Quand selles culture

petisaintleu

Longtemps, je ne connus qu'une seule culture, celle des artichauts. Mes parents étaient agriculteurs à Saint-Pol. Il était donc logique que cette production prît une part léonine dans notre quotidien breton.

Les seuls ouvrages dont nous fîmes l'acquisition furent les dix tomes d'une encyclopédie refourguée par un camelot dont on ne peut qu'admirer le talent. Il aurait normalement dû être chassé par le paternel à coups de fusil ou cloué à la porte de la grange comme la photo de la chouette de la page 104 du 3e tome.

Internet fut encore un luxe réservé à quelques privilégiés durant un bon nombre d'années. Alors, pour tuer l'ennui et m'échapper un tant soit peu des heures harassantes que je devais passer dans les champs après les cours, je me plongeais avec passion dans la lecture. J'ai la chance d'avoir une mémoire photographique. Des mois après avoir compulsé des articles sur Catherine II, sur le Swaziland ou sur Prokofiev, je pouvais encore entendre leur musique dans ma tête.

Ainsi, petit à petit, je m'extrayais de la fange qui constituait mon environnement. Je me pris de passion pour l'étude des territoires. Je ne pouvais pas blairer les côtes finistériennes et leurs constantes odeurs de lisier ou d'algues en décomposition selon les caprices du vent. Le Massif armoricain était trop érodé à mes yeux. Après ma licence à Brest, j'eus la chance, grâce à mes résultats, de pouvoir migrer vers l'université de Grenoble. Six ans plus tard, fort de mon doctorat à l'Institut de Géographie Alpine et ma rencontre avec Béatrice, je pris la décision de m'y fixer définitivement.

Ma fonction de maître de conférences me comblait. J'avais conscience que pouvoir vivre assez confortablement de sa passion et la transmettre était un privilège rare.

La perception du temps et du déroulé des événements sont étranges. Il est compréhensible qu'à l'échelle géologique, le cerveau humain ait du mal à appréhender le long travail de sape érosif du vent et de la pluie. Au même titre qu'il est impossible de concevoir la grandeur de l'univers et le nombre de galaxies qui le peuple, il est difficile d'imaginer qu'un massif hercynien fut un jour aussi vertigineusement élevé que le sommet d'une montagne de la Maurienne ou du Valais. Dans mon cas, les changements s'opérèrent en à peine cinq ans.

La première remarque, je l'ai considérée comme une blague potache. Un étudiant s'insurgea que l'on opposât la majesté du mont Blanc aux montagnes Noires qui culminent péniblement à 318 mètres. Un mois plus tard, l'amphi ou j'enseignais fut tagué d'un « Conard de blan esclavagiste » (sic). J'avais abordé cette étendue d'eau lors de mon intervention précédente en évoquant l'éboulement du mont Granier en 1248 à l'origine de sa formation.

La progression se fit à la vitesse d'un volcan effusif qui recrache sa lave depuis la chambre magmatique. Personne ne fut en mesure d'en freiner la progression. Des manifestations estudiantines se déroulèrent dans toutes les villes de l'Hexagone. Fort opportunément, les anarchistes en profitèrent pour brandir leur drapeau noir comme signe de ralliement.

Le gouvernement, comme à son habitude, se rangea du côté des plus forts en gueule, d'autant plus que l'échéance des élections présidentielle approchait. Juste avant la fin de la session parlementaire, il fit adopter par ses godillots un texte de loi qui interdisait toute référence de couleur jugée stigmatisante. On en profita pour arroser de subsides des pouvoirs publics une xième commission Théodule. On prit le plus grand soin à ce que la parité interculturelle et transgenre soit respectée au détriment de toute compétence technique. Un tsunami européen prit le relai : adieu la Porta Nigra, la Schwarzwald, « rara avis in terris nigroque simillima cygno » (« un oiseau rare dans le pays, rare comme un cygne noir ») du romain Juvénal fut interdit et passible de cinq-mille euros d'amende si on l'utilisait.

De mon côté, je me remets doucement à l'hôpital du tabassage en règle que j'ai subi après avoir eu l'outrecuidance d'aborder la mer Noire. J'en suis quitte pour trois côtes cassées et des yeux au beurre noir.

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