Rage

My Martin

Le révolté

Jadis, j'ai lu le guide touristique "Les Pyrénées mystérieuses", aux éditions Tchou (1973). Livre épais, rectangulaire, à la couverture noire -carton, tissu- avec une image carrée en couleurs.

La terrifiante histoire de Blaise Ferrage, "l'Ogre de la grotte de Gargas".


De mémoire. XVIIIe siècle, lointaines Pyrénées, montagnes sauvages, forêts profondes, ours, loups. Ferrage attaque pour les violer, des bergères isolées.

Une gravure en noir et blanc le représente, il entraîne une pauvre fille, échevelée, vêtements en lambeaux, au fond de la grotte de Gargas, Aventignan -le porche d'entrée s'ouvre derrière lui. Il va la violenter puis la dévorer. "L'Anthropophage des Pyrénées". Le sol est jonché d'os blanchis. Bête sauvage et lubrique. La presse en fait des gorges chaudes, les lecteurs se bousculent.

Chasse, traque de Ferrage -le nom contient "Rage"-, il connaît bien le pays, s'échappe toujours. Il est bientôt arrêté, exécuté à Toulouse, devant la foule aux yeux protubérants. L'ordre du Roi s'impose.


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Blaise Ferrage, dit "Seyé" ou "Chaillé"     Cescau, 1755-Toulouse, 1782        27 ans

né en 1755 à Cescau, Couserans (Ariège)


XVIII siècle, violeur et assassin  

Auteur d'au moins vingt-deux viols, un assassinat et deux tentatives de meurtre

Condamné à mort. Roué vif à Toulouse, le 13 décembre 1782


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Département de l'Ariège -"Aurigera", or. Les Gaulois pratiquaient l'orpaillage. Les torrents d'eau vive charrient des paillettes d'or.

Le Couserans, cœur des Pyrénées, nature sauvage.

Cescau -"sec et chaud"- est un village du Couserans, sur le Lez, affluent du Salat, entre 480 et 1 107 mètres d'altitude. Sud-Ouest de la zone d'attraction de Saint-Girons, à 11 km. Castillon-en-Couserans est à 1,3 km. Balaguères, à 2,1 km. La frontière espagnole est proche, accessible -contrebande. Surveillance par les Gabelous qui disparaissent opportunément dans les vallées encaissées. Les échanges sont ancestraux, les terres sont gérées en commun (pâturages).

Fortes neiges en hiver, la circulation est malaisée, les villages sont isolés. Les familles se replient autour de la cheminée, dans les maisons aux murs épais, aux fenêtres étroites.


20 juin 1752, mariage de Jean Ferrage et Gabrielle Antras.

Jean Ferrage, fils de Jean Ferrage et de Françoise Castel, de Cescau. il décède le 25 février 1785.

Gabrielle Antras, fille de Jean Antras et de Jeanne Brune, de la paroisse de Balaguères. Gabrielle décède le 18 septembre 1781. Elle a connaissance des crimes de son second fils, Blaise, mais disparaît avant son exécution.


Trois fils

l'aîné, Jean, né le 23 décembre 1753

le cadet, Blaise, né le 22 décembre 1755. Blaise -qui balbutie, bégaie.

le benjamin, Joseph, né le 26 juin 1758.


Jean et Joseph grandissent sans problème.

Les deux frères se marient et demeurent à Cescau, malgré les évènements.

Joseph épouse Guillaumette Tap, le 18 février 1784.

Jean épouse Marie Mole, l'année suivante, le 3 avril 1785.


Blaise est nerveux, turbulent. Obsédé par les filles qu'il serre de près, le sexe.

Petit, peau brune, force physique. Il ne fait pas bon le contredire. Toujours recouvert de charbon. Lourde démarche. Il fait peur, célibataire.


La modeste famille Ferrage possède des terres.

Blaise est rejeté par ses deux frères -spolié ? Révolté.  Il se fait maçon.


De 1776 à 1782, six ans de terreur pour les habitants de la contrée.

Blaise a vingt-deux ans, arrête de travailler et se retire dans une grotte, au-dessus de Cescau. Son repaire.

Vallée d'Orle. Sur les flancs de la Mail de Bulard.

Il sévit dans les vallées du Biros et de la Bellongue.

Chasseur d'isards (braconnier). Lourdement armé. Il vit de chasse, rode autour des habitations, vole moutons et brebis.


Il viole vingt-deux bergères, la plus jeune a dix ans.

Les jeunes filles gardent les vaches entre sœurs. le violeur saisit une fille, l'entraîne dans un bois, la bâillonne de ses mains et la viole.


Une cinquantaine de viols, en comptant les deux ans de fuite en Espagne. Un côté tendre qui s'ignore ? Fétichiste ? Comptabilisation des filles prises ? Il collectionne les rubans de couleurs, qui parent les cheveux de ses victimes.


Marie Gros -née en 1762 à Saint-Girons, décédée en 1819- est la servante de son grand-oncle, Jean Ferrage. Blaise est amoureux, elle se refuse à lui, il ne le supporte pas. Violée à plusieurs reprises, Marie parvient à s'échapper. Blaise lui tire un coup de fusil dans la jambe.  Blaise se vante de ses sinistres exploits, partout dans le pays.

Jean Ferrage menace Blaise. Ce dernier attend Jean devant chez lui, tente de le tuer d'un coup de fusil. Il provoque un incendie. De nouveau, il met le feu à l'étable de son grand-oncle.

Plus tard, Jean Ferrage épouse Marie Gros le 6 février 1782, à Cescau.


 Sur ordre du châtelain de Castillon, plusieurs expéditions punitives sont menées dans la montagne mais restent infructueuses.

Blaise descend régulièrement à Castillon, il achète de la poudre à fusil et des balles. On le craint.


Durant l'hiver, il passe en Espagne voisine -vers Montgarri ou Bagergue. Aux beaux jours, il revient en Biros et Bellongue.


Bagarre. Il tue un maquignon espagnol, rencontré dans la vallée d'Orle, lors d'une querelle relative au prix d'un mulet.


Il fuit, se réfugie en Espagne pendant deux ans.


La rumeur populaire, la presse, lui attribuent quatre-vingts viols (journal Mercure de France, 1783), des actes d'anthropophagie : les os des victimes s'entasseraient dans la grotte de Gargas.


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À l'époque, les viols des servantes sont monnaie courante.

Sont seules punies, les agressions contre les dames de qualité : nobles, bourgeoises, ou issues de familles paysannes aisées.

La punition pour les viols est une solide correction physique, administrée par les jeunes sous l'autorité des consuls, qui rendent localement la justice.


En 1810, le Code pénal napoléonien introduit l'interdit des violences sexuelles dans la loi. Elles sont réprimées dans le chapitre « Attentats aux mœurs ». Le harcèlement sexuel n'est pas répréhensible.


Blaise ne se lave pas, cheveux et barbe sales et hirsutes, la démarche d'un ours. A la ceinture, il porte pistolets et poignard. A l'épaule, son fusil à deux coups. Excellent chasseur, il vise juste.


La traque ne lui déplaît pas. Il déjoue ses poursuivants, évite les pièges, devine les ruses. Il connaît les lieux, les cachettes inexpugnables.


Blaise dépasse la mesure. On parle en mal du pays, les villageois sont excédés par son comportement.

La traque s'intensifie. En juillet 1782, Blaise est arrêté par la maréchaussée. Il s'évade, s'enfuit. Il erre dans les bois.


Octobre 1782. Selon la légende, Blaise est appréhendé dans la grotte de Gargas, près de Saint-Bertrand-de-Comminges -à 55 km de Cescau.

Menotté, sous bonne escorte, il est conduit à la prison de Montréjeau, sous les huées de la foule, amassée sur son passage.


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Les journaux sont nés au XVIe siècle :

Théophraste Renaudot   Loudun (Vienne), 1586-Paris, 1653   est un journaliste, médecin et philanthrope français. Le fondateur de la publicité et de la presse française, par ses deux créations du Bureau d'adresse (1629) et de La Gazette, journal hebdomadaire (30 mai 1631). Médecin ordinaire du roi Louis XIII, il fut nommé « commissaire aux pauvres du Royaume ».


Les journaux rapportent les méfaits de Blaise, avec force détails horribles.

Les campagnes sont stigmatisées : la barbarie rurale, contre l'ordre rationnel de la Cité. L'avenir est aux villes.


L'affaire remonte jusqu'au Mercure de France, créé en 1672, le journal de la Cour à Versailles. Le Roi louis XVI se tient informé. Il impose son administration. Il n'est pas bon que le peuple s'échauffe.

Récit au jour le jour dans « Les Petites Affiches Toulousaines », le journal franc-maçon de Toulouse.

Le siècle des Lumières, effervescence intellectuelle, la Révolution se profile.  


A la même époque, Le marquis de Sade 1740-1814   incarne la dégénérescence morale du temps. Décédé à l'âge de 74 ans, il passe 27 ans, le tiers de sa vie, en prison ou dans un asile d'aliénés.


Blaise devient "L'Ogre de Gargas". Grottes préhistoriques, mains peintes en négatif sur les parois, ossements d'ours des cavernes ; le supplice d'innocentes bergères, l'imagination est enflammée.

 

Encore au XIXe siècle, les guides montrent aux touristes cois, les traces de mains ensanglantées sur les parois. Les gros os des victimes de "l'Ogre de Gargas" -frêles bergères-, jonchent le sol.


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La grotte de Gargas est célèbre pour les empreintes de mains, laissées par les chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire -le Gravettien, de 29 à 22 000 ans avant le présent. Sévère refroidissement.

Des mains d'hommes, de femmes et d'enfants. Les pochoirs -mains négatives- ont été réalisés en tamponnant ou en projetant des pigments noirs, rouges, ocres ou blanc autour des mains appliquées contre la paroi -paume ?  ou dos de la main, doigts repliés ?

La majorité de ces mains est incomplète, il manque une ou plusieurs phalanges à chaque doigt ; mutilations rituelles ? Pathologies, engelures ? Doigts repliés ?


Symbole universel, les mains négatives sont présentes chez de nombreux peuples plus récents, en Amérique du Sud, Asie du Sud-Est et chez les aborigènes d'Australie.


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1782. Blaise est jugé non par ses pairs, mais par le tribunal royal. Le procès de Castillon témoigne de la violence dans le monde rural. Les sacs d'archives sont conservés au tribunal de Foix.

Incidemment, le juge royal -le châtelain de Castillon- interroge Blaise sur l'oiseau -le Pic ; lui seul connaît l'herbe qui dissout le métal.


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Justice d'État. Pour la première fois, un violeur de bergères est condamné.


Une dizaine de bergères font une déposition, en des termes voisins. « Cuisses saignant, nymphes nécrosées, hymen arraché, matrice irritée ».

12 décembre 1782. Blaise est condamné à mort pour vingt-deux viols, un meurtre et deux tentatives de meurtre, commis en quatre ans.


Condamnation à la roue, supplice réservé aux crimes graves -banditisme, parricide, ...-. Pas aux viols. Supplice en la place Saint-Georges, à Toulouse.

Puis le corps sera brûlé sur un bûcher. La personne physique est anéantie. Circonstance infamante, dans un pays dominé par le catholicisme. Le Jugement dernier, la résurrection des morts.


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Blaise fait appel. 12 décembre 1782, l'affaire est renvoyée devant la chambre de la Tournelle, au Parlement de Toulouse.

La cour juge en dernier ressort les affaires criminelles. Tournelle, car les magistrats tournent, siègent par roulement -les faits sont graves. Rester sereins, ne pas s'habituer et mal juger.


Nouveauté dans ce dossier : l'intervention de la médecine légale. Un médecin -barbier de profession- effectue un examen gynécologique sur Marie Gros. Il décrit ses lésions, à charge pour Blaise.


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La médecine légale apparaît en Allemagne au XVIe siècle : la Lex Carolina promulguée par Charles Quint en 1532 oblige des experts en médecine -essentiellement les chirurgiens de l'époque, les barbiers chirurgiens- à intervenir sur les cadavres, en cas d'homicide volontaire ou involontaire. L'importance de la peine est proportionnelle aux lésions.

Dès la Renaissance, une place de plus en plus importante est réservée au médecin pour assister la justice, notamment dans les cas d'atteinte à l'intégrité physique des personnes. Entre 1570 et 1692, une série de lois favorise le développement de la médecine légale, discipline universitaire.

Jean-Jacques Belloc    Saint-Maurin dans le Quercy, 1730-Agen, 1807    nommé maître en chirurgie à Paris en 1754, reçu lieutenant du premier chirurgien du roi Louis XVI, professeur de médecine légale.

XVIIIe siècle, engouement pour les sciences naturelles et progrès de la médecine. En France, la médecine légale, au sens actuel du terme, est née à la fin du XIXe siècle.


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Relations sexuelles avec des fillettes. Lors du procès, un témoin dit : " ... attendre pour ces choses-là".

Prise de conscience nouvelle. Les enfants sont des adultes en miniature, ils n'ont pas la place spécifique dévolue par la suite. L'enfance est un monde à part, à protéger.


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La découverte de l'enfant au XVIIe siècle. L'attitude de la société face à l'enfant évolue lentement : les parents considèrent davantage leurs enfants, maillon de la famille et de la communauté. Dans les classes fortunées, les portraits d'enfants et les représentations de la famille sont plus nombreux. Les portraits traduisent des sentiments de tendresse envers les enfants. L'Église affirme que l'enfant doit être protégé et précise les devoirs des parents, par le biais des manuels de catéchisme.


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Jugement confirmé. La roue puis le corps sera exposé sur la place publique.

L'arrêt du Parlement de Toulouse est placardé dans les villages, en Biros et Castillonnais.


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Le lendemain 13 décembre 1782, la sentence est exécutée, à 4 heures du matin. Les gens d'armes forment un cordon de protection, afin que la foule ne lynche pas le condamné.


Blaise marche au supplice, le visage calme et serein.

Église Saint-Étienne, à Toulouse. Blaise reconnaît ses crimes et fait amende honorable -il s'excuse devant Dieu et les hommes.

 Il est conduit place Saint-Georges. Sur l'échafaud, il est fouetté sur les bras, les jambes, les reins, les cuisses. Le sang coule. Le bourreau broie les membres de Blaise avec une barre de fer. Il n'est pas étranglé avant la roue et ses interminables souffrances -fréquente commisération pour les condamnés à la peine capitale.

il est placé sur la roue, face au ciel. Puis on expose son corps aux fourches patibulaires -croix, potence. Gibet, le corps est pendu à une traverse de bois.


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Triste affaire. Elle reste longtemps dans les mémoires.

Lorsqu'un enfant est désobéissant, ses parents ne les menacent pas du « Père Fouettard », mais parlent d'aller chercher Blaise Ferrage.

Alors il se tient sage.


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