Puis-je être un connard comme les autres ?

Thierry Kagan

 

Pour le commun, au premier coup d'œil, ça ne se voit pas.

Je suis… un intellectuel.

En deux petites phrases - des phrasounettes, même - c'est vrai, difficile de se rendre compte.

Mais quand bien même je vous aurais servi un pavé, ça ne vous aurait pas plus avancés.

Pour se rendre compte, faut des yeux avec un vrai cerveau accroché derrière.

Voyez ?

 

En fait, on se reconnaît entre nous.

Entre gens capables de donner un avis un petit peu sur tous les sujets.

Comprenez, non ?

 

Bon, une dernière cartouche.

 

Pour vous dire - à vue de nez, comme ça - je fais partie d'environ 5% des gens sur Terre qu'on place tout en haut du panier.

Ca fait pas beaucoup, ça se compte sur quelques centaines de millions de doigts, les intellectuels.

Pas plus.

 

Et comme je suis un intellectuel, on me réclame, on… on s'intéresse à moi.

On doit.

Je reçois des invitations, des sollicitations, des demandes de position.

Et en retour, je renvoie des confirmations, des recommandations, des avis sur la question.

Et quelques fois aussi, quand on oublie que je suis un intellectuel, je ponds des assignations.

Tout ça, quoi !

 

Mais… faut pas croire !

Un intellectuel, pour rester bon, faut qu'il se ménage.

 

C'est pourquoi, je n'oublie pas, souvent – très souvent – de me poser à la terrasse d'un café.

Comme là, tout de suite, immédiatement.

Bien sûr, pour peu qu'il y ait un peu de monde, ici et là.

Et autour, aussi.

Voyez ?

C'est important de laisser une chance aux gens de cotoyer moins petit que soi.

Et comme là, maintenant, il arrive que sans émettre un son, j'attire.

 

Pendant que je regarde mon café et m'interroge sur le sens des aiguilles d'une montre, un regard se porte.

Sur moi, mais surtout – sans aucun doute - sur ce que je dégage.

 

Je me dis, comme on se reconnaît bien entre intellectuels que...

 

Eh bien non : c'est simplement une femme !

 

- Bonjour !

- Bon… jour...

- Vous me trouvez jolie ?

- Ecoutez, je trouve jolis une voiture, une montre, un chien. Mais une femme ! C'est tristement voué à l'impérennité, de dire qu'une femme est jolie.

- C'est quoi ce mot ?

- C'est pas grave.

- Allez. Laissez-vous aller !

- Ecoutez ! Oui, oui, allez, bon… On peut… je m'engage, je prends position - je suis un intellectuel, après tout – oui ! Je peux dire que vous êtes jolie.

- Ah ! J'en étais sûre. Et ça vous dirait qu'on passe un bon moment, ensemble, tout les deux ?

- Et on ferait quoi ?

- On prendrait position...

 

Tiens !

Serait-elle une intellectuelle, elle aussi ?

Une jolie. Et puisque je l'ai dit, c'est que ça doit être vrai : une intellectuelle jolie !

Soyons ouvert !

Discutons.

Prenons position !

 

- Mais... mais que faites-vous ? Je veux bien discuter, mais... c'est bien mon esprit qui vous touche, n'est-ce pas ? Garçon, garçon ! Veuillez m'aider…

- Connard, va !

- Comme vous y allez ! Posez-moi une question, n'importe laquelle. Vous verrez que je ne suis pas un connard d'intellectuel, comme vous semblez dire.

- Une question, une question ? OK. A quoi vous servez ?

- Mademoiselle, vous me gênez... C'est que… Rapprochez-vous, je vous prie. Vous êtes bien sûre que vous voulez me poser cette question... "A quoi je sers ?"... pas une autre ?...

- Une plus simple ?

- Ecoutez… après réflexion, ce n'est pas de refus. Je ne suis qu'un intellectuel, ne l'oubliez pas...

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