Remonter la Marne, Jean-Paul Kauffmann

blanzat

Comment je reviens à la lecture pedibus et à contre-courant.

Après un marathon de concours d'un an, je me suis contenté de petites choses attrapées à gauche et à droite, un Arsène Lupin par ci, un Maigret par là, le Traité du désespoir de Kierkegaard (que le Demian de Hesse illustre en partie) et beaucoup de Comics.

Peu de choses remarquables, pas même le Fanny Stevenson d'Alexandra Lapierre chiné dans une brocante haut-normande (sujet intéressant, contenu intéressant, écriture difficile, lecture fastidieuse : malgré un travail documentaire colossal et l'énergie déployée par Alexandra Lapierre pour faire revivre chaque lieu qu'elle a visité, j'ai eu l'impression de me lire moi-même, c'est dire combien j'ai peu voyagé).

Toujours dans cette période de lecture en pointillé, je suis tombé sur Remonter la Marne de Jean-Paul Kauffmann. Lu par petites tranches d'une demi-heure par semaine, pendant le rendez-vous médical de ma fille. Le livre était là, il m'attendait, et je repartais chaque semaine aux côtés de l'auteur sur les bords de Marne.

C'est un carnet de route, le récit d'une randonnée de sept semaines entre septembre et octobre, de Paris à Balesmes.

Le point de départ est la simili-pagode Chinagora qui trône à la confluence de la Seine et de la Marne. Le décor est désolant, de même que les dessous de ponts d'autoroutes qu'il traverse plus loin, pourtant le marcheur tourne le dos à l'aval qui sent l'arnaque : la Seine traverse Paris, dit-on, mais la Marne est plus longue et l'Yonne a un plus fort débit, alors qu'est-ce qui coule à Paris ? De l'eau sous les ponts. Passons.

Kauffmann ne lâche pas le morceau, il veut remonter la Marne à pied, comme la promesse faite à Jacques Lacarrière il y a longtemps. Sac au dos, portable éteint, look de clochard qui lui vaut quelques regards bizarres, des haltes dans des gargotes que ne rattrape qu'un cigare du soir.

Tout au long du parcours, il relie la géographie et l'histoire, la sienne et celle du pays, détaillant malgré Ponge chaque personnification de la rivière, qui s'affine de la matrone à la jeune fougueuse.

La Marne et la guerre

Le grand-père Kauffmann a fait 14-18, il y a eu les taxis et les batailles de la Marne (là encore des approximations : l'auteur redresse souvent les méandres historiques), Napoléon et les autres. La Marne, c'est le front de l'est, le dernier rempart : s'il est franchi, c'est tout droit jusqu'à Paris. Kauffmann suit le tracé de Jules Blain, ancien combattant de la Grande Guerre, auteur d'un Voyage égoïste et pittoresque le long de la Marne. C'était dans les années 1920, un pèlerinage sur les lieux mêmes où sont tombés des hommes comme lui : « culpabilisé d'être encore en vie, alors que ses compagnons sont morts. »

L'écriture de Kauffmann est tout à fait juste par rapport au sujet, le regard est lucide. Pas de lyrisme, pas d'émotions crachées comme ça vient au gré des péripéties, rien d'épique dans cette odyssée, ni angélisme ni fatalisme. Plutôt une marche sociologique, érudite et sobre, une vraie découverte comme l'a été pour moi La lutte avec l'Ange (encore une histoire de résistance) quand il avait passé plusieurs mois à Saint Sulpice.

On croise des figures littéraires : Raymond Radiguet, Jean Dutourd, André Breton, La Fontaine, Bossuet. Le terroir champenois est très présent, à tel point qu'on retrouve le randonneur qui sirote une flûte de champagne comme ça, sur la route, en compagnie d'un étudiant asiatique en dynamique fluviale. De drôles de rencontres. Mais l'attrait du livre, c'est quand l'histoire rencontre le présent : il y a comme un vertige, un trou que l'auteur circonscrit de deux façons.

Les conjurateurs 

Le sens de la route de Kauffmann n'est pas neutre, il s'éloigne de l'hypercentre et gagne les espaces périurbains, la campagne des villes, «un tiers-espace ni vraiment urbain, ni tout à fait rural ». C'est là qu'il rencontre ses premiers « conjurateurs ».

Le contexte est celui d'un « démeublement français qui frappe les territoires en difficulté. Irruption d'une France autrefois riche et productive qui s'est peu à peu dégarnie. Un appauvrissement qui ne signifie pas pour autant le malheur ou la mort. Plutôt une vacance qu'explique un exode de la population. Mais pas seulement. Une sorte de désertion où s'entremêlent défiance et insoumission. Un état de neutralité : les gens se sont désengagés comme s'ils avaient décidé de se maintenir en dehors des hostilités actuelles, alors que depuis des décennies ils sont agressés, victimes de crises en série. »

Il invoque également le jansénisme comme doctrine de la résistance. Les conjurateurs sont ceux qui résistent, ils constatent la chute, la défaite, le déclin, mais ils ne se laissent pas abattre et portent « le combat ailleurs, en se déconnectant. »

La rambleur

Il y a le pittoresque des guinguettes et des îles habitées, mais pas de carte postale. La Marne est plus d'une fois présentée dans les témoignages comme un élément du paysage qu'on a oublié, beaucoup lui tournent le dos et ne font pas attention à elle. Kauffmann revient souvent à une forme d'oubli et d'abandon, qu'on retrouve dans la rambleur, une lumière spectrale propre à la rivière.

Il apprend ce mot d'un « Publiciste » à Châlons : « un terme typiquement châlonnais pour nommer une lueur blanche, passagère, qui vient perturber un ciel uniformément gris, (…) lumière livide descendue du ciel. »

Aller plus loin, retrouver l'universalité

Ces deux notions de conjurateurs et de rambleur ont le mérite de dessiner assez nettement quelque chose de diffus, un certain air du temps, un espace à explorer entre un monde qui s'écroule, un autre qui naît, et ceux qui se retrouvent au milieu. Kauffmann traverse des terres oubliées, singulières parce qu'elles ne jouent pas la carte du tourisme. Il constate que des coins paumés comme le Cantal ou l'Auvergne s'affichent dans le métro comme destinations de vacances, mais il n'y a pas de « pays de la Marne » comme on a les « pays de la Loire ».

Ce que j'en retire, c'est une formulation précise de quelque chose qui me travaille depuis quelques années et dont je n'ai conscience que depuis peu. Comment suivre la fuite en avant sans lâcher le passé, comment « être au monde » par temps de crise. Heidegger et les existentialistes en ont fait une ontologie, le Dasein comme recherche du sens de l'être, le paradoxe entre la solitude de l'individu et sa présence au monde.

Kauffmann remonte le cours de la Marne jusqu'à sa source, il la boit. Et après ? Une fois arrivé, qu'est-ce qu'on fait de soi ? Le trajet constituait à suivre la rivière, mais au bout c'est le désert français, pas même une croisée des chemins, on ne sait plus de quel côté continuer si on ne veut pas revenir en arrière. Ce sont de vraies questions pour moi et je ne prétends pas les résoudre tout seul. Pour le moment, ce sont surtout des concepts qui se percutent à grand bruit : modernité, progrès, libéralisme, science, pathologies, ces mots me renvoient à un ressentiment diffus. Ils sont trop présents dans les discours officiels, ce ne sont que des mots creux, et le livre de Kauffmann démontre que ce n'est pas la réalité, que ça ne l'a jamais été, que quelque chose a été perdu en chemin, et je dirais que c'est l'esprit français.

Où sont passés les Français ? Voilà une notion bien vague, pourtant l'auteur en a croisé quelques-uns et je pose la question : qu'est-ce que c'est « être Français » au sens d'un Dasein français, c'est-à-dire porter l'héritage de l'histoire et vivre aujourd'hui avec les autres ? Être Français, c'est bien plus qu'être Parisien, Lyonnais, laïc ou religieux. L'esprit français souffle encore, dans ces espaces oubliés de la banlieue à la campagne, et à l'intérieur de chaque individu comme une part de soi qu'on a trop enfouie sous les questions identitaires. Être Français mais ne pas se figer, être soi et s'améliorer, être prêt à progresser sans blesser personne, sans oublier personne.

Kauffmann a retrouvé les traces d'un esprit de Résistance, de Révolution, contre l'absolutisme et l'obscurantisme, et nous avons plus à gagner dans cet état d'esprit que par les renoncements successifs qui nous font accepter aujourd'hui l'intolérance, le racisme, le capitalisme sauvage, l'exploitation des plus faibles et la dégradation de nos environnements.

  • Merci blanzat ! En effet il y a des problèmes sur ce site. Par exemple, je ne peux répondre sous ton commentaire, mais là je peux. Lorsque j'écris un poème, à présent, il s'écrit en prose et d'autres petits problèmes. J'ai déjà fait quelques réclamations mais personne ne me répond. Tant pis !

    · Il y a presque 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Très intéressant !

    La Marne, je la connais depuis toute petite sans connaître encore comme elle a été ce grand témoin d'une partie de notre histoire...
    Je m'y suis baignée, et plus tard, m'y suis promenée, couru sur ses chemins de halage. Lire "La Marne" un de mes textes, si cela vous intéresse bien sûr.

    · Il y a presque 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci Louve pour ce commentaire. C'est vrai que je n'ai pas un rapport familier à la Marne, ça reste pour moi un ailleurs, j'en ai donc, comme Kauffman, un rapport distancié. J'ai lu ton texte "Marne", apparemment il y a des soucis sur le site parce que le poème était dans les commentaires, mais je l'ai lu et c'est très beau, très pictural. L'idée de flux ininterrompus m'inspirent aussi, tu parles de "flots ouverts", c'est bien vu.
      À bientôt !

      · Il y a presque 4 ans ·
      Ab

      blanzat

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