Réveille-toi

Giorgio Buitoni

Un nouveau chapitre de mon roman : Amélie à tout prix

Je suis réveillé par une sirène d'alarme. Comme avant un bombardement.

Les flics ?

J'ouvre un œil. Allongé sur un matelas trop mou avec les ressorts qui me rentrent dans les côtes, je suis enroulé en position fœtale autour du canon de la carabine. Sur une commode, face au lit , dans le contre-jour de la fenêtre donnant sur le jardin, se découpent des silhouettes de flacons de parfums et d'accessoires de maquillage façon maquette de projet immobilier. Fragrances Chanel mini gratte-ciels et crayons eyeliner-poteaux électriques. Pinceaux-palmiers et tubes de rouge à lèvre-obélisques minuscules. La sirène retentit à nouveau. Je me tourne sur le dos et tout autour de moi roulent des cadavres de bouteilles de schlivovitz. Au pied de la porte de la chambre, git un boudin anti-courant d'air en forme de teckel. Je connais cet endroit.

Twist de cinéma.

C'est la chambre à couché de mamie Jeannette. La petite mort poisseuse de Vernon.

Ajoutez  : personnage de fiction complètement largué à votre colonne défaut.

Aie-je tué le docteur Pipot, cette nuit ?

J'écarte le drap de mes jambes repliées et approche lentement une main de mon petit orteil : il est intact. Régénéré telle la queue d'un lézard. 

La sirène d'alarme, c'est la sonnette de la porte d'entrée. Elle sonne. Un dring-dring à l'ancienne. On sonne et on tambourine à la porte et ça rebondit à l'intérieur de mon crâne pareil à une balle de jokari en fusion.

Ajoutez : gueule de bois carabinée.

BOUM BOUM BOUM.

" Georges ! "

Je titube jusqu'à la fenêtre. Par les carreaux de la chambre, je jette un œil plissé et migraineux vers le jardin et la porte d'entrée de la maison de Mamie : dehors, il fait nuit et il pleut. Sur le perron, regroupés en grand comité sous un unique parapluie - de la dimension de ceux qu'on voit sur les terrains de golf fréquentés par feu, mon patron, Victor - , ma mère, William, Isabelle et... Amélie Richard. Les coups de sonnettes et de poings contre la porte, c'est William qui les donne. Un instant, je me demande si je suis bien coiffé et présentable. Je flaire mon haleine avec ma main en coupe devant la bouche. En présence de ma famille, j'ai toujours quatorze ans. La honte est mon karma. La culpabilité, mon destin. Rien ne change. Ma mémoire est toujours vierge concernant le soir de ma rupture avec Amélie. Retour au centre du labyrinthe. Mon portable sur la table de nuit clignote. L'écran affiche 38 appels en absence. Isabelle, William, ma mère et Amélie à tour de rôle.

Combien de temps ai-je dormi ?

« Georges, ouvre, bordel ! C'est nous ! crie William.

- Georges !  Tu ne vas pas laisser ta maman mourir de froid sous cette pluie ? Ouvre-nous, mon grand ! "

Ma mère.

" Lapin ! Ouvre ! "

Amélie.

Question : que fout-elle en compagnie de ma famille et d'Isabelle après ce qu'elle m'a fait subir ? Après avoir ruiné le rêve de Mamie et de ma mère ? Après avoir tué notre enfant ? Cette garce, visualisez un soufflé au proportion du grand canyon et vous êtes loin d'imaginer à quel point elle est gonflée.

Ajoutez " Admiratif " à votre colonne qualité.

BOUM BOUM BOUM. 

Je chausse les charentaises de Papi et je ramasse la carabine sur le lit et je crois bien que j'ai vomi sur le revers de ma robe de chambre.

" Georges, on veut te voir ! Ouvre ! Nous sommes très inquiets ! "

Je me faufile dans la pénombre du salon en direction de la porte d'entrée. Partout l'ombre des bibelots et des meubles Louis XV de Mamie m'encercle et je m'attends à une décharge de douleur à chaque pas. Puis je me souviens que mon petit orteil a repoussé. A moins que je ne sois mort. A moins que je ne dorme encore. Quelle importance ?

BOUM BOUM BOUM.

La porte d'entrée vibre des coups répétés tout contre le bois. Je louche par le juda : je vois le nez d'un mètre de long de mon frère passer et repasser devant l'œilleton. Je tire le verrou et fonce me vautrer sur le fauteuil du salon, la carabine pointée sur l'entrée de la maison.

" Il a ouvert, je crois. "

Isabelle, petite futée.

La porte d'entrée grince... L'air froid et humide du jardin s'engouffre à l'intérieur et souffle sur mes mollets. Je crie :

" Entrez, entrez ! Nous allons avoir une petite discussion familiale !

- Georges ? Mais où es tu ?

- On a failli mourir de froid, mon chéri !

- J'allume. "

La lumière jaillit du plafonnier. Cette lumière dégueulasse et étireuse de cernes qui nous donnait toujours l'air de sortir de la morgue à chaque repas de famille chez mamie Jeannette.

" Georges ! Mais quelle mine tu as ! Tu prends assez de vitamines C ?

- Hop hop, reste-là où tu es, maman. Restez tous là où vous êtes. "

Ma mère, son apparence, c'est genre une soupe de rides à lunettes en petit ciré rose sous un chapeau en plastique de pêcheur rose à rebord mou.

Je lève le fusil : quatre paire d'yeux clignotent sur l'extrémité du canon. Seule Amélie, apparition mouillée et pornographique, sourit en grand à la vue de l'arme.

Dieu que son sourire est magnifique.

Et je me demande, si elle se souvient que nous avons fait l'amour en rêve sur les quais de l'apocalypse, la nuit dernière.

" J'ai des cachets, Georges. Ils vont te remettre d'aplomb, si tu ...

- La ferme, Isabelle ! Vous tous, fermez-là !

- Georges, calme-toi ", supplie mon frère en fronçant les sourcils sous ses cheveux dégoulinant.

J'appuie sur la détente et le vase qui explose sur le buffet de la salle à manger en faisant - eh bien, vous savez le son que cela produit -, il est possible que ce soit un Ming. Pardon, Mamie, j'ai besoin de poser les débats.

Tout le monde est toute ouïe à présent.

Je suis le dieu Hermès.

Je suis Toutankhamon.

Avec une trace de vomi sur son plastron.

Et toi, Amélie Richard, cesse de sourire. Cesse de te foutre de moi.

Dieu ce qu'elle est belle quand elle se mordille les lèvres.

" Fermez-là tous !

- Mais on ne parle pas, mon chéri... murmure ma mère en regardant mon frère. "

Amélie et Isabelle pouffent. 

" Ouais, ouais, marrez-vous. Chacun d'entre vous m'a trahi. Tout cela est terminé. Votre petit paillasson préféré en a plein le dos de vos raclures de chaussures sur son visage. "

Je veux la vérité.

Je veux ma revanche pleine et entière.

Et Amélie, son œil immense et vert, de ce vert militaire si peu ordinaire, hérissé de longs faux cils noirs, cligne à mon attention.  Elle lève un pouce approbateur. Super, lapin, vraiment super ta petite tirade. Très convaincant. 

Cesse de te foutre de moi.

Ma mère renifle, balaye le salon d'un regard gyroscopique, et dit :

" Personne ne t'a trahis, Georges. Nous sommes ta famille, et ta pauvre mère ne veut que ton bien. Où se trouve le radiateur dans cette fichue pièce, mon chéri ? Nous pourrions peut-être l'allum...

- La ferme ! Ta sollicitude, c'est rien qu'une manière de me sauver malgré moi. Rien que du racket affectif. Je ne veux pas être sauvé ! Je ne veux pas recevoir vingt mails par jour m'engageant à trouver l'amour pour assouvir ta vengeance sur Papa, rattraper tes petits échecs. Je ne veux pas être sauvé ! Je veux être oublié ! Oublié ! "

Amélie roule des yeux vers le plafond et mime un bâillement. Isabelle tente de faire un pas sur le tapis persan vers mon fauteuil. Les mains levées en position de victime de hold-up à la banque. J'épaule la carabine : dans le viseur, son visage est un masque d'ange couleur de porcelaine qui fronce les sourcils, encadré d'un magma de cheveux roux ondulant.

" Recule ! Toi non plus n'essaye pas de me sauver, mademoiselle : " n'oublies pas les autres ". Tu pactises avec l'ennemi dans mon dos. Tu ne vaux pas mieux qu'elle ! ELLE ! "

La carabine désigne Amélie, mon ex-amour. Isabelle tourne la tête là où pointe ma carabine, et soupire. Amélie se tortille au bout de ses jambes télescopiques - galbe de rêve et mollets affutés comme des sabres japonais plantés dans une paire de Moonboots bleu ciel. Elle et son imper utlra-court ficelé à la taille qui rebique sur son derrière en corniche. Et je m'aperçois que sa manière de s'habiller, ses vêtements, ne sont jamais qu'une invitation à l'imaginer nue sur un lit à suçoter son doigt et à vous dire : " Tu viens ? " Le plus beau piège à pigeon qu'on ait jamais vu. William passe sa paluche de culturiste dans ses cheveux trempés et soupire :

" Georges, tu as besoin d'aide. Personne ici ne..."

Un autre vase explose comme du popcorn sur le buffet et se répends en éclats crayeux sur le tapis persan de Mamie. Quatre autres plombs s'enfichent au milieu d'une reproduction murale du Bain à la grenouillère - Mamie aimait tant Monet. William sursaute et se raidit.

" Georges...

- C'est toi le pire, William, ô mon frère, alors tu la fermes ! Toi qui baisais avec Amélie, ô mon amour, la salope, alors que le cadavre de Mamie était encore tiède. Toi qui les baise toutes. Toi qui est un modèle de perfection parfaite en ce monde qui t'accueille comme une évidence. Tu ne pouvais pas me laisser au moins cette femme-là ? Me laisser mon rêve à moi ? Je veux ma vie de publicité ! C'est pour ça qu'on nous élève en batterie, nous, les pigeons ! "

Il me dévisage comme si je venais de lâcher une caisse. Ma mère lève un sourcil sous son chapeau rose :

" Quelle est cette histoire de bonne baise, Will ? "

Isabelle dit : " Il n'y a plus de plombs dans cette arme. "

Amélie dit : " Elle a raison, mon lapin, c'est pas très malin, ça. Tttt... "

Je plonge la main dans la poche de la robe de chambre, vers ma réserve de plomb. Mais Will se précipite sur moi avec son torse Caterpillar. Il chope le canon que je braque sur lui. et tire en arrière ; je décolle du fauteuil comme un prospectus dans une bourrasque.

" Lâche ça, Georges ! Y'en a marre, maintenant ! "

Et il tire et tire sur le canon de tout ses bras musclés à la fonte, si bien que je me retrouve à former un angle de trente degrés avec le sol à l'autre extrémité. Je m'efforce de faire contrepoids avec mon corps de poulet accroché à la crosse. Et tout ce que je vois, c'est l'éclairage éblouissant du plafonnier.

" William ! je crie. Lâche cette foutue carabine ! Lâche ma virilité ! "

Je recule encore et, du coude, j'envoie valdinguer des petites reproductions d'éléphants Africains en ivoire posés sur le téléviseur de Mamie. Mes cheveux sont presque à toucher le parquet, tellement je tire pour contrebalancer la force de William.

" Oh, mon dieu, mes fils, mes fils ! hurle ma mère. Vous allez tuer votre pauvre mère et elle finira à la fosse commune avec toutes ces petites vieilles sans le sous qui empestent l'urine ! "

Au dessus de la pagaille, j'entends Amélie dire :

" Ooops ! Tout bien recompté, je crois bien, qu'il reste un plomb à tirer dans cette arme... "

Oh... 

Je recompte dans ma tête : carabine Diana 300R, 7 coups dans le chargeur.

Et Twist.

" T'as entendu, Will ? Il reste un plomb dans le canon ! Je te le mets dans le bide, Juda ?

- Je crois qu'il a raison, William, lance Isabelle, recule toi ! Il est dingue ! "

William lâche l'extrémité du canon et exécute un bond de cabri sur le côté. Et je bascule en arrière à tous petits pas ridicules pour tenter de me récupérer et bouscule le téléviseur qui s'effondre sur le sol. Me voilà sur le cul, au milieu du tapis persan de Mamie, avec les éclats d'éléphants en ivoire qui me pique la peau du derche à travers l'éponge de la robe de chambre. Je redresse le canon et les mets tous en joue en alternance en pivotant sur l'axe de mon cul comme une boussole folle.

" Reculez ! Reculez, nom de Dieu ! "

Ils reculent, parfaitement synchrone façon ballet Bolchoï.

" Qui veut le dernier plomb ? Alors personne ?

- C'est bien, Lapin, te laisse pas faire ! Comme James Bond, pan ! Pan ! "

Son regard brille comme avant la mise à mort du taureau à une corrida.

" Ne l'écoute pas, Georges ! dit Isabelle. Oublie-là, bordel ! Elle te fais du mal ! Écoute ma voix. Reste concentré sur ma voix !

- Je VEUX qu'elle me fasse du MAL ! Vous comprenez ? Laisser-la me trahir. Laisser-la me rabaisser et m'avilir. C'est mon karma. Qu'elle me piétine ! Qu'elle m'exploite et se torche avec mon visage ! Je l'aime, je l'aime, et  c'est cela l'amour. Ne rien attendre, sauter dans le vide sans condition. A quoi ça sert, sinon ? Puisque tout le monde ment ? Puisque vous me mentez, ô vous, ma famille, mon sang, vous qui me voulez tant de bien. Laissez-moi choisir l'instrument de ma torture ! "

Je me relève fissa et quelque chose coule sur ma joue que j'essuie d'un doigt et que je porte à mes lèvres. Une larme. Je pleure. Et ça coule sans discontinuer. Un fleuve d'aigreur et d'humiliation refoulée ruisselle sur mon visage.

" Mon chéri, il ne faut pas pleurer, ta Maman est là. Ce n'est pas ta faute...

- Georges, c'est bon signe, ces larmes, dit Isabelle. C'est un premier pas. Maintenant, pose ce fusil.

Les larmes gouttent sur mes pantoufles et je n'en reviens pas.

" Maintenant, je veux retrouver mes souvenirs. Qui est madame Claude ? Que s'est-il passé le soir de notre rupture, Amélie ? Que foutait ce flingue avec deux cartouches manquantes sous mon oreiller ?

- Il ne tirera pas, dit William en s'avançant lentement sur le tapis, les bras écartés. Tu ne tireras pas sur ton frère, Georges. Tu n'es pas un assassin..."

J'épaule le fusil, dans la croix de la lunette de visée, je vois sa mâchoire de tractopelle se contracter.

" N'en sois pas si sûr, ô, mon frère ! "

Il continue d'avancer, lentement, un pas après l'autre, et dit par dessus son épaule  :

" Groupez vous derrière moi ! S'il tire son dernier plomb sur moi, attrapez-le !

- Will, comme tu es courageux ! " dit ma mère.

Ils forment à présent une file indienne de traitres prêts à agripper n'importe quel os de mon corps. Le visage de mon frère grossit dans la lunette, lentement, très lentement. Derrière lui, Amélie joint ses lèvres en bouées de sauvetage et souffle un baiser vers moi.

Flashback de cinéma.

Le passé se superpose à nouveau au présent. C'est elle qui apparait au bout du viseur, le soir de notre rupture. Amélie.

Tire.

Ses yeux immenses de chatte louchent sur l'orifice noir de l'arme.

Ce soir-là, le soir de notre rupture, nous avions rendez-vous sur les quais de l'apocalypse. Là où, j'ai souhaité sa venue. Je me souviens.

A présent, le visage de mon frère obstrue la totalité de la croix de visée de la lunette. 

Tire.

Amélie tenait une corde entre ces mains, ce soir-là. Elle a sourit.

Et je n'ai pas tiré. Je le sais. Les deux cartouches manquantes dans le barillet du flingue sous mon oreiller, le matin de mon amnésie, n'ont pas percuté sa jolie petite tête.

Je ne suis pas un assassin.

Et alors que la main de William derrière la focale de la lunette devient une main-météore énorme qui s'approche de la carabine, je décolle mon œil de la visée, et je lui file un coup de pantoufle dans les valseuses.

" Ouch ! Enfoiré... Bordel, mais attrapez-le ! "

Derrière la silhouette pliée en deux de mon frère se déploie en aileron Amélie et Isabelle, les mains tendues vers ma carcasse. J'exécute un moulinet devant moi avec la carabine, elles reculent d'un pas, ma mère hurle et je détale pronto vers la chambre de Mamie ; la porte claque derrière moi. Je tire le verrou.

BOUM BOUM BOUM.

" Georges, sors de là, ne fais pas l'idiot ! "

Je suis adossé à la porte qui vibre sous les coups de poings de William, et ça y est, je sais. Mon rêve de cette nuit. Les paroles d'Amélie.

" Tu vas sauter dans le vide et te souvenir. "

Voilà ce qu'il faut faire. Ma madeleine d'écrivain. J'ouvre la fenêtre, enjambe la cloison et tombe à pantoufles jointes sur le gazon gadouilleux dans un grand Plotch ! La fin est proche. Et tandis que je cavale vers le portique du jardin sous la pluie battante, en direction des grands hangars désaffectées sur les bords de Seine, là-bas, au loin, les pans de ma robe de chambre de grand père déployés au vent dans mon dos, j'entends mon frère hurler :

" Rattrapez-le ! "


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