Rien à dire

Delphine Mignon

Rien à dire

 

 

Je ne voyais qu'elles. De grandes lettres vert d'eau joliment dessinées sur fond blanc. Alors que je marchais dans les couloirs lugubres parmi la foule fourmillante et pressée, les couleurs au loin m'ont happée. Lorsque je me suis trouvée assez près pour les déchiffrer, je suis restée interdite. Seule au monde, face à un panneau d'affichage dans une gare de métro.

 

"Je n'ai rien à dire sinon que je t'aime". 11 mots qui m'ont bouleversée.

 

J'ai d'abord cru qu'un jeune homme ou une jeune femme amoureux(se) avait fait afficher dans tout Paris ces mots enflammés, semant son amour sur le parcours quotidien de son/sa bien-aimée telles des lumières dans la ville immense.

Puis j'ai remarqué l'absence de toute signature ou signe de reconnaissance permettant d'identifier l'auteur ou le destinataire de la missive. Il s'agissait en fait d'une publicité pour une exposition de correspondances amoureuses, annoncée discrètement en bas de l'affiche.

J'ai balayé rapidement cette information de mon esprit, l'essentiel n'était pas là.

Je ne pouvais plus décrocher mon regard de cette phrase, aussi intense que magnifique.

Je ne prononçais plus un simple « je t'aime » depuis longtemps, je ne l'entendais plus non plus. Ces mots s'étaient perdus dans la poussière des jours, devenant des étrangers. Et là, devant cette affiche, ils résonnaient en moi tel un écho devenu presque inaudible qui ressurgit soudainement et de façon assourdissante. L'écho assourdissant de leur absence.

 

J'ai pleuré. J'ai pleuré que ces mots ne me soient pas destinés. J'ai pleuré car il était inconcevable qu'ils me soient offerts. Je savais que notre amour n'était plus suffisamment pur et puissant pour qu'ils me soient soufflés dans le creux d'une étreinte. Ce fut le premier choc. L'entrée dans l'abîme n'a pris que quelques secondes, la chute a été d'autant plus brutale.

Et puis, je me suis demandée si, de mon côté, j'étais encore capable de murmurer, crier, faire exister une telle déclaration. En ressentirais-je l'envie ou le besoin, voire l'urgence en retrouvant mon mari le soir-même ? La réponse est restée en suspens. Inaccessible. Second choc, encore plus violent que le premier. Le doute commençait à creuser son sillon.

Les bruits s'étaient éteints tout autour de moi. Je plongeais mon regard dans les lettres et les lettres se confondaient. Je ne voyais plus que le vert de leurs courbes qui inondaient mon champ de vision. Et en moi, elles rongeaient mes certitudes.

 

Je suis restée là encore un temps indéterminé, immobile, dévastée devant ce qui était à la fois une interrogation et une prise de conscience. Comment quelques mots anonymes pouvaient-ils faire surgir avec autant de force des questions qui ne m'avaient pas effleurée jusque-là ? Ou que je me plaisais à cacher, par lâcheté ou par peur de la vérité ?

J'ai cheminé le soir, la nuit. Des jours et des nuits entiers s'étiraient sans que la brume ne se dissipe. Je ne pouvais plus faire comme si rien ne s'était passé. Le doute est devenu obsessionnel. 

Pressée de recouvrer mon équilibre et lassée de ressasser sans trouver de réponse, j'ai décidé de mobiliser toute mon attention sur les moments passés avec mon mari. Les sentiments ne ressortent pas seulement des paroles échangées. Ils transpirent de gestes anodins et de regards complices.

 

Le temps partagé à deux était devenu rare. Nous avions de multiples moments côte à côte, en compagnie l'un de l'autre. Mais rarement ensemble.

Chaque matin, nous nous alternions dans la salle de bains et dans la cuisine pour prendre notre petit déjeuner. Prêts à rejoindre nos obligations respectives, nous échangions utile pour nous rappeler le programme de la soirée, ou nous encourager les journées annoncées comme difficiles. Un baiser furtif et insignifiant. Par habitude, presque involontaire. Le seul de la journée bien trop souvent. Existait-il encore de la beauté dans notre union ?

Le soir, nous évoquions nos journées exténuantes, extasiantes ou anodines. Quelques rires ou du réconfort, au gré des humeurs. La chaleur d'être deux souvent, la solitude pesante malgré l'autre parfois.

Les jours et les semaines se dérobaient ainsi et nous étions dans l'incapacité de freiner cette machine infernale.  S'arrêter sur nous et le chemin que l'on suivait aurait exigé plus d'efforts que de se complaire dans notre routine.

Plus la vie avance, plus on se focalise sur les différences, jusqu'à en oublier ce qui nous a unis. Je me suis remémorée tout ce qui nous avait liés au printemps de notre amour. La magie des débuts. En amour, il ne faudrait que des commencements.

Beaucoup de ce qui nous avait rapprochés existait encore : son humour ; la mélancolie qu'il lisait dans mon sourire permanent ; son amour du large ; notre besoin commun d'arpenter le monde, à la fois pour nous oublier et nous retrouver…

Oui, tout cela était encore présent. Alors à quel moment la force des sentiments a-t'elle faibli, au point de devoir courir aujourd'hui à sa recherche pour en vérifier l'existence ?

 

Il serait trop facile de dire que je ne me suis aperçue de rien. Les mots tendres se sont espacés, les moments suspendus raréfiés. Le couple exige un travail quotidien et acharné. Notre rôle de parents et nos carrières ont pris le pas sur notre couple. Par paresse de tout mener de front.

Le couple devrait pourtant survivre à tout. Les enfants s'envoleront, les jobs se suivront, les amis se disperseront. Il ne restera que l'épure. Il ne restera que nous.

Bien sûr, nous pouvons toujours changer pour trouver mieux. Un mieux hypothétique. Mais ne nous leurrons pas : après les retrouvailles avec un autre des émotions disparues depuis l'adolescence reviendra le temps des agacements, des incompréhensions et des turbulences. Cette lucidité m'avait convaincue de m'accrocher dans les moments d'ombre. Jusqu'ici.

 

Cette fois, l'alerte était sérieuse. Jamais je ne m'étais interrogée avec autant de sincérité. Néanmoins, je ne pouvais remettre en cause 20 ans de vie commune à cause d'un panneau d'affichage. Cela n'avait aucun sens. Comment une incertitude imperceptible avait-elle pu faire son lit et gonfler brusquement à la vue de quelques mots pour se muer en raz de marée dévastateur ? Si je n'avais pas croisé cette phrase, aurais-je mis en sursis notre couple ? Ces quelques mots ont-ils juste précipité ce qui était tapi dans l'ombre et n'attendait qu'une étincelle pour surgir ? Ou bien la bête serait-elle restée terrée pour préserver le confort douillet de nos vies ?

 

J'aurais préféré une trahison, une rupture nette, avec éclat, qui ne laisse aucune place aux atermoiements. Notre couple ne méritait pas de s'abîmer. Nous ne le méritions pas. Nous nous respections profondément. Trop sans doute, jusqu'à ne plus nous poser de questions pour éviter de nous blesser. Au risque que notre couple s'évapore dans les non-dits.

 

Notre anniversaire de mariage est arrivé trois semaines après l'apparition ; ou plutôt la révélation.

Depuis que nos enfants avaient quitté la maison, nous avions pris l'habitude de le célébrer à la maison. Nous trouvions pathétique de fêter notre anniversaire au milieu de couples se parlant à peine.

Ce matin-là, je me suis réveillée la tête lourde, engourdie. Mais éclairée. Mes doutes étaient enfin devenus des vérités. Le grand jour était arrivé, et le début du reste de ma vie avec. J'ai acheté des tulipes. Notre anniversaire coïncidait avec le printemps, et les tulipes étaient traditionnellement associées à notre dîner. Leurs couleurs ouvraient la nouvelle saison et annonçaient une nouvelle année ensemble, vaille que vaille, coûte que coûte. Elles renaissaient chaque année, comme tout le reste de la nature, malgré le gel, les intempéries, les insectes. Tel notre amour survivant à chaque épreuve.

 

J'ai dressé la table, les deux chandeliers qu'il avait achetés pour accompagner notre première Saint Valentin. Ils trônaient depuis lors dans la salle à manger, comme deux vestiges des premières fois. Jusque-là, mon regard n'avait qu'à les croiser pour retrouver les soubresauts des premières sensations, les premiers baisers, les premières nuits, le cœur qui bat la chamade à chaque rencontre, nos jours et nos nuits sans cesse renouvelés. 19 heures. Il allait rentrer dans moins d'une heure.

J'ai mis ma robe blanche, mes escarpins à talons aiguilles qui me donnaient l'aisance et l'aplomb dilués au naturel.

J'ai pris la carte écrite le matin. Avant de partir, je l'ai posée sur son assiette. Les lettres noires se détachaient sur le fond blanc, définitives : "je n'ai rien à dire, sinon que je ne t'aime plus".

 

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