-Mashiro était le nom d'un enfant atteint d'une maladie du cœur. Comme je te l'ai dit, je n'avais moi-même jamais rencontré cet enfant, mais j'en entendais seulement parler de la bouche de mon frère. Eh bien... Ce garçon, je crois, Asagi l'a rencontré le 20 juin 1994. Je n'oublierai jamais cette date. Comme ce jour a sauvé la vie de cet enfant, j'avais l'impression qu'il avait également sauvé Asagi. Mashiro fêtait alors ses sept ans, ce jour-là. Asagi lui, avait dix-neuf ans. Le petit garçon a subi une opération cardiaque ce jour, opération à laquelle il doit encore la vie maintenant. Et parce que ce petit garçon était terrorisé, parce qu'il se débattait avec ses parents qui ne voulaient rien entendre, Asagi, prenant en pitié ce pauvre enfant, est venu à la rencontre de ses parents pour leur demander de parler avec lui. Ils ont fini par accepter, et c'est ainsi qu'Asagi a rencontré Mashiro. Tu ne sais pas avec quel amour il m'en parlait. J'avais l'impression de m'entendre, en réalité. L'amour avec lequel je parle d'Asagi que j'aime comme un petit frère alors qu'il est en réalité mon aîné, lui avait le même lorsqu'il parlait de Mashiro. Je ne crois pas qu'il s'en rendait compte, pourtant cela se voyait, cette tendresse et cet amour étaient spontanés et naturels. Je crois que, s'il l'avait pu, Asagi aurait adopté Mashiro sur-le-champ. Je ne l'aurais jamais pensé capable de s'attacher tant à un enfant, lui si peu sociable et solitaire. À cette époque Asagi résidait dans le même hôpital dans lequel l'enfant s'est fait opérer. Mais mon frère, lui, était en section psychiatrie... Combien de mois cela a-t-il duré ? Je ne sais pas. À chaque fois que je venais voir mon frère à l'hôpital, ou lorsqu'il obtenait une décharge pour revenir à la maison, il n'avait plus que Mashiro à la bouche. Je crois que dans le fond, c'est ce qui lui permettait de tenir le coup. Car il souffrait énormément dans cet hôpital où il disait n'être même pas traité comme un être humain. Et même après que l'enfant ait stoppé ses visites médicales régulières à l'hôpital, il continuait à aller voir Asagi de lui-même, seul. Durant des mois, ainsi, mes parents et moi -surtout moi il est vrai- avions le droit aux aventures de Mashiro et Asagi.
Et tu sais... dans ces moments-là,, lorsqu'il parlait de lui, son teint se colorait, ses yeux se ravivaient, et lui se ranimait... Il semblait vraiment heureux, dis. J'en étais même jaloux... Ridicule, jaloux d'un petit garçon... Je savais que mon frère m'aimait inconditionnellement, pourtant... Je n'osais rien dire, bien sûr, et je me refusais cette jalousie égoïste parce que seul le bonheur de mon frère importait. Alors tu vois...

Ryô s'est brutalement mis à trembler et s'est raidi, comme assailli par un frisson. Il est demeuré un instant droit et rigide sur le lit, les bras croisés contre sa poitrine, avant de se détendre. Son regard n'avait pas changé de direction -s'il en avait une.


-Tu vois, quand ce jour-là, à la Fourrière, j'ai appris que ce garçon habillé en fille s'appelait Mashiro... Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que ce n'était pas un hasard. J'étais certain que ce ne pouvait qu'être lui. Lui dont le nom alors ne faisait plus ni chaud ni froid à Asagi comme s'il l'avait totalement oublié, j'avais décidé d'y mettre tous mes espoirs. Le miracle qui, une fois de plus, pourrait sauver mon frère. J'y croyais vraiment. Non. Plutôt, je voulais y croire dur comme fer. Mais tu vois, il y avait un hic dans l'histoire. Quelque chose qui, lorsque j'y pensais trop fort, me plongeait dans un désespoir profond...

Mao a vu les paupières de Ryô se refermer d'elles-mêmes, comme si subitement une immense fatigue avait assailli l'homme. Mais très vite, il rouvrit les yeux et Mao constata avec soulagement qu'ils avaient repris leur vivacité, recouvré toute leur lucidité.

-Parce que, tu sais, Mashiro était mort.

Mao a ri. Un rire rauque mais perçant, grave et entrecoupé. Un rire qui n'avait rien de joyeux, un rire qui a empli la pièce comme si, par ce fait, Mao espérait pouvoir combler le vide qu'il avait senti naître en lui.
Quelque chose clochait. Quelque chose n'allait pas dans l'histoire, Mao en était sûr, l'enfant appelé Mashiro ne pouvait être mort et pourtant, le regard empli de chagrin de Ryô lui assura le contraire. Morne, Mao s'est tu et s'est recroquevillé contre le mur, serrant l'oreiller contre lui.

-Cela avait duré quelques mois, oui... Quelques mois durant lesquels je voyais Asagi se ranimer, retrouver une joie de vivre et une confiance en lui. Parce qu'en Mashiro il avait pu puiser une raison d'être, une utilité qui lui était propre, oui, Asagi se sentait utile pour Mashiro et cela était réciproque. Il l'aimait, vraiment. Je veux dire, bien qu'il l'aimât alors comme un frère, je comprenais par-devers ma conscience qui refusait toute immoralité que, si Mashiro alors avait été plus vieux, Asagi aurait pu être amoureux de lui. Et je pense qu'Asagi en avait conscience aussi, et qu'il regrettait la toute jeunesse de l'enfant, mais que cela le mettait profondément mal à l'aise. Alors, il l'aimait comme son petit frère, voilà tout.
Oh, que d'espoirs j'ai eu alors... Je pensais que plus Asagi verrait Mashiro et plus celui-ci grandirait, plus les choses s'arrangeraient pour mon frère, et son état mental se stabiliserait... Je l'ai vraiment cru, oui, mais un jour, Mashiro est mort.


"Mais, Mashiro... C'était lui, non ? Le Mashiro que nous connaissons maintenant, il est cet enfant d'antan, pas vrai ?"
C'est la question qu'aurait voulu poser Mao mais dont il n'osa pas même prononcer le premier mot. Le cœur serré, les muscles tendus, il attendait seulement que Ryô ne se remette à parler.

-Nous sortions de l'hôpital, Asagi et moi. À nouveau il avait obtenu l'autorisation de rentrer une semaine à la maison. Alors que nous étions en route à pieds, Asagi a subitement poussé un cri mêlant joie et stupeur. C'est sans avoir le temps de réagir que je l'ai vu courir vers un homme et une femme qui passaient par là. C'est alors que j'ai compris qu'il s'agissait des parents de Mashiro. Ils étaient seuls, sans leur enfant, et depuis le trottoir opposé j'ai entendu Asagi qui saluait avec ferveur ces deux braves gens avant de leur demander où se trouvait leur fils. Et puis, c'est comme si le temps s'était arrêté. Je n'ai plus rien entendu ensuite. J'ai vu que la femme et l'homme bougeaient leurs lèvres en même temps, mais de manière infiniment discrète, comme s'ils marmonnaient à peine. J'ai vu alors le visage d'Asagi changer radicalement d'expression. En une seconde, mon frère n'était plus le même homme. Lorsqu'il est revenu vers moi, il était livide, pâle comme la mort. Je voyais combien les larmes étaient sur le point de couler, au bord de ses yeux, pourtant il n'en a pas versé une seule. Et alors, Asagi m'a pris la main, il l'a serrée fort, si fort dans la sienne que j'en ai eu mal mais je n'ai rien dit. Et puis, nous avons recommencé à marcher tandis que la femme et l'homme s'éloignaient. Alors, j'ai entendu ses paroles, comme sorties du fond d'un cauchemar :
-Il est mort.
Après cela, l'état d'Asagi n'a jamais cessé d'empirer.



"Comment c'est possible ? Comment est-ce qu'il a fait pour ne pas pleurer ?"

Mao s'est posé cette question, ne pouvant croire à ce que racontait Ryô bien qu'il savait que cela était vrai. Mais qu'Asagi n'ait pas pleuré ce jour-là, il avait peine à le comprendre, parce que Mao, lui, était réellement en train de pleurer. Cela le gênait, d'ailleurs, mais il ne pouvait rien faire pour l'empêcher. Il a imaginé les sentiments qu'avait pu ressentir Asagi, et a admiré son courage. Oui. Parce qu'à ce moment-là, en entendant cette histoire, Mao s'est mis à imaginer la mort de Ryô et ce qu'il ressentirait alors. Forcément, il ne pouvait que pleurer. Alors qu'il aurait voulu venir se coller tout contre Ryô qui semblait tout aussi éprouvé bien qu'il ne pleurait pas, Mao est pourtant resté immobile, serrant toujours son oreiller contre lui.

-Asagi qui était déjà malade psychologiquement s'est mis à devenir... juste méconnaissable. Il était comme un fou. Parfois calme, trop calme même, il pouvait passer des heures voire des jours sans prononcer un mot et puis, subitement, c'étaient les hurlements, la crise de nerfs et de larmes, les coups, les injures, la violence répétée et incoercible. Il frappait sur tout ce qu'il voyait, objets comme êtres vivants, même sur moi, et après cela il s'enfermait seul dans une pièce dans laquelle il restait cloîtré interminablement. On pouvait l'entendre pleurer, gémir, parler dans son délire. Il pouvait passer des jours sans manger. Lorsqu'il revenait à la maison, c'était l'enfer quotidien, si bien que nous redoutions tant ce moment, même moi qui souffrais pourtant tellement lorsqu'il était loin de moi. C'est ainsi que nos parents ont décidé de le faire interner dans un nouvel hôpital psychiatrique. Une fois qu'il fut là-bas, il n'a jamais pu obtenir la permission de revenir à la maison, ne serait-ce que pour un jour. Les autres malades avaient peur de lui, paraît-il. Les médecins racontaient qu'il délirait dans son sommeil, prononçait des mots à la suite des autres sans queue ni tête, et que parfois, il restait plusieurs minutes à prononcer ce nom : "Mashiro, Mashiro, Mashiro". C'était horrible à entendre, mais encore plus à voir. J'osais à peine venir lui rendre visite tant j'avais peur qu'il ne fasse une crise. De plus, l'on avait découvert qu'il était sujet à des crises d'épilepsie, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant... Plusieurs fois, il a failli mourir d'étouffement, car il se mordait la langue jusqu'au sang... Ces jours-là, je ne pouvais pas dormir. Son état avait eu une répercussion inévitable sur moi. J'étais devenu malade, au bord de l'anorexie, si bien que mes parents ont commencé réellement à ressentir une haine intense envers mon frère. Heureusement... il y a eu une période où tout a semblé se calmer, du moins provisoirement... Dans cet hôpital, mon frère avait rencontré, tu le sais déjà, Takanori... Il semblait s'être infiniment attaché à cet adolescent aussi, et je retrouvais parfois alors le Asagi d'avant, joyeux, espérant, et calme... Bien que j'étais heureux, j'avais comme au fond de moi le sentiment que cet amour fraternel qu'il avait pour Takanori n'était qu'une substitution à celui qu'il avait eu pour Mashiro... En somme, je pense, il voyait en Takanori cet enfant tant aimé... Je me trompe peut-être, bien sûr, et j'espère pour Takanori que c'est le cas... Mais j'avais peur, toutefois. Je me disais que quand Takanori partirait -car il partirait sans doute avant mon frère- alors tout redeviendrait cauchemardesque. Je ne me suis pas trompé. À la douleur d'avoir perdu Mashiro s'est ajoutée celle d'avoir perdu Takanori, bien que celui-ci ne fût heureusement pas mort. Et ses crises sont devenues de plus en plus fréquentes, et encore plus violentes. C'était simple ; l'hôpital ne voulait plus de lui et envisageait de le transférer ailleurs... même dans un autre pays ! Au final, Asagi n'a pas quitté le Japon, mais plusieurs années après son arrivée dans ce nouvel hôpital, il y a eu... ce dont tous les médias parlaient sans cesse, alors, et qui fut connu très vite de tout le Japon entier... Cet endroit que l'on appelle encore "la Fourrière". Et puis, la suite, tu la devines... je n'ai rien pu faire.

Mao a eu un hoquet. Honteux, il s'est caché derrière son oreiller lorsque Ryô qui, alors semblant sur le point de pleurer, a tourné la tête vers lui. Et lui qui semblait si éprouvé, il lui a souri. Un sourire empli de tendresse qui réconforta Mao. C'est avec un mélange de soulagement, mais de culpabilité aussi, qu'il a laissé les bras de Ryô se refermer sur lui. Sans doute que par cette étreinte, Ryô cherchait à se consoler lui-même.

-Mais Mashiro... fit la voix étranglée de Mao qui s'était mis à pleurer à l'encontre de sa volonté. Mashiro... puisqu'il est mort... puisque tu le savais, pourquoi avoir fait appel à moi afin d'enquêter sur lui ? Ce n'est pas lui, n'est-ce pas ?
-C'est lui, a déclaré promptement Ryô en passant sa main dans les cheveux ébouriffés de l'homme.
-Mais c'est impossible...
Il a levé vers Ryô un regard rond de consternation, mais brillant de détresse. Contrit, Ryô a essuyé ces larmes avec douceur.
-Je te l'ai dit, non ? Mashiro, de tout temps, a été un Miracle. Un Miracle aussi bien pour lui-même que pour Asagi. Parce qu'il a survécu à sa maladie et à cette opération si lourde pour un enfant, Mashiro est un Miracle. C'est parce que je savais cela aussi que je n'ai pas perdu espoir. Bien que dans le domaine de la rationalité, cela était purement insensé, je continuais à espérer que ce Mashiro croisé à la Fourrière fût bien cet enfant déclaré mort. Et puis, pourquoi donc un garçon ne connaissant pas mon frère serait venu lui rendre visite, à lui ? Avec ce prénom-là, la coïncidence était trop énorme. De plus que je me souvenais d'une chose.
-Laquelle ? s'enquit Mao d'une voix qui ressemblait à celle d'un enfant.
Attendri, Ryô a souri et a caressé son visage sans craindre la moindre représailles.
-À cette époque, Asagi m'avait raconté alors que Mashiro, après avoir demandé mon frère en mariage, lui avait confié qu'il deviendrait une fille une fois adulte.

Mao est demeuré consterné.

-Bien sûr, ce n'étaient alors que des paroles d'enfant, mais en le voyant à la Fourrière, je me suis souvenu de cela et je me suis dit que, même si nous le croyions mort, cela ne pouvait être un hasard.
-Et donc, a murmuré Mao avec une sorte de lassitude dans la voix, tu as fait appel à moi pour enquêter sur lui, parce que tu espérais que, comme il avait sauvé ton frère par le passé, il pourrait le sauver encore maintenant...juste en étant lui-même.
Ryô a hoché la tête, l'air grave. Mais en même temps, il semblait heureux.
-Tu l'aimes, Mashiro ?
-Oui, a répondu Ryô d'un air curieux, parce que la réponse lui semblait évidente.
-Je veux dire, tu l'aimes comment ?
-...Comme le bonheur de mon frère, je suppose, a-t-il répondu avec hésitation, pensif. Eh bien, s'il n'était question que de moi, je dirais que c'est un garçon jovial, intelligent, facile à vivre et doté d'une humanité rare... Bien qu'il soit très exubérant, je suppose qu'il pourrait devenir un très bon ami, si seulement il voulait de moi en tant que tel. Mais je l'aime avant tout parce que mon frère l'aime, et qu'il aime mon frère.
-Tu n'es pas amoureux de lui ?
-Mais non ! s'écria Ryô.
Il eut d'abord l'air surpris, puis consterné, puis amusé, et finalement il a éclaté de rire. Mao aurait voulu disparaître sous terre mais le seul endroit où il pouvait cacher son embarras alors était le creux de l'étreinte que Ryô n'avait pas desserrée. Il s'y est enfoui et s'est dit, un peu honteux, qu'il aurait bien voulu s'endormir là. C'est lorsque Ryô a commencé à caresser sa nuque que Mao a senti qu'il pourrait vraiment s'endormir.
-J'ai oublié quelque chose, a soufflé Ryô.
Mao a seulement émis un son interrogateur, ensommeillé.
-Si j'aime tant Mashiro, c'est que j'ai pu te rencontrer grâce à lui aussi. Et puis, le premier à avoir sauvé Asagi, ce n'est pas Mashiro. Je veux dire... si ce n'est pas toi qui as offert à Asagi cet amour et cette attention dont il a tant besoin, c'est grâce à toi s'il est sorti de la Fourrière...
 

Le sommeil a entièrement déserté l'esprit et le corps de Mao qui alors a écarquillé les yeux, terrifié. Il a senti les battements de son cœur s'affoler et, comme il voulut se libérer de l'étreinte de Ryô, celui-ci l'a retenu fermement.
-Je ne te lâcherai pas, a déclaré celui-ci avec impétuosité.
-Tu m'étouffes, fit Mao bien que cela ne fût pas vrai. Lâche-moi.
-Je refuse.
-Je t'en supplie.
-Pourquoi donc ?
-Il est temps pour toi de partir, maintenant. Je voudrais rester seul.
-Tu te défiles ?
-Quoi ? fit Mao dans une voix étrangement aigue.
-Pourquoi est-ce que tu ne veux pas le dire ?
-Je ne comprends rien à ton délire, lâche-moi à présent.
Bien que sa voix était toujours si inhabituellement aigue, elle devenait aussi plus agressive.
-Je ne plaisante pas, déclara gravement Ryô en serrant toujours plus fort l'homme prisonnier contre lui. C'est parce que tu t'es sacrifié auprès de ce... ce "monstre", cracha-t-il avec dégoût, qu'Asagi a subitement été déclaré libre, n'est-ce pas ?
-Bien sûr que non, se défendit Mao.
De toutes ses forces il repoussa Ryô et recula contre le mur, l'air terrorisé.
-Arrête. Tu sais bien que c'est vrai.
-Ryô, paniquait Mao en secouant frénétiquement la tête. Tu dis n'importe quoi, retrouve la raison...
-Pourquoi est-ce qu'il te demandait de voler, dis ?! Pourquoi est-ce que tu vivais avec lui ?! C'était la condition contre laquelle Asagi pouvait être libéré, je me trompe ?
-Tu te trompes, a affirmé Mao, et il s'est mis à sangloter.

Face à la terreur et la désolation sans nom que semblait éprouver le jeune homme, Ryô a senti la peine et la culpabilité s'emparer de lui. Avec douceur, il s'est approché de lui et a tendu ses bras. Sans le toucher, comme ça, il a tendu ses bras et a attendu que Mao vienne s'y blottir. Et son attente n'a pas été trahie. Après avoir hésité, recroquevillé dans sa fragilité, Mao est venu s'enfouir au creux de cette étreinte chaleureuse. Apaisé, il a fermé les yeux, laissant ses larmes sécher à l'air libre. Puis il s'est laissé glisser, des bras de Ryô jusqu'à ses genoux, et alors, avec une infinie tendresse, Ryô a recouvert ce corps replié du drap. Comme il sentait les caresses de sa main aller et venir tantôt sur sa joue, tantôt dans ses cheveux, Mao est demeuré paisible, espérant que le sommeil ne vienne.
-Mais où est-ce que tu iras, Mao ? Une fois que tu devras sortir de l'hôpital, dis-moi où est-ce que tu iras.
La voix de Ryô semblait parvenir de très loin pourtant, Mao ne put que trop bien en ressentir toute la tristesse.
Et c'est d'une voix tout aussi lointaine qu'il a murmuré ces mots :
-Tu peux me tuer.

Dans le silence, dans la douceur, dans l'épuisement aussi, Mao a fini par s'endormir.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu vas faire tout ça pour lui ?
Asagi dévisageait son frère avec une indomptable férocité, bras croisés, tandis que Ryô jetait un regard suppliant à Satsuki qui lui répondit par un haussement d'épaules. Il semblait lui signifier "fais ce que tu veux ; assume tes choix."
Kyô, quant à lui, observait la scène avec malaise. Il se sentait de trop entre les deux frères et le meilleur ami de Ryô. Comme ce dernier le faisait, Kyô semblait s'accrocher à Satsuki, du moins psychiquement car en réalité, il était assis au bord du canapé tandis que Satsuki, lui, était debout, lui tournant le dos. Ils étaient tous debout d'ailleurs, Asagi sur la gauche, comme un chien prêt à bondir, Satsuki sur la droite, prêt à intervenir en cas d'attaque, et Ryô entre les deux, comme acculé. Les coups d'œil de détresse qu'il lançait à son meilleur ami étaient vains, alors, résigné, Ryô a reporté son regard avec courage sur son frère.
-Je suis vraiment désolé...Bien que je ne puisse avoir la certitude que ça marchera, je veux essayer... Je t'en prie, Asagi. Si tu acceptes, c'est à jamais que je me souviendrai de ta bonté, de ta grandeur d'âme, je pense que tu peux comprendre...
-Tu ne comprends pas, Ryô. Cela n'a pas seulement une valeur monétaire. Mais... c'est juste tout ce qu'il nous reste de nos parents, tu sais.

Kyô, qui gardait la tête baissée depuis le début, a levé les yeux vers Ryô. Et le regard que Tôru rivait sur lui alors avait quelque chose d'infiniment compatissant. Ryô a semblé s'en rendre compte car il a paru reprendre courage et a déclaré avec gravité :
-J'en ai parfaitement conscience. Ils ne nous ont rien laissé d'autre que cet héritage. Comme toi, Asagi, je ne voulais pas y toucher... sauf en cas d'extrême nécessité. J'ai l'impression que ce cas d'extrême nécessité est arrivé aujourd'hui, dis. Oh, bien sûr, j'ai conscience que cela ne touche que moi, et que tu n'en tireras aucun bénéfice... Pour cela, je sais l'égoïsme infini de ma prière, et pourtant, Asagi, à moins que tu ne me tues, je ne peux pas renoncer à me séparer de tout ce qu'il nous reste de nos parents.

Le malaise de Kyô s'est accru lorsqu'il a vu qu'Asagi, l'air douloureusement tiraillé, lui lançait à son tour un regard de détresse. Alors Kyô a cherché du réconfort tacite auprès de Satsuki, mais bien sûr celui-ci ne pouvait pas le voir comme il lui gardait le dos tourné. Alors c'est à contrecoeur que Kyô a adressé un sourire pâle à Asagi face auquel il a joint ses mains contre son front, comme une prière de l'excuser, puis a hoché la tête, presque imperceptiblement.
Alors, le front strié par des rides de réflexion et d'inquiétude, Asagi a paru réfléchir un long, très long moment, bien qu'il avait les yeux dans le vide. Kyô avait l'impression qu'il allait pleurer. Quant à Ryô, son angoisse se lisait sans peine sur son visage aux traits écorchés. Toute colère, toute agressivité semblait avoir disparu d'Asagi dont le seul rempart restant était ses mains croisées, mais il semblait si éprouvé que son frère a cru, un instant, que lui-même allait flancher et abandonner sa demande.
Et c'est au moment où Satsuki allait dire quelque chose qu'Asagi s'est exprimé. D'une voix inhabituelle, infiniment douce, presque enfantine, et si fragile qu'elle paraissait sur le point de disparaître à tout instant.
-Mais tu serais malheureux si tu n'essayais pas, pas vrai ?

Ryô n'a pas répondu. Il a laissé Asagi s'approcher de lui et saisir ses mains avec une extrême douceur avant de les porter à ses lèvres. S'ils n'avaient pas été frères, l'on aurait immédiatement pensé à deux amants éperdus l'un de l'autre. Mais cet amour évident était assombri par leur gravité, par leur chagrin aussi, bien qu'ils le dissimulassent du mieux qu'ils le purent.
-Si ça avait été Mashiro à la place de Mao, tu m'aurais laissé le faire, n'est-ce pas, Ryô ?
Les yeux de Ryô brillaient, emplis d'espoir mais d'anxiété. Il a murmuré un faible "oui" qui ressemblait à un râle étranglé.
-Peu importe que cela marche ou pas. Si tu n'essaies pas de sauver Mao, tu t'en voudras toute ta vie. Tout comme je m'en voudrais si, Mashiro ayant besoin d'aide, je ne faisais rien pour lui.

Alors qu'il se sentait totalement écarté de l'histoire, Kyô a été le seul à se mettre à pleurer. Et tous, dans un seul et même mouvement, se sont tournés vers lui, figés, à le regarder de manière ahurie. Kyô a balayé l'air de sa main, signifiant que ça n'avait pas d'importance, et leur a adressé un pâle sourire désolé, mais ses larmes ne tarissaient pas. Parce que Satsuki a senti son cœur fondre, parce qu'il a trouvé drôle et attendrissant cet homme pleurant pour quelque chose, ou plutôt pour quelqu'un qui ne le concernait pas, il a ri, ému, et ce rire-là dans toute sa joie et sa tendresse a entraîné ceux d'Asagi et de Ryô.
Ils se sont retrouvés tous trois à rire tandis que Kyô pleurait, hoquetait, et puis levait des yeux ronds d'étonnement vers ces hommes qui, debout, lui faisaient face comme un rempart de douceur.
Et bien qu'ils fussent tous deux vêtus de noir, Asagi et Ryô, ensemble, avaient l'éclat et la chaleur du soleil, et du soleil s'est échappé un rayon blanc et or qui est venu l'envelopper de toute sa bienfaisance. Comme un enfant, Kyô a subitement cessé de pleurer et s'est laissé porter par la chaleur des bras de Satsuki.
-Dites... osa Asagi, amusé. Vous êtes chez Ryô et moi, ici. Alors si vous comptez aller plus loin...
Ryô l'a fait taire d'une petite tape sur le front et, en riant allégrement, Satsuki a soulevé le corps de Kyô qu'il a porté dans ses bras comme s'il se fût agi d'un petit garçon. Honteux, l'homme a caché son embarras derrière ses mains.
-Relâche-moi ! Me traiter ainsi en public, qu'est-ce qui te prend ?
-Eh bien, je te traite comme un enfant, puisque tu te comportes en tant que tel.

Kyô a marmonné une série de mots incompréhensibles et, partant dans un rire incoercible, Satsuki allait le relâcher lorsqu'ils furent interrompus par des bruits sourds. Ryô a poussé un cri, effrayé, et Asagi l'a fixé avec curiosité avant de s'avancer vers la porte en murmurant "ce n'est que quelqu'un qui toque".
Lorsqu' Asagi a ouvert, il y a eu un instant de silence chargé de malaise. Les quatre hommes sont demeurés inertes, à regarder celui qui se tenait debout sur le seuil sans savoir où se mettre, et c'est tous ensemble à nouveau qu'ils ont éclaté de rire. À eux quatre, ils formaient une orgie d'hilarité qui, vue de l'extérieur, semblait dénuée de sens et de raison d'être. C'est avec des joues écarlates que Mashiro a vivement caché ce qu'il tenait dans ses mains derrière son dos.
-Qu'est-ce qui vous prend, à tous ? articula-t-il en faisant de son mieux pour paraître naturel. L'on dirait une cour d'école primaire !

Sans répondre par autre chose que son rire qui ne finissait pas, Asagi a posé ses mains sur les épaules du jeune homme et, alors qu'il voulut l'attirer à lui, Mashiro s'est vivement détaché et a reculé, le visage décomposé.
-Je reviendrai une autre fois.
-Pourquoi donc ? s'enquit Asagi qui avait cessé de rire.
Les autres ont arrêté avec lui, et Mashiro a senti quatre paires d'yeux peser sur lui. Embarrassé au plus haut point, il a reculé encore et secoué la tête.
-Je suis désolé. Je ne m'attendais pas à ce que tu aies des invités. C'est de ma faute, j'aurais dû prévenir.
-Eh bien, Mashiro, je t'invite aussi, si ce n'est que ça.
-Demande d'abord l'accord de ton frère, bougonna Ryô juste pour la forme.
-Je réfute l'invitation, de toute façon, s'empressa de dire Mashiro en balayant l'air de sa main tout en cachant l'autre derrière son dos. Excusez-moi pour le dérangement. Je reviendrai. Vous tous... j'espère vous revoir bientôt.

Alors même qu'Asagi allait insister, c'est Mashiro qui a saisi la poignée de la porte et l'a fermée avec force sur lui avant s'éloigner à toute vitesse.
Asagi est demeuré interdit devant cette porte devant une bonne minute.
-Eh bien, je ne vois pas beaucoup de perspicacité dans ce cerveau, commenta Kyô.
Asagi se tourna vers lui, et il semblait ne pas s'être remis du choc que celui d'avoir vu Mashiro refermer cette porte sur lui-même.
-Je crois qu'il me déteste, a-t-il prononcé d'une voix blanche.
-Tu ne vas pas te mettre à pleurer ? s'inquiéta Satsuki.
-Qu'ai-je fait de mal pour qu'il agisse ainsi ?
-Asagi, mon frère, mon amour, tu n'as donc pas compris ? s'exclama théâtralement Ryô en venant à son tour saisir les mains d'Asagi pour les porter à ses lèvres. Le problème, je crois, ne venait pas de toi mais de nous.
-De vous ?
-Eh bien, oui. Je crois que Mashiro simplement ne s'attendait pas à notre présence.

Asagi a tour à tour observé Satsuki, Kyô et Ryô avec une infinie curiosité, comme s'il venait seulement de découvrir leurs visages.
-Que dois-je faire ? s'enquit-il en reportant son attention sur son frère.
-Ce que tu veux, juste ça. Ce que je sais seulement, c'est que Mashiro semblait gêné de cette chose qu'il cachait derrière son dos.

Avant même qu'il n'ait pu prendre la moindre décision, ce sont Satsuki, Kyô et Ryô qui, en chœur, ont poussé Asagi vers l'extérieur.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                                                ~~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 

Hakuei s'est lentement redressé. Il a poussé un gémissement de douleur, suivi d'un petit rire lorsque, dans son mouvement, ses genoux l'ont fait souffrir. De toutes parts il se sentait ankylosé, courbaturé, et une heure lui avait suffi pour prendre alors une quarantaine d'années. Rester ainsi agenouillé, il en avait perdu l'habitude depuis si longtemps.
Il s'est étiré de tout son long, a fait des exercices pour se remettre d'aplomb et, alors, a ramassé l'enveloppe qu'il avait laissée ouverte sur le sol, devant cette commode au fond de laquelle il l'avait cachée avant de volontairement l'oublier, il y a... combien de temps, déjà ?
La lettre était datée de l'an 1999. Avec le temps, la chaleur et l'humidité des étés passés, le papier avait jauni, s'était quelque peu fripé mais les caractères écrits alors à l'encre de Chine, si délicats et pourtant si formels, étaient intacts. Comme il la tenait, ses mains tremblaient comme si à elle seule cette lettre pesait une dizaine de kilos. Mais elle n'avait que le poids du temps, et surtout celui des souvenirs qu'elle apportait à sa relecture.
Hakuei a maladroitement essuyé ses larmes naissantes d'un revers de manche et, soigneusement, a replié la feuille en trois et l'a glissée à nouveau dans l'enveloppe. Le tiroir de la commode était ouvert, il l'a refermé sans y glisser la lettre. Au lieu de cela, au lieu d'enfouir ses souvenirs là où il n'irait jamais les voir, il les a laissés là, en évidence.
Et c'est avec un mélange d'impatience et d'anxiété qu'il a attendu son arrivée.


Lorsqu'il a accueilli Natsuki a l'intérieur de sa maison, Hakuei semblait plus imposant, plus rayonnant que jamais. Son sourire avait la sérénité et la douceur d'un Ange, et Natsuki, d'abord soupçonneux de tant de jovialité, eut tôt fait de se sentir en confiance et vint combler le vide que laissaient les bras que Hakuei tendait vers lui.
-Pourquoi m'avoir appelé ? demanda l'homme en levant vers lui un visage lunaire et curieux comme un enfant.
-Je voulais te voir.
-C'est vrai ? Je suis content, dis. Je pensais que tu étais en colère parce que j'étais retourné voir Mao à la Fourrière... Mais tu avais l'air grave au téléphone. Alors j'ai eu peur qu'il ne se fût passé quelque chose.
-En vérité, c'est un rendez-vous.
En entendant ces mots, Natsuki a senti ses joues rosir et il a détourné le regard, gêné.
-Il ne s'agit pas -pour l'instant du moins- d'un rendez-vous amoureux, ne t'inquiète pas.
Bien qu'il semblât quelque peu déçu, Natsuki a reporté vers lui un regard plus serein.
-Quel genre de rendez-vous, alors ? s'enquit-il comme il se collait un peu plus à Natsuki, cherchant de l'affection comme un chiot attend les caresses de son maître.
Plus qu'une caresse, c'est un baiser au coin de ses lèvres que Natsuki a reçu.
-Il y a un endroit que je voudrais t'emmener visiter.
-Un endroit ? Où ça ? Oh, c'est tellement bien ! s'excita Natsuki en tapant joyeusement dans ses mains. Est-ce un endroit que je connais ?
-Oui, Natsuki. Et tu le connais même mieux que moi. Seulement, tu ne le sais plus.
-Que veux-tu dire ?
-Cet endroit... tu l'as juste oublié avec tout le reste de tes souvenirs.
La mine joviale de Natsuki s'est subitement assombrie, et le ciel transparent de ses yeux a semblé se voiler de nuages.
-Lorsque nous étions adolescents... tu m'as amené avec toi voir cet endroit ?
-Non, Natsuki. Nous y sommes tous deux allés, mais pas ensemble.
-Pourquoi ?
-Ce n'était pas possible, voilà tout.
-Pourquoi ?
-Parce que nous n'étions déjà plus ensemble.
La mine de Natsuki s'est renfrognée, et dans son amère inquiétude, il s'est détaché de Hakuei en secouant vigoureusement la tête.
-Je ne veux pas y aller.
-Il le faut.
-Il le faut ? Ou bien c'est toi qui le veux ? Hakuei, pour te dire la vérité, cet endroit me semble laid à voir. Je peux le dire d'instinct.
-Cet endroit pourtant t'appartient, Natsuki.
-M'appartient ? Une chose si laide peut m'appartenir ?
-Tu as décrété seul qu'elle est laide. De plus, tu n'as pas eu le choix.
-Est-ce que tu délires ? Je ne suis plus tes élucubrations. Plutôt que de m'emmener voir un endroit dont je n'ai que faire, restons ici. Ou emmène-moi au restaurant. Non, restons ici.
Natsuki s'est jeté sur lui comme un égaré du désert sur une oasis. Et alors que, timidement, ses lèvres s'approchaient des siennes, Hakuei l'a vivement repoussé. Bien que ce geste fût sans violence, il a profondément choqué Natsuki qui est demeuré incapable de prononcer le moindre mot, interdit.
-Ne te méprends pas, a simplement déclaré Hakuei.

Il y avait un ton si doux dans ces paroles tranchantes. Troublé, Natsuki n'a pu que déclarer forfait lorsque les mains de Hakuei ont saisi les siennes.
-Viens avec moi, mon ange. Parce que je veux que tu les voies, je veux que tu les retrouves, viens avec moi dans cet endroit. Pour la première fois depuis si longtemps, allons ensemble visiter les souvenirs que tu as oubliés.
 
 
 
 
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Ils avaient arpenté la route durant des heures, et plusieurs fois il crurent qu'ils ne dussent arrêter la voiture pour continuer le chemin à pied. Ce qu'ils firent au bout d'un moment, et c'est main dans la main qu'ils ont marché droit vers cette destination que Natsuki ne connaissait plus et qu'il avait peur de rencontrer à nouveau. La distance entre les arbres se faisait de plus en plus étroite, la lumière de plus en plus cachée par les feuilles embroussaillées entre elles, et de temps en temps Natsuki serrait sa main plus fort contre celle de Hakuei, comme s'il craignait qu'un danger ne s'abatte sur lui.
-Ce n'est pas possible, murmura l'homme d'un ton que la peur rendait rauque. J'ai peur des forêts. Cela ne peut appartenir à mes souvenirs. Il est impossible que je me sois déjà rendu dans un endroit pareil.

Mais Hakuei demeurait silencieux, et l'inquiétude de Natsuki ne faisait que s'accroître. À la fin, la fatigue de la marche était telle qu'il ne parvenait plus à ressentir la moindre peur, et ne pensait qu'au moment béni où ils s'arrêteraient enfin.
Peu à peu les rayons du soleil filtraient à travers les feuillages, venaient caresser leurs visages et apporter à Natsuki un peu de réconfort. La forêt se faisait de plus en plus éclaircie comme les arbres de plus en plus rares. En moins de temps qu'il ne fallut alors pour le dire, ils s'étaient retrouvés à la lisière d'une clairière où ils s'arrêtèrent. La fatigue l'avait rendu tant indifférent, et ce repos tant attendu l'avait si soulagé que Natsuki se laissa effondrer sur le sol et s'y coucha le plus naturellement du monde en fermant les yeux.

Il s'est éveillé sous une double caresse, celle des rayons qui léchaient délicieusement sa peau, et celle de la main de Hakuei qui, le frôlant à peine, dégageait tant de douceur.
-Tu m'as laissé dormir ? marmonna-t-il d'un ton ensommeillé en se redressant en position assise.
Encore une fois, Hakuei ne répondit pas. Un sourire de tendresse flottait sur son visage, mais Natsuki remarqua avec intrigue que son regard, étréci, était rivé vers un point fixe qu'il ne lâchait pas.
Parce qu'il avait aussi le soleil dans les yeux, Natsuki, la main en visière, mit longtemps à remarquer cette chose rectangulaire et blanche au loin que Hakuei regardait avec tant de gravité.
-Qu'est-ce que c'est ?
Mais il n'a pas attendu de réponse et, troublé, il s'est dirigé vers cette chose anonyme. Hakuei l'a suivi des yeux, retenant son souffle, et bientôt dans l'horizon limité de la clairière Natsuki n'était qu'une minuscule silhouette blanche agenouillée devant cette chose mystérieuse.
Il ne fallut que quelques secondes pour voir cette même silhouette revenir vers lui en courant. Ça ne l'a pas surpris. Le corps de Natsuki est venu se fondre contre le sien, convulsant.
-Qu'est-ce que c'est ?! s'étranglait-il d'une voix entrecoupée par les sanglots. Qu'est-ce que c'est ?! Hakuei, réponds-moi ! Pourquoi est-ce qu'il y a une tombe ici ?! Pourquoi ?! Pourquoi le nom qui y est gravé est le même que celui que je porte ?! Ce n'est pas possible, dis ! Mes parents ne peuvent pas se trouver là-dessous !

Hakuei n'a pas pu répondre. En même temps que son cœur, il a senti sa gorge se serrer, alors il a enfermé Natsuki dans son étreinte, caressant fiévreusement son crâne, ses joues ruisselantes d'eau salée, ses bras nus qui, sous la chaleur extrême, frissonnaient, son dos, sa nuque, son visage encore... Il n'y avait pas de mots pour décrire le regard désespéré que son ami si cher lui lançait. Natsuki l'implorait, en réalité, oui, il l'implorait, mais comment Hakuei pouvait-il répondre à ces prières ?
-Pourquoi est-ce qu'ils sont enterrés dans une clairière... Dis-le moi, je t'en prie. Je n'arrive pas à comprendre. C'est une mascarade ? Ce n'est pas un endroit pour enterrer des personnes ! Qu'est-ce qu'ils font là ?! Pourquoi ne sont-ils pas dans un cimetière comme tout le monde ?

Le visage de Natsuki se décomposait un peu plus de seconde en seconde, à l'image de son cœur, au fur et à mesure qu'il semblait réaliser des choses.
-Ce n'est pas vrai, ça, Hakuei... Allez, dis. Même si j'ai tout oublié le jour où... ce jour où j'ai fait ça, Hakuei, une chose pareille, je n'aurais pas pu... J'aurais au moins dû me souvenir de l'endroit où sont enterrés mes parents ! Alors dis-moi que c'est un cauchemar ! Dis-le moi ! Même si tu t'y trouves en ce moment même, pardonne-moi, mais ça ne peut être qu'un cauchemar !

Hakuei comprenait parfaitement ce que ressentait alors Natsuki. Plus que de la terreur, plus que du chagrin même, c'était la culpabilité qui le dévorait. C'est pour cela qu'il le suppliait du regard, le suppliait pour lui dire "je t'en prie, dis-moi que je ne suis pas comme ça."
-Ce n'est pas de ta faute, mon ange.
-Mais j'ai oublié, Hakuei... J'ai oublié le seul endroit où à présent se trouvent ceux qui m'ont donné la vie... Et tout ce que je devrais me dire, c'est que ce n'est pas de ma faute ? Dis, Hakuei, moi, je ne sais plus... J'ai même oublié la raison de leur mort. À l'hôpital, lorsque je me suis réveillé du coma, ils m'avaient dit qu'ils avaient eu un accident de la route... Mais ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?

Au fur et à mesure qu'il parlait, Natsuki semblait se ternir, se faner, et se replier sur lui-même si bien qu'à la fin Hakuei avait l'impression de tenir le corps d'un enfant dans ses bras. Il eut le sentiment désagréable de revoir ce Natsuki qu'il avait connu alors lorsqu'il était pour la première fois venu le voir à l'hôpital. Un Natsuki trop pâle, trop maigre, trop fragile. Un Natsuki au seuil de l'effondrement.
-Non, mon ange. Ce n'est pas un accident de la route, réussit-il à articuler malgré l'émotion.
-Alors, dis-moi, implora-t-il en serrant ses doigts graciles autour de ses bras. Dis-moi ce qui leur est arrivé.

Alors, en silence, Hakuei a passé la main dans la poche intérieure de sa chemise et a tendu l'enveloppe à Natsuki.
-"9 août 1999. Pour Hakuei." lut-il à voix basse.
Natsuki l'a interrogé du regard et, comme son ami hocha la tête en signe d'assentiment, Natsuki retira la lettre avant de la déplier soigneusement.





Après qu'il ait lu la lettre une dizaine de fois pour le moins, comme s'il avait voulu s'imprégner de chaque mot par toutes les pores de sa peau, Natsuki est demeuré agenouillé, vidé de toutes ses forces.
-En ce temps-là... murmura-t-il comme à lui-même, les yeux baissés et perdus dans le vague. Ils m'avaient déjà fait interner. Et toi, Hakuei, toi, tu étais parti loin pour tes études, du moins c'est ce que tu disais, mais en fait, tu étais toujours là, pas vrai ?
Hakuei a hoché la tête, bien que Natsuki ne pouvait le voir. Mais sa réponse a été ressentie, et Natsuki a continué :
-En réalité, mes parents ne voulaient plus que je te voie... Ce n'était pas pour me protéger, mais c'était pour te protéger, toi. C'est ce qu'ils avouent dans la lettre. Même s'ils ne le disaient pas, même s'ils te faisaient croire que c'était pour moi car il m'était plus bénéfique de ne voir personne afin que tu acceptes de t'éloigner de moi, en réalité, ils voulaient juste te protéger... Parce qu'ils tenaient à toi, mon meilleur ami, qui avais tant pris soin de moi depuis notre enfance, ils ne voulaient pas que mon état psychique ne te fasse du mal. Et à moi tu disais partir à Osaka pour tes études ; alors que tu restais à Tôkyô, tu as pu me mentir... Hakuei, dans le fond, tu devais être si soulagé de ne plus avoir à t'occuper du fardeau que je suis. Je ne me souviens pas des adieux pourtant, j'ai le sentiment qu'ils ont été déchirants. C'est certain, je ne voulais pas être séparé de toi, le seul qui me donnait tout l'amour dont j'avais besoin, pourtant, je ne pouvais me résoudre à te forcer à rester avec un être dont la fragilité ne pouvait que te nuire. Encore maintenant... je suis si désolé de ne pas être fort comme toi. Même si c'est seulement toi qu'ils ont cherché à protéger, je ne peux pas leur en vouloir... Si tu étais resté avec moi depuis cette époque, qui sait ce que tu serais devenu aujourd'hui ? Moi, c'est le Hakuei que tu es maintenant que j'aime. Je ne voudrais pas d'un être que j'aurais détruit. Tu es fort, c'est parce que tu as été préservé de moi que tu as pu rester fort. Je suis si heureux que mes parents t'aient témoigné leur reconnaissance en faisant cela... Pourtant, ils ont fini par le regretter...

D'un mouvement infiniment lent, comme si chaque geste lui demandait un effort surhumain, Natsuki s'est allongé sur le flanc, ignorant les brins d'herbe qui chatouillaient son visage. Une main sous sa joue, et ses yeux qui, rivés cette fois vers Hakuei, ne semblaient malgré tout pas le voir, il a continué d'une voix comme venue de très loin. Comme d'un passé oublié.
-Cette lettre datant du 9 août 1999... C'est bien l'écriture de ma mère, oui, mais c'est comme si en l'écrivant, elle tremblait. C'est bien ce que disait cette lettre, non ? Ils ne l'avouaient pas directement, pourtant il apparaît clairement qu'ils ont fini par regretter leur décision. C'est pourquoi, ce jour-là, ils t'ont tout avoué... Qu'ils allaient mettre fin à leurs jours, tous deux ensemble, et que lorsque tu auras reçu cette lettre, ils ne seraient déjà plus de ce monde...
Ils t'ont dit de revenir vers moi... Puisqu'ils étaient lâches, puisqu'ils n'avaient plus la force, puisqu'ils m'abandonnaient... Ils s'en sont remis au seul sur qui ils pensaient pouvoir compter : toi. Dans le fond, je me demande s'ils s'inquiétaient vraiment pour moi... Peut-être qu'ils se sentaient trop coupables d'abandonner leur fils. Et malgré toutes les promesses qu'ils t'avaient fait faire, ils t'ont prié de revenir vers moi afin que je ne sois pas seul. Parce que "ma fragilité m'amènerait à la mort en apprenant la leur", il fallait que quelqu'un soit là avec moi. Et lorsque je l'ai appris, Hakuei, lorsque j'ai su que mes parents avaient mis fin à leurs jours, dans cette clairière même où on les a enterrés, tu étais avec moi, c'est vrai. Parce que c'est toi qui me l'as dit.

À ce moment-là, plus que jamais, Hakuei a connu la douleur de l'impuissance. La douleur de se sentir inutile face à la souffrance de l'être qu'il aime le plus au monde. Mais lorsque, désespéré et empli d'amour, il a voulu prendre dans ses bras le corps étendu, Natsuki l'a violemment repoussé.
Mais son regard était toujours aussi vague, perdu dans le néant.
-Non, Hakuei. Ne fais pas ça. Ne me touche pas, n'essaie pas de me réconforter. Je n'en ai pas besoin. Le désespoir que j'ai ressenti ce jour-là, Hakuei, ce désespoir qui a fini par me rendre fou et me pousser au suicide quand j'ai appris la mort de mes parents, je ne peux plus le ressentir maintenant. J'ai oublié toute la tristesse, toute la terreur, cette déréliction, cette angoisse et ce sentiment insoutenable de vide que l'on ressent à la mort d'un proche... Je l'ai complètement oublié. Je ne me sens pas triste, tu sais.

"Alors, pourquoi est-ce que tu pleures ? Dis, Natsuki, est-ce que tu t'en rends seulement compte ?"

Faiblement, Natsuki a rendu l'enveloppe à Hakuei qui hésita longtemps avant de la saisir. Il avait le sentiment à présent que cette lettre ne lui appartenait plus, mais était une archive des souvenirs perdus de son ami.
-La seule chose à faire serait de changer le passé. De toute façon, cela est impossible. Alors, maintenant, je chercherai seulement à vivre le présent avec toi. Si tu le veux bien, Hakuei, si tu ne m'en veux pas pour ce que j'ai fait, je voudrais vivre le présent encore avec toi.
-Si je ne t'en veux pas... pour ce que tu as fait ? répéta l'homme, troublé.

Sans le regarder, Natsuki a souri.
Un sourire pareil, Hakuei y préférait encore les larmes.
Les yeux fermés, Natsuki a aveuglément tendu sa main, cherchant celle de Hakuei. Il a trouvé ses deux mains qui ont saisi la sienne avec plus de tendresse que jamais. Mais le visage de Natsuki était pâle, si pâle qu'on pouvait y lire quelque chose en transparence. Quelque chose qui ressemblait à un drame intérieur.
-Je le sais, Hakuei. Personne jamais ne me le dira, mais je le sais. Que si mes parents se sont donnés la mort, c'est que c'est moi qui leur ai ôté toute volonté de vivre.

Comme si ses propres paroles l'avaient ressuscité, Natsuki s'est subitement redressé, brillant de lucidité, et, après avoir aidé Hakuei à se relever, s'est mis à marcher calmement vers la forêt.

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