Que j'aime ma famille

Dominique Capo

pensée

J'aime ma famille. J'aime ma mère ; j'aime ma grand-mère, j'aime ma sœur, ainsi que son compagnon et mes neveux. Plus que je ne saurai le dire. Plus que mes pauvres mots ne sauraient le décrire. C'est un sentiment que je garde au fond de moi ; dans mon cœur, dans mon âme. Il est cet ultime refuge auquel je m'accroche désespérément comme une bouée de sauvetage, lorsque tout le reste s'effondre inexorablement devant moi. Lorsque je me sens perdu, oublié, trahi, blessé, humilié. Lorsque les aléas de l'existence me conduisent sur des chemins que j'aurai dû éviter d'emprunter. Lorsque j'ai tenté ma chance et que j'ai perdu. Lorsque j'ai espéré et que la réalité m'a rattrapée. Lorsque mes ambitions ont été brisées ; mes efforts ont été annihilés.


Ma famille est ce que j'ai de plus important, de plus cher au monde. Je m'ouvrirai les veines devant chacun ou chacune de ses membres, pour leur montrer combien je les aime. Je serai capable de sacrifices titanesques afin d'être, en toutes circonstances, présents à leurs cotés. Je m'épuiserai jusqu'à ce que je n'en puisse plus, je me tuerai à la tâche, plutôt que de les abandonner ou de les négliger. Même lorsque c'est à mon détriment, même lorsqu'ils ne me comprennent pas, me jugent et me condamnent parce que ma façon de fonctionner, de penser, d'agir, est différente de la leur ; inévitablement. Même lorsque, parfois, mes choix sont, à leurs yeux, insignifiants, négligeables, dérisoires, éloignés de leurs préoccupations.


Ma famille, je l'aime comme elle est : avec ses qualités et ses défauts ; avec ses forces et ses faiblesses ; avec ses paradoxes et ses ambivalences. Avec ses drames et ses joies ; avec ses bonheurs et ses malheurs ; avec son passé, son présent, et son avenir. Et Dieu sait que sa route a été – est, et sera – parsemée de dangers, d'épreuves, de cauchemars, d'épuisements, chaque jour qu'elle a affronté.


Ma famille, je la suivrai jusqu'en enfer s'il le fallait. Je l'ai déjà fait ; et à plusieurs reprises tout le long de ma propre destinée. Comme chacun de ses membres, j'y ai laissé bien plus que quelques meurtrissures. Comme chacun de ses membres, mon âme, mon cœur, mon corps même, ont été mutilés, déchirés, broyés, à d'innombrables reprises. Je suis convaincu que si les Limbes existent, il y a longtemps que nous y errons.


Je suis conscient que, malgré tout, nous ne sommes pas les plus malheureux du monde ; loin de là. Il y a toujours pire que soi lorsqu'on observe ceux et celles qui vivent dans la faim, dans le froid, dans la peur ; lorsque la guerre, la maladie, la mort, la misère, les ravagent et les emportent sans discernement. Et malgré mon handicap, malgré mes pleurs parfois, malgré cette solitude que je ressens au plus profond de moi de temps en temps, je ne devrai pas me plaindre de mon sort. Je devrai l'accepter, m'y soumettre sans rechigner. Le regarder en face pour l'adopter tel qu'il se livre à moi.


Je devrai certainement accomplir davantage pour ma famille que je ne le fais. Ne plus me lamenter qu'elle ne s'intéresse pas – ou peu – à mes centres d'intérêts ; à mes réflexions philosophiques, à mes écrits, textes, exposés, poèmes, nouvelles, ou recherches historiques. Je devrai me sentir concerné par leurs préoccupations quotidiennes, leurs soucis journaliers, tels que « qu'est-ce que l'on va manger aujourd'hui ou demain ? » ; « les voyages que nous avons effectués jadis » ; « les tracas sur le club hippique, sur la gestion des batteries de poulets du compagnon de ma sœur », etc. Ces mêmes thèmes qui reviennent sans cesse et sans cesse sur le devant de la scène à chaque repas, à chaque fois que nous nous rencontrons. Je devrai faire davantage d'efforts en ce sens, j'en suis conscient.


Je m'en veux tellement d'en être incapable. Que ce soit au-dessus de mes forces. Que, dès que ces éléments reviennent – quotidiennement – sur le devant de la scène, je ne puisse le supporter. Rien que de penser à la réaction qui est la mienne dans ces instants-là, je me hais tellement. Je me déteste à hurler de répugnance à mon encontre. Je songe que je souhaiterai être quelqu'un d'autre, afin de pouvoir leur faire plaisir ; afin de convenir aux desseins qui sont les leurs en ce qui me concerne.


Je me méprise farouchement d'être l'homme que je suis. Cet intellectuel, plongé en permanence dans ses livres, dans ses textes qu'il rédige à longueur de journée, dans ses pensées tournées vers l'Histoire, l'actualité, les questionnements sur l'avenir de l'Humanité, la Religion, la Cosmologie, etc.


Ces mêmes choses qui, depuis que je suis adolescent, ont contribué à ce que mes camarades de classe, les gens que j'ai croisé ici ou là dans leur grande majorité, me voient comme un étranger. Inévitablement, instinctivement, quasi-systématiquement, me regardant comme un intrus dans les conversations menées par les uns et par les autres. M'adressant la parole, me demandant mon avis sur tel ou tel thème qu'en dernier recours. Quand personne n'a plus rien dire et, qu'un instant, un silence gênant s'installe parmi les convives.


Timidement, humblement, avec une once d'amertume de honte, et de regret de devoir me mettre, exceptionnellement en avant, j'essaye d'attirer leur attention sur ce qui me passionne, me fascine. J'essaye de discuter des textes que je suis en train d'écrire, sur lesquels je suis en train de réfléchir, de rassembler mes idées pour les retranscrire. Je tente maladroitement d'évoquer mes conversations riches et diverses – à mes yeux – que j'ai avec mes interlocuteurs et mes interlocutrices virtuelles. De souligner tel ou tel point qui m'a enthousiasmé, fait réfléchir, captivé, ouvert de nouvelles pistes à explorer. Cela dure trois à cinq minutes, pas plus. Avant que les personnes avec lesquelles je suis estiment le sujet épuisé, et ne reviennent à leurs discussions précédentes. Et moi, je retombe dans le silence et l'ennui, le désespoir et l'humiliation de ne pas être à la hauteur de leurs consultations.


Alors, sans qu'ils ne s'en rendent compte, trop concentrés sur leurs échanges, je pleure intérieurement. Des larmes invisibles coulent le long de mes joues. Je n'ai qu'une seule envie : disparaître aux yeux de tous, me fondre dans le décor et devenir invisible. Je souhaite ne plus exister, être quelqu'un qui leur ressemble, éventuellement, dans le but de les contenter. Or, comme je n'y parviens pas, j'ai l'impression d'être un écorché vif aux plaies purulentes et suintantes de miasmes. J'ai le sentiment d'être un monstre abject dans l'impossibilité de s'adapter aux communes affaires des êtres qui me sont les plus chers.


Mon visage parle pour moi, puisque celui-ci reflète la tristesse qui est la mienne. A la fin de chacune de nos entrevues, je suis invariablement sermonné parce que je n'ai pas réussi à sortir de ma coquille. Un jour, quelqu'un m'a conseillé : « Mais, tape du poing sur la table ; fais toi entendre si tu désire aborder un thème qui a de la valeur pour toi ; si tu veux faire valoir ton opinion, ton accord ou ton désaccord avec tel ou tel propos. ».


Je ne suis pas fabriqué comme cela. J'ai trop de respect et d'amour pour les gens qui sont autour de moi, pour les membres de ma famille comme je l'ai décris plus haut, pour leur imposer ce genre d'admonestation. Je m'y suis déjà employé à plusieurs reprises. Lorsque je n'en pouvais plus d'être remis à ma place, d'être renvoyé dans les cordes, et que je finissais par exploser. Ces interventions se sont toujours terminées par des drames ; des larmes de la part de chacun ou chacune des personnes présentes ; moi y compris. Ayant touché à des évocations particulièrement sensibles et éprouvantes, elles me revenaient en pleine figure. Ayant brisé la sérénité et « l'entre-soi » habituel, j'étais mis sur le banc des accusé, jugé et condamné parce que je ne m'étais pas soumis aux non-dits et aux apparences.


Ces apparences qu'il ne faut pas fissurer par respect envers les plus anciens. Parce qu'ils vous offrent des présents, vous font régulièrement plaisir en vous achetant des mets raffinés, des plats que vous n'avez pas l'habitude de manger, faute de moyens. Ces plus anciens qu'il faut remercier, auxquels il faut se soumettre bon gré mal gré en écoutant leurs éternelles paroles sur des instants d'autrefois maintes fois rabâchés. Auxquels il faut être sans cesse reconnaissants en se conformant à l'image qu'ils désirent avoir de vous afin de ne pas les contrarier, les bousculer, les déstabiliser. C'est quelque chose que l'on n'hésite pas à me rappeler à la moindre occasion.


Certains, comme tous les autres membres de ma famille, sont capables de l'endurer. Moi, j'ai beau essayer – quand je n'ai pas d'autre solution - ; toutefois, c'est aujourd'hui au-dessus de mes forces. Celles-ci ont si souvent été éprouvées par le passé par ces contraintes « normalisées », que désormais j'y suis totalement réfractaire.


Je n'ai donc qu'une unique façon d'y échapper : fuir. Partir, m'isoler, me retrancher dans cette forteresse où nul ne peut m'atteindre. Où nul ne peut me museler, m'interdire de m'exprimer librement ; tel que je suis véritablement. Je me réfugie dans ma chambre, à visionner un film, à lire. Je me réfugie dans le bureau, devant mon ordinateur, pour écrire, pour dialoguer avec mes contacts virtuels d'ici ou d'ailleurs. Je rêve de partager avec eux ou elles des conversations au cours desquelles je pourrais être moi-même. A la table d'un restaurant, autour d'un café, au cours d'une ballade à l'autre bout de la France ou à l'autre bout du monde.


Je rêve de sortir de cette prison à laquelle je ne peux échapper. Et en même temps, à laquelle je ne dois pas me soustraire, parce que je ne veux pas faire de peine à ceux et celles que j'aime.


Tout en espérant, lorsque je suis assis sur ma chaise, au milieu de ces convives qui sont de mon sang, qu'un jour, ils comprendront que moi aussi, j'ai des choses intéressantes à dire. En vain, évidemment. Tout en espérant qu'un jour, les personnes qu'ici je sollicite du plus profond de mon âme et de mon cœur, m'accueillent à leurs cotés. Parce que la lumière que je discerne en eux ou en elles, et qui m'attire tant amicalement dans leur direction, est, à mes yeux, une véritable bénédiction. C'est une bouffée d'oxygène, une sensation de bien-être, de liberté, de libération, qui ne m'a été que très rarement accordée. C'est une délivrance, au travers de la réalisation de cet idéal, que je concrétise.


Une façon de me retrouver en accord avec moi-même, tout simplement. Mais une monstrueuse souffrance aussi parce que je ne suis pas celui que je devrai être aux yeux des êtres qui me sont les plus chers. Que je déçois quand je me révèle à eux et à elles déchiré par ces insatiables tourments.


Alors que j'aime tant ma famille, au point de m'oublier pour elle. Alors, que j'aime tant ma famille que j'en ai honte d'être moi-même ; que je dois me dissimuler, fuir, pour m'exprimer librement. Tandis qu'elle croit, malheureusement, que je suis aussi spontanée qu'elle. Que j'aime tant ma famille que je me contraint, je me résigne à me taire, pour la laisser émancipée lors de ses informelles discussions Que j'aime tant ma famille que je suis susceptible de tout sacrifier pour elle. Que j'aime tant ma famille que je désirerai qu'elle me voit telle que je suis. Qu'elle m'ouvre ses bras en me montrant que je n'ai pas à avoir peur de ses jugements ou de ses condamnations. Qu'elle ne me considère plus comme un enfant turbulent qui doit obligatoirement se taire pour « laisser parler les grands ». Et ainsi lui interdire de se dévoiler à elle tel qu'il est réellement...

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