Réveille-toi. (journal de Georges B. chap.6)

Giorgio Buitoni

Trois.

Je vois des barrages éventrés, et des millions de litres d'eau se déverser dans des vallées habitées, arrachant maisons et bâtiments, inondant les routes et les carrés de pelouse tondus au centimètre, emportant comme des jouets voitures, gazinières, barrières, plats cuisinés, boites aux lettres, parcmètres, abris bus, dans un flot libéré et triomphant d'eau polluée aux médicaments et aux pesticides, réduisant à néant toutes nos tentatives stupides de domestication de l'espace.

Deux.

- Georges ?

Je vois les racines d'arbres centenaires soulever et fracturer patiemment le goudron des routes. Je vois la mousse courir sur les façades des centres commerciaux, recouvrir chaque centimètre de bitume d'un drap épais et vert. Je vois des cages ouvertes, et des loups, des panthères, des éléphants, des autruches et des singes arpentant les allées des zoos du monde entier.

Un.

- Georges, tu m'entends ?

Je prends conscience de toutes ces limites qui n'existent pas, de tous ces accidents, de tous ces drames qui n'en sont pas.

Zéro.

- Ca y est, il ouvre les yeux.

Oh, ma tête.

- Georges, c'est Maman.

Oh, cette lumière.

- Maman, laisse-le émerger.

Oh, je suis shooté.

Oh, ma langue. Collée au palais.

- Je vais remonter un peu votre oreiller, M. Beckett.

- Pourquoi, ne dit-il rien, mademoiselle ?

Douceâtre méthadone à diluer dans du jus de fruit, et à laisser agir 30 minutes dans l'estomac. Gout : orange amère. Ou peut-être est-ce de la buprénorphine dite Subutex, en comprimé de couleur crème, ovale, marqué d'une épée, à laisser fondre sous la langue cinq à dix minutes. Gout : dégueu.

- C'est le médicament, madame Beckett, il faut lui laisser le temps.

Oh, je suis à l'hôpital.

- C'est rien mon fils, Tu as dormi 36 heures. C'est a cause de l'Anthrax qu'ils t'ont donné.

- C'est du Xanax, madame Beckett, du XA-NAX.

Oh, c'est ça, du Xanax. La petite pilule rose-amour qui vous rend la cervelle boueuse comme un marécage cajun une nuit d'orage. L'hôpital, le pays merveilleux ou la drogue ne te bousille pas, non, ici, elle te guéri.

- J'ai soif,  dit ma bouche plâtreuse.

Une main blanche et sans bijoux me tend un gobelet rempli d'eau. Au bout de la main : un ange. Ses cheveux sont roux.  L'ange dit :

- Comment vous sentez-vous M. Beckett ?

Comme après un suicide raté aux barbituriques, mon ange.

Mes yeux voient. La mémoire me revient, la voiture, l'accident, les flammes.

Debout au pied du lit, mon frère tiens un journal, sa main est entourée d'un bandage blanc. Je bois une gorgée d'eau, le gout est amer. L'ange repose le gobelet sur la tablette à coté de ma tête.  Puis, une autre main, froide, saturée de bagues en toque et de couleurs fluo, se pose sur ma joue. Amélie est là.

- Il parait que tu criais mon nom pendant ton délire, chou, alors ta mère m'a appelé avec ton portable. T'es tout pâle, dit donc.

Le journal de William tombe du ciel, et atterri en plein sur mon torse.

- Nous sommes célèbres, frangin.

Je ramasse le journal avec mes doigts paresseux, tout plein de maladresse à cause de ce foutu Xanax, cet ersatz de came pour junky en manque – le truc que te refile ton dealer quand il n'a vraiment rien d'autre et que les premières gouttes de sueur perlent déjà sur ton front - et je lis : incendie d'un véhicule, réveillon retardé pour les usagers du périphérique sud.

Mon frère se marre. Moi, j'ai envie de me refaire une séance au barbecue.

- Arrête Will ! C'est pas drôle. Ton frère souffre.

Oh, non, je ne souffre pas. Aucun carcinome ne me ronge. J'ai un boulot, des parents, une copine dingue de moi, j'habite un pays libre. Je suis celui qui ne souffre pas, qui regarde et qui subit. Le gars dont vous ne voudriez pas pour ami. Je suis le fils à problème qui fait cauchemarder les femmes enceintes. Celui qui s'ennuie de vivre, qui singe vos gestes et vos envies. Celui qui fait semblant d'être là. Oh, mon Dieu, remettez-moi au four.

Les doigts blancs de l'ange me retirent le journal.

- Il faut vous reposer monsieur Beckett.

Une  odeur entêtante de caoutchouc calcinée émane de mes cheveux.

- Tu vas te remettre, fils, tu es au CHU, il te garde jusqu'à demain matin, après nous pourrons fêter Noël tous ensemble… Oh !

Le plafond vert anis, garni de néons vacillants, dégueule sa lumière blafarde sur le visage de ma mère et de mon frère, et étire leurs cernes jusqu'au bout de leur nez. Ma mère plonge la main sous le lit sur lequel je suis allongé, et en tire un petit paquet rouge ficelé avec un ruban vert, qu'elle secoue ensuite devant mes yeux

- Joyeux Noël, mon chéri !

Amélie et mon frère haussent les épaules après un regard entendu. L'ange retrousse ses lèvres pourpres et me sourit. Ses pommettes saillantes remontent un peu, creusant légèrement ses joues. Par contraste, le visage poupon d'Amélie ressemble à un facsimilé de beauté, une contrefaçon Lacoste avec le croco cousu à l'envers.

Je saisi le paquet rouge, et le pose sur mon ventre.

L'ange annonce que mes analyses de sang sont mauvaises. Leucocytes au plancher, et gamma GT au plafond. Tout le monde comprend ce que ça signifie, même ma mère qui regarde par la fenêtre. La maladie des autres, elle ne veut pas en entendre parler ; elle a déjà suffisamment souffert. Un matin, à l'aube de la ménopause, elle a décidé que la vie était belle quoi qu'il arrive.

Elle dit, en réajustant son serre tête rose :

- Tu n'ouvres pas ton cadeau ?

Silence.

- Heureusement que ton frère était là, tu sais. Tu ne voulais pas sortir de la voiture. Qu'est ce qui t'a pris ?

Je me demande à quoi pensait the falling man, l'homme en complet gris tombé du World Trade center, durant ses 400 mètres de chute. 10 secondes pour dire adieu à la terre, établir le bilan, et tirer ta conclusion. Alors, ça t'a fait quel effet, la vie, mon gars? Oh, mon frère pourquoi m'as-tu sauvé ?  

William se racle la gorge :

- Nous avons contacté le docteur Pipot, suite à ta bouffée délirante d'hier soir, il préconise un arrêt de travail de 3 mois pour commencer. Il envoie les papiers sous peu. Ca va aller, mon frère.

Le regard vissé sur le visage de ma mère et celui de mon frère, je le connais, le même qu'il y a un an. Un regard condescendant, rempli de déception et d'empathie, qui dit : tu es malade, mais on va t'aider ; tu es coupable, mais on te pardonne. C'est ainsi qu'on regarde un patient en phase terminale du cancer en lui disant : courage, tu vas guérir !

Je devais mourir dignement, finir en barbecue, digéré par les flammes, étouffé dans la fumée acre des plastiques frits, mélangé à l'acier en fusion de chez Volkswagen, au lieu de ça, je suis vivant, et on m'observe, emplis de cette fascination malsaine, ce mélange de curiosité et de dégout qu'on réserve à une araignée tissant sa toile au fond d'une vielle cuvette de chiotte depuis longtemps asséchée.

L'ange me tend un mouchoir en papier propre et dit :

- Placez le mouchoir sous votre nez, et soufflez aussi fort que vous pouvez, M. Beckett.

Je m'exécute sans bien comprendre pourquoi. Le mouchoir est à présent décoré de deux auréoles de suie grisâtre de la dimension exacte de mes narines. L'ange jette un œil.

- Intoxication moyenne, dit -elle, vous avez respiré un peu trop longtemps la fumée.

Elle chiffonne le mouchoir et le fourre dans la poche de sa blouse. Ma mère se raidit. Amélie place une main pleine de bagues sur son épaule, et demande :

- C'est grave, mademoiselle ?

William secoue la tête, incrédule, et ajuste le bandage de sa main avec une légère grimace.

- Nous ferons un test respiratoire demain matin, M. Beckett, dit l'ange, ignorant totalement la question d'Amélie.

Mes yeux dévient vers le petit paquet cadeau rouge toujours en équilibre sur mon ventre. J'entreprends de délier le ruban vert, puis de déchirer le papier, imprimé de petits pères Noël en filigrane. Ma mère affiche un sourire de porcelaine large comme le clavier d'un piano de concert. Le sourire se fige soudain pour se changer en une moue inquiète quand elle dit :

- Évidemment, je ne savais pas que nous aurions… Enfin, j'ai fait mes cadeaux la semaine dernière, Georges.

Le paquet contient un coffret rectangulaire recouvert de cuir noir. Tout le monde retient son souffle et approche son visage au dessus du lit. J'ouvre. A l'intérieur du coffret est encastré un magnifique briquet Zippo argenté gravé à mon prénom, un petit bidon d'essence, et quelques pierres à feu de rechange.

William pouffe, suivi par Amélie. Ma mère devient pâle comme une dalle de marbre dans un cimetière.

- Avec modération, M. Beckett, lance l'ange, amusé.

Mon frère et Amélie se marre, tandis qu'une première larme coule sous l'œil de Maman. William s'approche.

- C'est rien Man', c'est  drôle.

Oh, enterrez moi vivant.

Oh, jettez moi du haut de l'Everest.

On toque à la porte de la chambre, une grosse infirmière moustachue passe la tête dans l'embrasure et aboie :

- Les visites sont terminées messieurs-dames.

Amélie dépose une bise sur mon front, mon frère à son tour, puis ma mère, comme on embrasse un cadavre avant la mise en bière. Et l'ange dit :

- Je repasserais dans la soirée, voir si tout va bien, Monsieur Beckett.

Elle ferme la marche derrière ce qui reste de ma famille, fait halte sur le pas de la porte,  et dit :

- Je m'appelle Isabelle.

  • Du grand Georges B,en te lisant je pense souvent à djian (à ses débuts) et surtout à Jonathan Tropper un de mes auteurs préféré.

    · Il y a environ 10 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

    • Que des pointures, de grands auteurs pour un petit Georges! Merci mille fois Marion. J'essaierais d'être à la hauteur, promis.

      · Il y a environ 10 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

    • C'est déjà fait.

      · Il y a environ 10 ans ·
      Gif hopper

      Marion B

  • bon c'est décidé, je l'achète ton bouquin... (marre d'avoir des bribes comme ça, selon ton bon vouloir ;-)
    Alors je te pose donc les 3 questions: ou ? quand ? et (surtout) combien ?
    ;-)

    · Il y a environ 10 ans ·
    332791 101838326611661 1951249170 o

    wic

    • Et bien my friend, tu l'as! Je viens de prendre le temps de renommer mes textes ( les quatre derniers se suivent sans coupures et constituent le début de l'histoire, je les ai donc numérotés de 1 à 4 pour ceux qui prendraient le train en route) j'ai décidé d'en faire un roman. Merci pour ton soutien inébranlable cher Wic! :)

      · Il y a environ 10 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

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