Rencontre au supermarché

sebm75

Rencontre au supermarché

 

            Même pour aller faire ses courses, il faut faire un effort de présentation. Moi, j’habite au-dessus d’un supermarché, dans lequel je trouve tout ce que je veux. Comme je n’ai donc pas à marcher longuement dans la rue, j’ai tendance à arpenter les rayons en vieux jogging tout pourri, en tee-shirt d’une autre génération et parfois même en tongs. Pire, il se peut aussi que vous me trouviez en train d’acheter des yaourts avec mes lunettes, parce que je n’aurais pas pris le temps de poser mes lentilles. Il est fort probable que je sois mal rasé. Bref, l’hétéro de base qui, normalement, dans cet accoutrement, reste affalé sur son canapé devant un match de foot pendant que sa copine fait les courses. Je sais, ça paraît un peu cliché, pourtant cela existe plus qu’on ne le croit !

            Je profite toujours de ma journée de RTT pour aller au supermarché acheter ce qui remplira mon frigo. Comme ça, en plein après-midi, je suis sûr de ne pas me retrouver dans une foule énorme et de faire la queue trop longtemps aux caisses. Vers 15 heures, je risque de ne croiser que des personnes âgées ou des mères de famille. Rien qui m’intéresse ou qui nécessite que j’essaie de me donner forme humaine. Je ne suis pas là pour draguer. C’est une grave erreur que de croire qu’on ne peut rencontrer le prince charmant que dans des endroits dédiés, au moment qu’on aura personnellement choisi. Je ne sais pas vous, mais moi je ne croise jamais de mec intéressant quand je me prépare des heures devant ma glace pour sortir dans un bar du Marais.

            Pourtant, je ne ménage pas ma peine pour rencontrer l’homme de ma vie. Je sais, ça paraît naïf, mais je crois qu’il existe. J’espère que d’autres pensent encore que l’âme sœur est quelque chose de réel et qu’il faut continuer à la chercher malgré les obstacles et les déceptions. Bref, tout ça pour dire qu’en général, c’est au moment où on s’y attend le moins que l’homme apparaît. Cela paraît bateau comme déduction, mais ça se vérifie fréquemment. Je vous laisse penser à vos expériences passées et juger si vous avez plus souvent croisé votre futur petit copain au moment exact où vous le souhaitiez ou quand vous n’y étiez pas du tout préparé.

            J’écris à chaud, parce que mon « aventure » s’est passée il y a à peine deux heures. Dans ma tenue de combat (jogging, tee-shirt, lunettes, mal coiffé), je suis allé remplir mon petit panier de courses. Je n’ai pas assez de choses à acheter pour avoir l’utilité d’un caddie. Ça, c’est réservé à ceux qui sont en couple. Tant que je ne le serai pas, je n’utiliserai pas cet engin. C’est trop triste de se voir arriver à la caisse avec le caddie à moitié vide alors qu’à côté, une mère de famille en a rempli deux à ras bord. J’évolue dans les allées du supermarché que je connais sur le bout des doigts. J’achète toujours à peu près la même chose, je ne me casse pas la tête. Si je fais une liste de courses, elle ne sert qu’à me faire penser à deux ou trois articles dont j’ai absolument besoin et sans lesquels je ne dois pas retourner dans mon appartement. En général, ce sont ceux-là précisément que j’oublie !

            Je suis devant le rayon des fromages. Je les aime presque tous, j’ai du mal à choisir. Je profite d’être célibataire pour acheter des fromages qui puent. Parce que je m’en fiche si mon frigo empeste et si j’ai mauvaise haleine. Je suis seul avec moi même. J’observe donc tous ces laits fermentés. Trop de choix tue le choix. Un bras me frôle le visage et prend un produit qui est juste devant mon nez. L’attitude que j’adopte dans ce genre de situation est de me tourner vers la personne qui vient d’entrer dans mon espace vital pour la fusiller du regard. D’un geste rapide, je regarde à côté de moi, qui a osé sous-entendre que je gêne, posté là devant le rayon, empêchant les autres de faire leurs achats. Je me retourner et… je ne dis rien.

            Il est là, à quelques centimètres de moi. Soudain, ce n’est plus mon cerveau qui tient les commandes, mais mon cœur qui prend le relai. C’est impressionnant la manière dont notre corps vibre dès qu’il croise la bonne personne. Lui, il a fait un effort pour sortir. Il porte un jean moulant, un beau tee-shirt très près du corps, une veste en cuir qui sent le vrai cuir. Et puis il s’est rasé de près, il s’est coiffé. Je note tout cela en quelques secondes seulement. Mais surtout, je suis subjugué par ses yeux. Le vert clair m’a toujours fasciné. J’envie les gens qui ont les yeux comme des émeraudes. Je suis si proche de lui que je sens son souffle quand il dit, d’une voix douce et posée :

            -Pardon.

            Oui, on peut très vite devenir débile quand on se retrouve face à un homme qui nous fait fondre en seulement quelques minutes. Il n’a prononcé qu’un mot, mais j’ai l’impression d’avoir eu l’échange le plus intense de ma vie. Surtout qu’il me sourit. Non, il ne devrait pas faire ça. Moi, je suis paralysé. Il doit vraiment me prendre pour un gros débile. Je me sens ridicule.

            Je me sens nul de ne pas avoir mis un jeans correct. Je m’en veux de porter le tee-shirt le moins souvent lavé de ma garde-robe. J’aimerais arracher mes lunettes, parce que je sais que ce n’est pas avec elles que je risque de plaire à qui que ce soit. Je voudrais pouvoir arrêter le temps. Et pendant que tout serait suspendu, je remonterais chez moi me changer, me raser, me coiffer, me parfumer. Je reviendrais à ma place et je montrerais à cet Apollon que je peux aussi être magnifique. Avec ma dégaine, je ne risque pas d’éveiller son intérêt. D’ailleurs, il me tourne le dos pour continuer ses courses.

            Je dois faire quelque chose. Je prends n’importe quel fromage dans le rayon et moi aussi je continue mon chemin. Mais je ne pense plus du tout à ce que je dois acheter. Non, mon cerveau est en train de tourner à plein régime. Comme on dit, nous n’utilisons que 10% de notre capacité cérébrale, sauf quand un mec magnifique croise votre route. J’ai l’impression que j’utilise chacun de mes neurones pour élucider les questions les plus pressantes du moment : est-ce que je dois le suivre ? Est-ce que je dois entamer une conversation ? Comment je peux faire ? Comment agir sans le faire fuir ? Pourquoi est-ce que je suis si laid ? Pourquoi je ne me suis pas brossé les dents ? Et enfin, cette question cruelle : est-ce que je peux le laisser partir sans rien dire ?

            Je le croise forcément plusieurs fois dans les rayons. Il me fait à chaque fois un petit sourire. Je remercie les supermarchés de quartier. Ce ne serait pas aussi simple de croiser l’homme de ma vie, à plusieurs reprises, dans un gigantesque centre commercial. Je regarde son panier : des tomates, un concombre, des yaourts, du blanc de poulet, du jus d’orange. Que des trucs sains. Je n’ose pas baisser les yeux vers ce que moi je porte à bout de bras : une bouteille de coca, de la bière, des chips… le truc le plus sain que j’ai acheté est un paquet de céréales avec du chocolat dedans, évidemment. Voilà le piège quand on rencontre quelqu’un sur le lieu de ses courses. On ne se fait pas seulement juger sur son apparence, mais aussi sur ce qu’on achète. Dis-moi ce que tu mets dans ton panier, je te dirais si nous sommes compatibles. J’ai vraiment tout faux.

            Et puis, soudain, je ne le croise plus. Au détour d’une allée, je remarque qu’il est déjà à la caisse. Je suis sur le point de le perdre. Je suis à deux doigts de le laisser partir. Je ne le reverrais sans doute jamais si je ne fais rien, ici, maintenant, tout de suite. Il faut que j’agisse. Parce que même si nous habitons dans le même quartier, il n’est pas certain que nous nous recroisions un jour. Il faudrait que j’aille vers lui, mais pour faire quoi ? Je pourrais lui tendre une carte de visite. Enfin, ça, non seulement ce serait débile, mais en plus je n’ai pas de carte sur moi. Comment fait-on pour parler à un mec qui nous fait craquer, là, en public, sans être ridicule ? Si quelqu’un a la réponse, je suis preneur.

            Je fais semblant de continuer mes courses. Mais je ne regarde plus du tout les rayons. Je ne fais que penser à lui. Mon cœur me dit de ne surtout pas le laisser quitter ce supermarché sans tenter quelque chose. Simultanément, mon cerveau est incapable d’avoir une idée brillante. Celui-là, il ne fonctionne jamais quand ce serait le plus utile. Il avance dans la file. Il dépose ses achats sur le tapis. Les minutes défilent bien trop vite et je suis incapable de penser à quoi que ce soit d’intelligent. Il emballe, il paie. Il lève la tête. Il me voit, là, bête, dans le rayon charcuterie. Il me sourit et s’en va, ses sachets dans les mains. C’est fini. Tout est fini. Je viens de laisser partir l’homme de ma vie.

            Je n’ai plus envie de continuer à faire des courses. J’ai envie de laisser mon panier là, au milieu du magasin et rentrer chez moi pour me flageller. On ne rencontre pas tous les jours un homme aussi parfait. Peu d’êtres humains me font vibrer, me donnent des frissons, d’un seul regard. Aujourd’hui, j’ai eu une chance incroyable et je l’ai laissé passer. Comme je n’arrive plus du tout à réfléchir, je vais à la caisse histoire de ramener chez moi ce que j’ai réussi à acheter avant de rencontrer le prince charmant et de le laisser filer. Je sais déjà comment va se finir cette journée. Je vais enfiler un paquet de chips après l’autre, digérant la malbouffe avec de la bière, jusqu’à ce que je me sente gros, moche et ivre mort.

            Je me déteste, vraiment, je ne comprends pas pourquoi je n’ai rien fait. Je suis totalement stupide. Ce mec, je n’avais qu’une chance de le croiser et je l’ai laissé filer. J’essaie de me raisonner en me disant qu’il est peut-être totalement idiot. Il est d’ailleurs sans doute hétéro, il n’avait pas du tout de manières. Oui, c’est ça, je n’avais aucune chance. Et pourtant, le fait de ne même pas avoir essayé me rend dingue. Au moins, si j’avais tenté quelque chose et que je m’étais pris un râteau, j’aurais été fixé. Là, je peux imaginer n’importe quoi. Et tout d’un coup, alors qu’il n’a été d’aucune aide tout à l’heure, mon cerveau se remet à fonctionner. Mais c’est pour mieux me torturer. Je commence à penser à ce que j’aurais dû faire, il est un peu tard.

            Quand il m’a dit « pardon », j’aurais dû répondre quelque chose, n’importe quoi, même le truc le plus bête du monde du genre : « ça n’est rien » ou « très bon choix ». J’aurais peut-être eu l’air stupide, mais au moins j’aurais montré ma volonté de communiquer. Là, comme souvent, je suis resté totalement fermé. Je ne lui ai laissé aucune chance d’avoir envie de continuer à me parler. Je ne lui ai même pas montré que j’avais envie de discuter avec lui. C’était à moi de faire quelque chose. J’ai été totalement nul, je suis passé à côté du prince charmant. C’est comme si l’autre, sur son cheval blanc était venu embrasser la Belle au bois dormant et qu’elle réponde : « punaise, je suis en plein rêve, fous moi la paix. » Je paie et je veux rentrer le plus vite possible de chez moi.

            Mes sachets pleins à craquer à bout de bras, alors qu’ils coupent la circulation du sang dans mes doigts, je sors du supermarché. Machinalement, je regarde en face, dans le café qui est de l’autre côté de la route. Il est là assis sur la terrasse, au soleil. Il est encore plus beau à la lumière du jour que sous les néons peu avantageux du magasin. Il croise mon regard. Je tombe presque dans les pommes lorsqu’il me fait signe de venir. J’oublie toute notion de sécurité. Heureusement que certains chauffeurs ont de bons réflexes, parce que je traverse la route sans regarder ni à gauche, ni à droite. Comme si ce bel homme allait disparaître au moindre moment d’inattention de ma part.

            -Je me suis permis de vous en commander une.

            Sur la table, il y a deux verres de bière. Dont un est pour moi ! Je rêve. Ça y est, c’est arrivé. Je suis tombé dans le coma entre le rayon du café et du chocolat. Je suis dans un autre monde, ceci n’est pas la réalité, ce n’est pas possible.

            -Vous ne voulez pas vous asseoir ?

            Je prends place, je n’ai toujours rien dit. Comme quoi, on peut être débile parfois, souvent.

            -Merci.

            Il se présente. Moi aussi. Il est obligé de faire toute la conversation. Nous restons là plus d’une heure, à discuter, sur la terrasse de ce café. Le pot de glace que j’ai acheté pour compenser la déprime prévisible après une rencontre manquée est en train de fondre. Je m’en fiche, je ne vais plus en avoir besoin de toute façon. Il est beau, il est gentil, il est intelligent, il est drôle. Il n’a peut-être pas de cheval blanc, mais ça n’a aucune importance. Ce qui compte le plus c’est qu’il m’ait attendu. Il a eu envie de boire un verre avec moi alors que je suis en jogging, tee-shirt pourri, lunettes et sans être rasé. S’il me trouve assez bien comme ça, c’est qu’il s’agit vraiment de l’homme de ma vie.

            Les contes de gays modernes sont comme ça. Pas de châteaux, pas de grands espaces, pas de fées. Juste une ville, un supermarché, la vie quotidienne. Et dans ce décor sans romantisme, deux hommes qui se rencontrent un jour et qui réalisent, devant le rayon des fromages, qu’ils sont faits l’un pour l’autre.

Signaler ce texte