Rue du beurre
saintsorlin
Bonjour, je m'appelle Rodolphe et je suis mort. Non, n'éprouvez aucune tristesse. Je me dévoile à vous dès maintenant, uniquement pour retrouver l'assassin de Charly. Son corps vient d'être découvert criblé de trois balles de révolver, dans une ruelle du centre ville : la rue du Beurre.
Ne vous fiez pas à votre instinct naturel. Je n'exerce aucune profession du genre coercitif. Quoique ces beaux garçons habillés de bleu (d'un style douteux, je l'avoue) ne me sont pas insensibles pour autant. Mon truc c'est la déco. Des rideaux au parquet, du lustre au guéridon, de la chaise à la plante verte, j'ai mon mot à dire. Le frisson qui vous traverse et vous donne l'inspiration : c'est moi. Ou devrais-je dire mon fantôme. Je vais vous raconter pourquoi.
Mon père ? Je ne le connais pas. A son retour d'Algérie, il quitte ma mère et part pour Marseille. Depuis plus rien. Je reste vivre chez ma grand-mère maternelle dans les jupons de mes tantes : trois filles cultivées. J'apprends l'art de la table et l'opéra. Ma mère, l'aînée des quatre, marche dans les traces de mon grand-père. Ils sont marchands d'art, amis de Picasso, Chagall, Dali. Le montant des transactions donne le tournis. Leur réputation a fait le tour du monde. Moi, je traîne mes culottes courtes entre la villa de Fréjus et l'appartement de l'avenue Montaigne.
Mon parcours scolaire affiche la désinvolture et la retenue des personnes de mon rang : sans éclat, ni médiocrité. J'aime fréquenter les pubs, mon quartier général est « L'arc-en-ciel » situé rue Saint Sébastien. Les afters finissent au « Tagada » à grand coup de tournées de gin paf et tequila rapido. J'aime rapporter dans ma garçonnière en guise de trophée, quelque viande saoule, mâle ou femelle. Je m'entremêle, les odeurs corporelles m'enivrent. Ces étreintes sans lendemain me donnent une force incroyable. J'ai l'impression de me régénérer, de changer de peau comme un reptile. Parfois je reste seul. La voix de Maria Callas me transporte, d'un sommet à l'autre, je voyage en première classe de la Traviata à Aïda. La diva m'illumine, apaise, me montre le chemin : maternelle et forte. Je porte à mes lèvres un morceau de chocolat noir et le monde chavire.
Ma mère me demande de l'accompagner un dimanche au puces. Mon avis l'intéresse. Il s'agit de chiner des meubles en formica, pour une cliente fortunée mais très pingre. Je dois développer mon savoir-faire en matière de négociation. Mais après un rapide tour d'horizon des échoppes : chou blanc. Aucun des vendeurs présent ne propose la précieuse marchandise ou de vagues promesses dans les prochains mois. Nous décidons de prendre un café, au bar du coin.
— Tu as vu leur face d'hypocrite, j'en ai la nausée. Ils te donnent du madame par ci, du ma belle par là. Je les connais par cœur. La vérité c'est leur jalousie viscérale, à ces personnages médiocres. Ils veulent que je me plante et passe pour une incompétente.
— J'ai peut-être une idée : trouver une personne agréable, charmante, bien éduquée, qu'ils ne connaissent pas. Pendant la discussion animée avec le petit chauve...
— Franck ! mais c'est un escroc.
— Oui, justement, as-tu remarqué la grande brune, bien roulée...
— C'est une concurrente, Rosetta, elle me suit souvent à la trace et offre ses services à mes clientes.
— En attendant, je l'ai observée du coin de l'œil, elle se débrouille plutôt bien et conclue ses transactions en payant rubis sur l'ongle. Le petit meuble d'angle, le chevet avec la plaque de marbre, rien ne lui échappe, même la bonbonnière fin 19ème. La classe.
— Tu connais quoi, en antiquité ?
— Je dois l'avouer pas grand-chose, mais sur les femmes, un peu, quand même.
— Et bien débrouilles toi, Don Juan d'opérette.
Je reconnais la lassitude de ces personnes qui ont tant lutté pour la survie de leur empire et qui abandonnent leur sort à un héritier trop vert. Comme si un oracle sortait de la bouche de ce fils aimé et oisif. Trop choyé. J'embrasse ma mère sur la joue et la serre contre moi, en guise d'au revoir elle me glisse une enveloppe dans la poche gauche de mon veston : le chèque du mois pour mes frais et ma garde robe. Puis à pas pressés, se dirige vers son 4x4 BMW stationné à deux pas. Je la regarde s'éloigner, la cinquantaine radieuse, ensemble griffé impeccable et coiffure stylée.
Bon, j'ai de l'ouvrage : approcher cette Rosetta.
Le lendemain, je m'active dans le quartier des antiquaires, me poste à plusieurs reprises en terrasse. Un déjeuner rapide au « Bistro de la lanterne », ne m'éclaire pas d'avantage. Je reviendrai. Les jours de la semaine défilent et le jeudi, la belle apparaît sans crier gare. Je m'accroche à l'honneur familial. Je dois décider cette jeune femme au sens des affaires prononcé, à m'initier et surtout à acheter pour moi le fameux mobilier en formica pour la vieille pie. Je fais mine de m'intéresser à une armure de samouraï fin 18ème siècle. Elle me lâche sans complexes :
— Votre nouvel ami ne s'est pas changé depuis plus de deux siècles, de plus il vous accompagnera difficilement au « Tagada ». Marco, le portier est très à cheval sur l'étiquette. Mais, vous le savez déjà.
Rodolphe, tu es grillé. Je suis incapable de me souvenir de cette fille. Mes soulographies répétées affectent mes neurones. Je réponds simplement.
— Je m'ennuie, alors je musarde en quête d'inspiration. Je vous accompagne ?
— Volontiers, je vais voir Franck, il m'a vendu du rafistolé pour de l'authentique, vous jouerez les experts.
— J'ai bien peur de ne rien connaître.
— Mais Franck, lui, connaît votre mère.
Décidément, je suis un petit garçon, manipulé par cette grande brune, me voilà entraîné en plein litige commercial. Je ne peux plus reculer, mais j'ai signé, pour faire plaisir à ma mère comme un bon fils. Rosetta expose ses griefs à Franck, qui bien sûr nie la supercherie. Loin de se démonter, elle contre-attaque et prend à témoin des professionnels hollandais de passage. Puis à mon tour j'entre en scène et porte l'estocade : le litige est réparé, bien au-delà de nos espérances. Ma mère obtiendra le mobilier recherché avec une substantielle ristourne.
Rosetta me propose de célébrer cette victoire le soir même, par un dîner au « Père-Okai », un restaurant à thème. La soirée est tout particulièrement dédiée à Dalida, un transformiste assure le spectacle. D'ordinaire, j'ai pour habitude d'inviter à mes petits dîners un couple d'amis : René et Jacky. Le premier est un camarade du lycée Lafayette, le second est un ancien de l'école « Boulle » section ébénisterie. Leurs goûts en matière d'art sont des plus sûrs. Je compte sur la curiosité très inspirée de Jacky pour cuisiner Rosetta.
J'habite à deux pas de la rue Saint Sébastien et me rends à pied au restaurant. La façade décline un arc-en-ciel lumineux clignotant, un brin criard. Sur le pas de la porte d'entrée, Gonzague, le patron, fume une « vogue » mentholée.
— Tu es en retard, tes deux amis sont là, le spectacle commence dans un quart d'heure.
Je me glisse à l'intérieur, la pénombre est déjà faite, la tête chauve de René est aux premières loges. Deux serveurs nerveux s'affairent aux tables voisines. Les bras levés au ciel de Jacky en disent long :
— Une coupe de champagne Rodolphe ?
— Merci, avec plaisir messieurs, nous attendons une invitée de choix et je compte sur vous pour me seconder.
Rosetta nous rejoint enfin, jupe noire et bustier au décolleté avantageux. Nous passons commande, les lumières d'ambiance s'éteignent. Sur une bande son original, un grand gars en robe strass et perruque blonde, pousse « Moi je vis d'amour et de danse..., Monday is just another morning... ». Entre deux interruptions du spectacle et le homard à l'américaine, la belle brune se dévoile.
En provenance directe de Barcelone, la catalane vient terminer un troisième cycle de français. Le couple aisé qui la loge s'est lié d'amitié et elle se propose de refaire la déco. Leurs amis sont séduits et utilisent ses services. Voici le point de départ de la concurrence avec ma mère, rien de bien dangereux. Le bel éphèbe qui assure le spectacle expire un dernier « Moi je veux mourrrir sur scène... ». René et Jacky ne sont jamais avares de critiques acerbes :
— Ce spectacle est très inégal, heureusement le bonheur est dans l'assiette et ces serveurs sont craquants, surtout le petit blond pyroxylé...
— Dis donc vieux dégoûtant, et moi, je ne te fais plus envie ?
Tous nous partons en fou rire et Rosetta me lance un regard complice. Jacky, d'un clin d'œil, me souhaite bonne chance. L'affaire paraît bien engagée.
Cependant, me hasarder au « Tagada » pour conclure cette soirée est une erreur stratégique. Je remercie mon couple d'amis et invite Rosetta en balade nocturne. Quelques pâtés de maisons plus loin, la belle se livre, du moins en apparence.
— Vous avez songé à vous poser, Rodolphe ? me demande-t-elle, curieuse de connaître mon orientation sexuelle, après une telle soirée. J'en suis presque sûr.
— Évidement, mais je n'ai que vingt-cinq ans.
— Vraiment !
Je dois avoir une tête de déterré, ou quelque chose dans le style. Son éducation catholique dans un pensionnat très traditionnel d'Espagne me semble plus évidente. Je dois rester calme et sérieux sinon, mes chances de conclure s'amenuisent. Je fais signe à un taxi, nous promettons de nous revoir le lendemain.
Deux jours après, nous sommes ensemble. Passionnément, d'une façon quasi fusionnelle au début, puis au bout d'un mois nous emménageons dans un charmant petit appartement, en plein centre ville. Rosetta me confie que notre relation est la deuxième de sa vie. Elle veut que je l'accompagne chez ses clients, en guise de talisman. Je m'adapte à ce nouveau rythme.
Puis, par une après-midi de juin nous avons rendez-vous dans une propriété du bord de mer « Coup de vague », ça sent les embruns. Je gare mon roadster au bout de l'allée de graviers blanc. Un doberman écumant nous accueille : pas question de bouger un sourcil. Le maître des lieux nous libère de la menace canine.
— Sewa, rentre à la maison. Bienvenue chez moi, messieurs dames.
La quarantaine, les cheveux blond clairsemés. Son allure de tennisman, identifiable par son polo Lacoste rose, des sourcils épilés et des ongles manucurés. La grande taille de l'homme, sa voix profonde et tranquille sont les signes d'une grande maitrise de soi. Je suis sous le charme.
— Entrez, je vous prie, ne faites pas attention au désordre. Mes valises sont à peines défaites, je rentre du Mali.
— Je vous sais grand connaisseur des civilisations africaines. Les Dogons en particulier, dit Rosetta.
— Les funérailles du grand Hogon, le chef, m'ont retenu quinze jours. D'autre part j'ai rapporté des masques pour la section du musée que je dirige. Je vous fais visiter ?
Nous passons en revue les pièces de la maison. Elles sont spacieuses et lumineuses, mais pauvres en mobilier.
— Je compte sur vous pour me proposer la décoration... Au fait, je m'appelle Charles, mais les amis m'appellent Charly.
Rosetta prend quelques photos en bonne professionnelle. Moi, c'est ce Charly qui m'ajuste dans son champ visuel. La foudre tomberait-elle sur « Coup de vague » ? Me voici partagé. Je ressens pour Rosetta une attirance de mâle prédateur. Mais de ce dandy à l'allure sportive se dégage une odeur de prédestination. Le coup de grâce arrive par la porte de la cuisine entre ouverte : la voix de Maria Callas répand dans la pièce sa quiétude maternelle. Mon cœur chavire, une invitation au bonheur, tentation intime, ultime résistance d'une nature profonde. Cette lame de fond emporte sur son passage mes derniers doutes : il faut succomber. Mentir à Rosetta, laisser planer le doute. S'installer dans le non-dit. Charly, pourquoi toi ? Maintenant ?
Le chemin du retour me semble long et pesant. Malgré la promiscuité et l'étroitesse du roadster, je découvre en Rosetta une complice. Elle n'est plus à mes yeux la maîtresse sensuelle des premières semaines.
— Ne me prends pas pour une idiote. Les regards en coin que te lance sans arrêt ce Charly sont des invitations à la luxure.
— Je n'ai rien remarqué, c'est toi qui vois le mal partout.
Je pouffe de rire un grand coup, ça fait du bien.
— Tu vois bien que j'ai raison, tu ne t'en caches pas. Je préfère la franchise.
Après une nuit agitée par des songes peuplés de personnages improbables, affublés de masques rituels, homme ou animal, j'ai mal à la tête. Rosetta sortie pour sa séance de yoga, je tourne en rond. On sonne.
— Tu as oublié tes clefs ma belle ?
— Non, c'est toi que je viens voir imbécile, mais tu l'as déjà compris.
Je reconnais la voix sensuelle de Charly. C'est sûr, me voici de nouveau victime.
— Grimpe, je t'ouvre.
A peine entrés, nous sommes enlacés et mon cœur chavire de plaisir. Une heure passe, les rayons du soleil pénètrent doucement la pénombre de la chambre.
— Charly, il faut que tu partes. Je dois ménager Rosetta, c'est une fille honnête. Elle mérite mieux qu'une relation basée sur le mensonge.
— Tu es à moi maintenant et rien ni personne ne peut s'opposer à ma volonté.
Bon, là je suis censé devenir l'esclave de ce quinqua cultivé et tyrannique ? Ou je crache le morceau tout cru à Rosetta ?
La première impression est souvent la bonne. Dès son arrivée ma catalane est d'humeur zen, normale. Elle remarque mes yeux rouges, mon odeur de mâle et le regard franc comme un âne qui recule.
— Quelqu'un est venu, je devine facilement la présence d'un autre homme. Je suppose une conversation amicale qui dégénère en étreinte fougueuse ?
— On ne peut rien te cacher.
— Tu te doutes des conséquences de ton acte, ton manque de volonté, ta traîtrise me répugne.
— Qu'est-ce qui se passe maintenant ?
— Je joue la pauvre fille sur qui le ciel vient de tomber sur la tête, ou je te laisse une chance de t'en sortir.
— La deuxième option m'intéresse.
— Je suis d'humeur joviale, j'ai envie d'un pique-nique sur la côte sauvage. La grande conche est un endroit que tu affectionnes pour sa tranquillité et le nudisme est l'un de tes passe-temps favoris.
— C'est vrai, je passe mon temps les fesses à l'air.
— Je confectionne les sandwiches jambon beurre cornichons, la bouteille d'eau et hop on décolle.
J'envisage le pire et me voilà parti faire bronzette à poil sur la plage. Il existe des ruptures plus pathétiques. Une heure de route nous sépare de l'endroit. Je profite du voyage pour me détendre et confie le volant à Rosetta. La conduite toute en souplesse tranche avec mon impétuosité et le roadster semble apprécier : le ronron du moteur en témoigne.
A notre arrivée, le parking est désert. Les pins maritimes forment une allée en arc, nous accueillent et guident nos pas. Le cri des mouettes en alerte indique la présence imminente de la mer. Derrière la dune parsemée de touffes de chardons et de graminées duveteux : elle est là. Je pose mon sac de plage orange, jette en tas mes vêtements et cours piquer une tête directe dans l'eau. Le choc thermique me ragaillardit, j'invite Rosetta à me rejoindre, elle se fraye un chemin parmi les galets déposés pêle-mêle par les marées. Je me retourne et fais face à l'immensité de l'océan. Un choc violent à la tête me fait perdre l'équilibre et me voilà emporté par une vague. En vacillant je distingue la silhouette de Rosetta un galet sanglant à la main.
Aux termes de deux jours de recherches infructueuses, les sapeurs pompiers renoncent. Mon corps a dérivé au gré des courants et je sers de festin aux crabes, crevettes et autres crustacés locaux. Me voici désormais disparu, sans sépulture. Mais pas pour longtemps.
Je suis le courant d'air qui claque la porte d'entrée, la surcharge électrique qui grille l'ampoule de la cave, l'humidité qui empêche la voiture de démarrer : je vous hante.
Rosetta après une période de deuil raisonnable, rentre dans son pays. Je ne suis qu'une passade après tout. Ma mère inconsolable ne vit plus sans ses pilules. Au « Tagada » quelques tournées de tequila rapido honorent ma mémoire. Charly est songeur, un goût amer lui reste en travers de la gorge.
J'ignore la faim, la peur, le bonheur, la fatigue. Je tends la main au monde entier. Mais rien ne se passe. Je suis une sensation, un frisson, une intuition. Mais personne ne me serre dans ses bras. J'observe, je sais, je connais, mais ne dis jamais rien. Alors j'attends pour rejoindre ma place, sans me poser de questions.
Charly, je te suis, tu angoisses, tu penses être pour quelque chose dans ma disparition. Tu éprouves des remords, une intuition te guide. Tu sais que les esprits voyagent. Ton chien Sewa aboie souvent sans raison apparente, et se calme immédiatement, comme rassuré par une présence amie. Peut-être ressens-tu mon souffle froid sur ta main chaude. Je te hante.
Alors ce matin, ton corps sans vie étendu dans la rue du Beurre, criblé de trois balles de révolver, sonne comme un aveu. Quelle malédiction nous poursuit. Notre relation est condamnée à l'échec depuis le début. Il nous faut disparaître.
Je mène l'enquête. Sur place, la police conclut à un meurtre avec préméditation. Presque un contrat, mais la personnalité de Charly indique qu'il s'agit certainement d'une méprise. Un témoin, qui habite un immeuble de la rue, dit avoir vu le tireur sortir d'un porche, exécuter la victime et s'enfuir à pied. Mais Charly ne passe jamais rue du Beurre. Je reste la nuit suivante sous le capot d'une Mercedes dans la rue adjacente. Le moteur encore chaud me donne l'illusion d'exister. Un homme s'avance, considère la rue et continue son chemin, un passant égaré sans doute. La nuit s'étire et je m'ennuie. J'ai pour habitude sur le coup des trois heures de rendre visite au Tagada histoire de voir du monde. Renverser des verres vides, me glisser dans le corps d'un client en état d'ébriété prononcée, lui procurer la peur de sa vie en le parcourant de bas en haut. Bref, je m'amuse. Je pénètre alors dans un appartement et m'approche de l'homme assis devant la télévision me glisse dans son corps, histoire de rire mais impossible d'en sortir. D'ordinaire je me retrouve éjecté en moins de deux. Mais là pas du tout, le gars veut me garder, il éprouve au contraire un bien-être jouissif, se tâte de partout, exulte. Je précipite notre complicité siamoise contre le mur de la cuisine pour me libérer. Je serai plus prudent à l'avenir. De retour à mon poste d'observation, je n'attends pas bien longtemps : l'assassin revient sur le lieu de son crime. Crispé, courbé, le pas mal assuré, la démarche maladroite : erreur de casting. Je le file à son domicile, dans une sité HLM. La façade décrépie de l'immeuble, l'ascenseur en panne, les graffitis superposés dans la cage d'escalier : j'ai la chair de poule. Ma présence impalpable jette dans l'air ambiant un zeste d'humanité reconquise. Le tueur se retourne, sur ses gardes, je distingue ses traits : le visage rougeaud, de petits yeux inquiets. Il entre dans son appartement, referme bruyamment la porte et cadenasse à double tour. Rien d'impressionnant pour un courant d'air. J'entre dans la place et examine la pièce principale. Le décor misérable s'étale. L'homme se rend dans la salle de bain, mais une autre voix m'interpelle :
— Qui va là ? Max, nous avons de la visite.
Je me rends à l'évidence, cette femme remarque ma présence, mais comment ?
— Maman, tu entends les voisins qui se disputent, comme toujours.
— Non, je sens une présence.
Une canne blanche près du canapé, un livre en braille ouvert sur la table : une personne non-voyante, ma chance.
Max l'assassin, enfin un nom sur ce visage de pleutre. Je vais lui régler son compte. La mère est témoin de mon existence, mais rien ne transpire dans cette pièce, sans mon assentiment. Sous la table dans le séjour, je remarque un sac de sport. Max le saisit et l'ouvre : une quantité impressionnante de billets dégueule par l'ouverture.
— Cette fortune c'est mon malheur, quelqu'un me suit, comme un fantôme. Mais la misère, je ne peux plus. On dira qu'on a gagné au loto et basta.
— Mon chéri, tu as bien fait, tu es un bon fils.
— Merci Maman, je l'ai fait pour toi. Je vais descendre acheter du champ' à la supérette avec un billet de cinq cent, pour leur en mettre plein la tronche à ces pisseux. J'imagine déjà le tableau.
— Sois prudent mon Maxou, tu vas avoir des ennuis. Reste à la maison.
— La maison, mais si tu pouvais la voir la maison, tu te jetterais par la fenêtre. Et puis merde, je fais ce que j'veux.
— Mais cette présence, dans la pièce, c'est inquiétant.
— Vieille folle !
Max sort de l'appartement en claquant violemment la porte. Je me concentre à fond pour le frôler dans l'escalier et provoquer une chute mortelle, Charly sera vengé. Il engage la première marche, prend de la vitesse, mon sinistre dessein va libérer ma colère.
— Rodolphe, non, laisse-le. Cet homme, je l'ai payé pour son travail. Tu es à moi pour toujours, me dit Charly dans un souffle léger.
La voix de Maria Callas, fragile et douce, nous transporte sur ses ailes vers un bonheur éternel.