SAVE-TRIP. Chapitre VIII

caiheme

Je suis l’enfant qui traverse sans regarder.

Samedi six août, c'est le retour du Save-trip. Nous sommes en voiture, le ciel s'habille d'un bleu sale, les nuages au loin le rayent d'éclairs. Nous traversons une région où l'on semble considérer la cerise comme sacrée. Unique ressource de cette surprenante contrée, les cerisiers sont omniprésents. Tous les sentiers bordant la route mènent à d'immenses champs d'arbres fruitiers. La voiture avance, les heures défilent. Samuel s'esclaffe sans cesse des traces noires que nous rencontrons de temps à autre sur le goudron. Les sinueuses lignes sombres indiquent de brusques freinages et sorties de route.


«— Ha, mais les gens par ici semblent sans cervelle. Qui sont-ils pour se précipiter ainsi dans ces fossés ? Surtout sur une route droite et dégagée. Ils doivent être sacrément saouls pour en venir à brusquement freiner et s'encastrer dans ces tranchées ! »

La suie qui résulte de son passage à l'armée s'était accrochée à ses cordes vocales. Son rire produisait une sorte de son trachéotomique délicieux et nostalgique pour toute personne qui fut pendant un temps proche d'un cancéreux de la gorge.


 La radio siffle sans cesse, l'air est chaud, lourd et saturé. Suzanne conduit sans doute depuis longtemps. La platitude du paysage fait oublier le temps qui s'écoule. Ses longs cheveux bruns dansent sur l'air, elle n'y prête pas attention et marmonne de temps à autre en réponse à Samuel.

« — Sûrement pour éviter les hallucinations de l'ivresse ».

La tension émane de ses yeux verts, elle fixe l'horizon, ses mains serrent le volant. La caféine a cessé de faire son effet, elle a besoin de s'arrêter. Elle se range sur le côté et sort se changer les idées. Samuel la suit, tous deux partent cueillir des fruits.


Silencieux ils prennent un sentier, et sans un son ils se mettent à souffler sur les cerisiers dans l'espoir incertain de faire s'envoler ses fruits. Suzanne souffle si fort qu'elle s'étouffe. Elle tousse, puis soudain s'arrête. Doucement, mais sûrement, elle s'écroule. Samuel ne semble pas s'étonner de la voir ainsi s'aplatir. Lentement et sans se presser, elle susurre.

« —Sors-moi cette saleté du gosier, je sens que j'ai du mal à respirer. »

Il s'accroupit et la regarde.

« —Je le sais, te voir ainsi chanceler suffit à savoir que tu supportes mal de souffler si fort sur ces simples cerisiers. »


Il lui ouvre la bouche et glisse ses doigts à l'intérieur. Suzanne ne cligne pas des yeux, un liquide couleur safran mélangé à la salive s'échappe et coule le long de sa joue. Samuel retire un solide sachet de sève séchée que Suzanne a la mauvaise manie de dissimuler les jours où la faim la secoue. Tous deux se regardent. Assis sur la terre sèche ils se mettent à rire, Suzanne hoquette et crache encore un peu de salive orangée, mais cela ne l'empêche pas de ramasser d'autres cerises pour le reste du voyage.


Samuel prend le volant, Suzanne s'installe à l'arrière, moi je préfère la place côté passager. La route est longue jusqu'à la gare. Je préfère avoir accès à la trousse à pharmacie située dans la boîte à gants, cela me permet de soigner mes plaies. Les blessures suintent, un liquide lactescent glisse entre les poils de ma jambe. Le tapis boit goulument le fluide.

« —Il faut qu'on trouve un coin pour dormir cette nuit. Il nous reste trois jours pour prendre le train, et j'ai besoin de me doucher. »


Après deux heures de route, nous apercevons l'enseigne jaune et lumineuse d'un hôtel. Samuel gare la voiture et saisit notre sac. Je sors de la voiture avec Suzanne, ses cheveux bruns exhalent un parfum de bois séché par la chaleur de l'été. Il commence à faire nuit, le vent est fort.


Nous avançons, l'entrée est entourée de plantes vertes desséchées. De la terre noir écrasée colore le rouge du miteux tapis. Nous continuons de marcher, nos semelles s'enfoncent sur la moquette, la laine rouge s'écrase, de furtifs bruits de pression sortent de cette plaine laineuse. Les chaussures effleurent quelques grains de terre, les boulettes noires glissent entre les fils de tissu et se fracasse au sol. Les boules de terre voient alors leur ciel s'assombrir. Nos semelles les écrasent.


Nous nous rapprochons de l'entrée, les bruits de la route s'estompent, ceux de l'hôtel se rapprochent, il arrivera un moment, un instant précis où les deux environnements sonores se retrouveront à égale  distance. Quand est-il ? Pourrat-on le percevoir ? Nous continuons d'avancer, je vois sur les deux côtés de l'entrée deux ombres noires que créent les spots de lumière fatiguée. L'une de ces ombres est opaque, rien ne bouge à l'intérieur. L'autre est percé d'un petit point rouge dont l'intensité lumineuse fluctue. Le point rouge se met à voler dans l'espace noir. Une voix au timbre rocailleux sort de la nuit artificielle.


 « —Samuel »


Le point rouge s'avance dans la lumière. Vient ensuite un tube blanc, puis de la fumée traverse les rayons électriques. Un homme alors apparait. Samuel tourne doucement ses yeux, le timbre lui semble familier. Il fixe l'homme à la cigarette et le reconnait.


—     Yoann ! Quel surprise de te voir, je te croyais à l'agence, comment se porte PST ?


Yoann le commercial est un ami de Samuel, tous deux se serrent la main, c'est la première fois que je le vois. C'est un beau jeune homme aux cheveux gominés et à la barbe suffisamment taillée pour faire négligé, mais pas trop. Ses activités hors de PST sont assez singulières.

Chaque début de semaine il se prend des envies de petit-déjeuner sur des terrasses de bar. Non pas qu'il apprécie de se faire servir ou qu'il se plaît à observer les passants. Mais il affectionne particulièrement de boire des cafés brûlants dans un environnement bruyant. Il se rappelle ainsi qu'il n'est pas mort. D'ailleurs sans doute l'est-il et qu'il l'ignore, tout comme le jour de la semaine d'ailleurs. Le costard qu'il porte n'indique en aucune façon un jour de congé.

Yoann respire une nouvelle fois à travers sa cigarette. En soufflant la fumée, il répond à Samuel.

« — On fait aller, le nouveau chef du projet “Fripes. Orne” est bizarre.

Suzanne s'avance, elle s'adresse à Yoann.

—     Le projet a déjà un nouveau chef ?

—     Oh Suzanne ! Je ne t'avais pas vu, oui un tout jeune ! J'avoue que le poste n'est pas resté libre longtemps. D'habitude les R.H. mettent plus de temps à trouver quelqu'un pour un projet qui n'est pas particulièrement plaisant à gérer.

Je m'avance à mon tour pour parler au commercial.

—      Le recrutement a dû se faire en interne, peut-être un fraichement diplômé qui s'est endetté en s'instruisant et qui a besoin d'argent rapidement.

—     Mais tu es là aussi ? Décidément vous ne vous séparez jamais tous les trois. Vous voyagez ensemble ?

Je souris.

—     On peut dire ça, mais dis-moi, qu'a-t-il de bizarre ce nouvel embauché?

—     Il boit tout ce qu'il y a dans les distributeurs de l'agence, tout son argent y passe, ainsi que les réserves de café. Du coup, il n'y a plus assez pour les autres employés de PST.

Samuel plisse les yeux en serrant les lèvres. Nous avançons vers l'entrée, la conversation entre les deux amis continue.

—     Quelle horreur !

—     Ah ça mon vieux Sam', tu peux le dire ! Heureusement, avec l'argent que ce chef de projet a mis dans les distributeurs, les R.H. ont recruté des intérimaires pour produire artisanalement du café, et assurer ainsi, la ration quotidienne, nécessaire aux salariés. D'anciennes cloisons posées sur des tréteaux occupent désormais les open-spaces. Plusieurs dizaines de cafetières reposent sur chacune de ces tables grossières. Les couloirs sont envahis de rallonges électriques. Tout le monde se prend les pieds dans les câbles. Le sol est devenu instable et ondulant, on croirait marcher sur des serpents.

La chaleur et l'humidité provoquée par la fabrication du liquide noir ont créé une brume épaisse qui fait transpirer tous les bureaucrates de PST. Des mares de sueur ont envahi l'étage de la gestion des plaies. Des employés ont disparu, certains prétendent qu'ils auraient fondu au contact du fluide des gestionnaires.

—     Et le café est bon ?

—     Hasardeux. Les intérimaires n'ont jamais eu à travailler sur une telle demande. Nombreux sont ceux qui stressent, les doses ne sont jamais les mêmes. La qualité se situe entre l'urine de chat et le bloc à mâcher. Ceux qui ont toujours consommé le même café depuis qu'ils travaillent à l'agence se retrouvent avec des spasmes incontrôlables dus au manque ou à l'excès de caféine. Les informaticiens courent en hurlant à travers la brume, ils déchirent les documents papier qu'ils rencontrent. »

Samuel ricane, ou se racle la gorge, le bruit est ambigu.

« — Et que fais-tu ici Yoann ? Tu es en congé ?

—     Si seulement Samuel, si seulement. Non, j'étais avec le PDG cet après-midi, nous devions parler du dossier de l'usine d'incinération.

—     L'affaire se présente bien ?

—     Plutôt oui, il va y avoir du travail, mais pas de grosses complications en vue. Je dois me rendre dans un bar en ville demain soir pour rencontrer une future cliente. Une espèce de cafard de placard, un crachat de clochard, une gerbe de fiévreux. Le PDG estime que nous pourrions y trouver des intérêts financiers. Cela dit, la cliente est la fille de la tenancière. Tenancière qui est une amie du patron, donc l'intérêt financier…

—     …est un prétexte?

—     Oh oui, tu connais le vieux. L'inutile ce n'est pas son truc. Il doit avoir une idée derrière la tête. Ses actions ont toujours un prétexte. Mais je te vois, toi, ton sac et tes amis, vous dormez ici cette nuit?

—     Oui nous repartons dans trois jours, tu as déjà mangé ?

—     Je sors à l'instant du buffet, je vais au bar repérer un peu les lieux, vous m'accompagnez ?

—     On a conduit toute la journée. Ce soir on va se reposer et manger un peu. Repère les lieux, puis tu nous rejoins à l'hôtel et l'on y va tous ensemble demain soir, ça te va ? 

—     Parfait. Par contre je ne sais pas encore à quelle heure je rentrerai

—     Tu ne connais pas encore la qualité de la bière qu'ils servent là-bas, c'est ça ?

—     Hé hé hé. Entre autres oui. Le bar s'appelle “La Géhenne des Nymphes”. Voilà l'adresse. »

Yoann jette sa cigarette, tend un papier glacé à Samuel et s'en va sur le parking. Son costume noir le fait disparaitre dans la nuit. Une tâche orangée apparaît dans l'obscurité, elle se transforme en point rouge, et se met à voler, moustique de feu au sillage de fumée. 

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