Sauter à l'élastique

bartleby

"On m'a vu dans le Vercors..." Euh... Non, déjà essayé. Qu'est-ce que je raconte ! Ça ne va plus du tout, moi ! 

En fait, je ne sais plus quoi dire, parvenue tout au bord du vide. Deux pas à faire et pour moi, ce sera le saut de l'ange. On a beau se dire qu'on va être retenue par un pied, histoire de pouvoir écarter les bras, je n'aurai pas de harnais à la taille...

Cela me permettra d'être plus libre de mes mouvements. Mais tout de même, après c'est le vide, sans filet. Mais qu'est-ce qu'il m'a pris ? De vouloir sauter à l'élastique, de me lancer ? Maintenant ? Dire "je vais le faire !" et monter tout là haut ?

Moi, j'ai toujours connu les téléphériques, les funiculaires, voire l'acrobranche. Mais là, une telle descente après avoir côtoyé le ciel ? Jamais. J'ai déjà remarqué, chez ceux qui ont tenté l'expérience, qu'une fois le saut fatidique exécuté, l'élastique... comment dit-on... Enfin, il subit quelques va-et-vient. On remonte, puis on redescend, deux trois fois. Comme des échos de la chute. Sauf que l'élastique, il ne remonte jamais à son point de départ, d'où l'on a fait le premier pas. J'étais consciente que je ne pouvais plus revenir en arrière et pourtant j'ai dit : "c'est là, maintenant, je saute !".

Regarde en bas. Et n'aies pas peur. Regarde, tu vois cette silhouette qui te récupérera une fois que tu seras parvenue à toucher l'herbe ? Allez, tu as parlé. Désormais, courage !

Oui, avec le temps, je me suis dit que finalement, j'avais pu être parfois courageuse. Même une bonne paire de fois, là où d'autres n'auraient rien fait, rien tenté, de peur de se perdre ou de se blesser. Eh bien ! Moi je suis consciente de ce qui peut m'attendre: de la tristesse, de la douleur et je me dis que si les premiers temps, longs ou non, seront terriblement et forcément difficiles, viendront ensuite les jours meilleurs. Je suis une femme qui accepte en prendre plein sa tête, pour avoir choisi une voie plutôt qu'une autre. Beaucoup de gens ont peur de ce mal prévisible, moi par contre, ou si je me compare, ben... je me dis que je vais et dois l'affronter.

Et puis je suis tombée des tas de fois. Au sens figuré, mais au sens propre aussi. Aidée ou non, j'ai le sentiment de m'être toujours relevée. Je crois.

Comme disait mon ex, je suis une femme "attachiante". J'ai des tas de défauts qui, chez les autres, ne passeraient pas. Moi, si. Ça passe. Parfois, ça glisse, comme sur une peau de canard. Et on me laisse toujours le bénéfice du doute, alors que pour les autres, ce serait une fin de non recevoir. Je parle de mes proches qui m'aiment, mais aussi de mon entourage plus éloigné : les collègues, des quidams dans les transports, les magasins et même les agents de police (!).

Je m'aime peu, c'est vrai. Je me considère à travers le regard des autres. Je cherche toujours à plaire. Les yeux d'un homme qui se posent sur moi, m'enchantent. De la même manière, je préfère mille fois ne pas plaire, plutôt que d'être mise sur la touche.

Depuis l'adolescence, j'ai souvent entendu: "Mais qu'est-ce que tu peux être une fille compliquée !!!". Aujourd'hui, je corrige en "complexe". Cela a muté progressivement vers "femme avec un petit grain de folie". On me l'a dit hier encore (il se reconnaîtra) et pour moi, c'est un véritable bonheur qu'on me dise ou pense de moi. Je crois que cela me conforte sur la beauté que je peux déceler en moi. Si je commence à parler jambes, ventre et fesses, ce sera la mauvaise critique logique que se font énormément les femmes. Par contre, j'aime voir ce grain de folie, mes yeux qui brillent. Là ! Je me trouve belle, Oui.

Je me souviendrai, peut-être à vie de ce clochard, la cinquantaine, passant devant moi, me regardant puis faire demi-tour et m'interpeller. Je m'attendais à un pauvre lourd compliment calculé, mais il regarda simplement mon visage, ouvrit grand les yeux et un peu la bouche aussi, l'air étonné.

- "Il y a tant de lumière de vie en vous, votre visage porte tant d'humanité, de sentiments... N'éteignez jamais cela !".

Il y avait eu ce jeune homme aussi, au bout du quai de métro d'en face. De l'autre côté, le mien était arrêté. Et nos regards se sont croisés. Lorsque ma rame a commencé à repartir, il s'est mis à marcher pour rester à ma hauteur. Et ce, de plus en plus vite. Puis il a couru comme un fou sur toute la longueur du quai. Et quand il fut contraint de s'arrêter, j'ai lu "Attendez !" sur ses lèvres. Il a levé sa main pour me dire au revoir.

Quand j'y repense, je me rends compte qu'il avait eu la même expression que ce brave clochard.

"Attendez !", vous existez ! Vous vivez ! Vous devez le savoir ! En être consciente ! Vous en persuader !

Maintenant je suis là, je m'apprête à avoir la trouille de vouloir vivre, exister. Et je veux le faire avec cet homme que je vois de loin, à l'atterrissage de l'élastique. Il tend déjà ses bras et m'attend. Si l'élastique entame un rebond, il me retiendra ou bien m'enlacera pour que nous puissions voler un peu ensemble.

Avant de réellement toucher le sol.

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