SAVE-TRIP. Chapitre X

caiheme

Je suis les nerfs tranchés de la colonne vertébrale.

Suzanne et moi avons faim, j'ouvre le sac bleu, la fermeture éclair glisse sans fausse note. Quand vient le retour d'un Save-trip la redescente doit se faire en parachute. Nous en avons prévu suffisamment pour le retour. 

Le parachute c'est de la MD en poudre que l'on dépose dans une feuille à rouler, on fait un petit emballage cadeau que l'on ferme et que l'on gobe. Les tailles varient selon la descente recherchée. Une fois le parachute ingéré, il chute doucement jusqu'à l'estomac, les sucs gastriques brûlent le papier. Petit à petit, le parachute se déplie et libère son contenu. Il faut compter deux à trois heures pour commencer à ressentir les effets et environ dix à quinze heures pour ne plus les subir. Nous avons classé les parachutes en trois tailles pour le retour.

Le Save-trip se terminant, il faut que nous arrivions à prévoir nos réactions pour interagir le plus raisonnablement possible avec l'environnement auquel nous serions confrontés.

La petite taille est le minimum vital, elle se consomme avec une voracité  proche des cacahuètes ou des olives. Cela occupe l'estomac pendant l'attente. La petite taille permet d'avoir une conversation normale avec la plupart des gens que l'on croise, on peut agir et conduire une voiture. Il faut simplement ne pas s'étonner des troublantes hallucinations qu'elle peut causer. La substance donne juste l'impression que la pensée a passé la nuit dans une machine à laver pleine de lames de rasoir. La MD taillade, broie et déchiquette l'esprit quand vient le soir, mais le rend lucide au petit matin.

Samuel et Suzanne en gobent un chacun. Pour ma part, je me contente de la fumer. Suzanne saisit la télécommande et saute sur un lit. Elle s'accroupit et, comme un chiot réclamant des caresses, elle frotte son nez sur le tee-shirt transpirant de Samuel en faisant mine de s'essouffler. Elle secoue la tête et agite sa chevelure.

« — Mais arrête Suzanne, tu sais très bien que j'ai horreur de ça. C'est mon lit en plus, va sur le tien. Arrête enfin. Rho, mais pousse toi donc, tu prends toute la place ! »

Samuel place son bras en arrière pour se dégager de cette affection pleine de cheveux, mais le lit n'est pas aussi grand que ce qu'il devait estimer. Sa main rencontre le vide, le corps suit et s'écroule sur la moquette. Suzanne tourne sur elle-même et saute à pieds joints sur le matelas en riant.

 « — J'ai pris ton lit heu, j'ai pris ton lit heu. Alors t'en dit quoi hein ? Je t'ai eu là, hein ? Hein ? »

Silence, pas de réponse. Suzanne se met à genoux sur le matelas et regarde du côté où la chute a eu lieu. Elle se penche.

« — Samuel ? »

Elle se retourne, replie ses genoux à hauteur de clavicule et enveloppe le tout de ses deux bras. Elle  bascule d'avant en arrière et me regarde l'air terrifié.

« — Il a disparu, il n'est plus là, tu te rends compte ? Le plancher l'a absorbé, il l'a absorbé. C'est un des monstres de l'hôtel, les monstres qui vivent sous la moquette.

Papa me disait qu'ils rodaient dans les hôtels, qu'il fallait faire attention, c'est pour ça que je devais rester dans ma chambre quand on allait à l'hôtel.

Les gémissements dans les murs, c'était les gens qui quittaient leur lit sans permission, ils se sont fait attraper. Papa me l'avait dit, les monstres les attrapent et les gens restent coincés dans les murs à soupirer, gémir et crier.

Les monstres volent les vêtements, je le sais. Quand la porte restait ouverte, j'ai vu les gens qui courraient nus dans les couloirs. Papa avait raison. Monstres, monstres. Je les ai vus passer devant ma chambre. Tête de vache sur plateau d'argent, queue de serpent pour infecter chiots innocents. Gueule de clébard enragé prêt à mordre la main qui l'a dressé. Tout en cuir noir le clébard. Vieux père Noël triste alcoolo et caniche nain maléfique rose fluo. Clown momifié, secrétaires malsaines, vieilles médisantes toutes fripées. Jeune femme blonde avec des hommes-enfant. Bretonne, goupil, poisson-lune et crocodile qui jouent au poker.

Je les ai vus tu sais ? Colonne vertébrale sanglante, à son extrémité une tête de dinosaure fossilisé qui happe les créatures et les déchiquètes, déchiquète. Un pantin de bois gesticule, un taureau mécanique en plein galop lui fonce dessus. Les cornes qui vont et viennent dans la chair. Un cadavre démembré et convulsif, des jets de sang en jaillissent.

Une danseuse en tutu avec une tête de perroquet et des mains en forme d'anémone desséchée. La danseuse se fait caresser le bas ventre par un clochard virulent, le clochard cri des obscénités, ses mains veulent caresser, ressentir une sensation, mais ses doigts d'acier en forme de crochet ne font que lacérer la danseuse affolée.

Un ver de terre percé par l'hameçon. Je l'ai vu, tu sais ? Il s'est désintégré et s'est restructuré en étoile brune. J'ai vu l'étoile se dilater et se rétracter comme une respiration. Les gens nus avaient des masques d'émotion. Plein de plumes sur la tête, des perles blanches parfois sur le front. Et Samuel a disparu, il est fichu. Il est capturé. Pour toujours ! »

La fumée blanche de la MD coule de ma joue vers le plafond. Les yeux mi-clos, je regarde le visage crispé qui me parle. Je sens un de mes sourcils se hausser. La cendre me tombe sur les genoux.

« — Quoi ? »

Soudain, le matelas se soulève violemment et jette Suzanne hors du lit. Samuel sort du sommier sous lequel il s'était caché.

« —Pour toujours ! ha ha ha, hurr hurr, hurrrrr ! »

Tout en toussant, il remet le lit en place. Des moutons de poussière se sont collés à sa peau en sueur. Des poils noirs et bouclés couvrent son tee-shirt humide. Le lit remis en place, il se laisse tomber les bras en croix sur le matelas. Les lattes du sommier grincent douloureusement. Il sourit et place ses mains derrière la tête.

« — Tiens, puisque tu as la télécommande Suzanne, allume la télé pour voir ce qu'il y a.»

Suzanne rejette ses cheveux en arrière, l'air vexé. Elle s'assoit sur un lit vide, place un oreiller entre son dos et le mur.

« — De toute façon, c'est moi qui choisis ce qu'on regarde. »

Le Save-trip était intense cette fois, Suzanne a eu une nouvelle remontée, la petite taille ne suffira peut-être pas. J'aspire une nouvelle fois sur le papier. Pas de fumée. Mince entièrement consumée ! De la cendre partout sur les draps. Je souffle pour faire disparaitre les résidus gris de mon futur lieu de sommeil. Il faut préparer une nouvelle torpille industrielle pour demain. Un plateau-repas en plastique traine vers le poste. Surface plate, ça fera l'affaire. Il me manque encore quelque chose. Je me tourne vers le décisionnaire de programme.

« — Il te reste des cartes de fidélité Suzanne ? »

Elle zappe les chaines. Dessins animés, informations au journal, course équestre, poursuite de diligences. Sans détourner les yeux du poste, elle m'envoie une pochette de cartes de crédit. Je vide le contenu sur le plateau.

« — Bon, bon, bon. Qu'avons-nous là ? »

Des réductions pour magasin de jouets, des bons d'achat pour articles de sport, des cartons tamponnés pour une coiffure gratuite.

« — Mais tu les collectionnes ? Où est-ce que tu récupères tout ça ? »

Suzanne ne répond pas. La carte plastifiée de sa banque fera l'affaire. J'écrase délicatement le bloc de MD avec le plat du rectangle. De légers craquements passent à travers la carte et caressent mes digitales. Le caillou blanc posé devient poussière sous la pression. La tranche de la carte racle et forme une ligne blanche bien droite.

Je sors une industrielle de mon paquet, retire un peu de mousse du filtre. Le frottement et la compression de mes doigts sur le tube de papier font sortir quelques miettes de tabac. Le passage est dégagé, j'aspire la trainée blanche avec ma paille à fumer. Les cristaux sont retenus prisonnier par la plante séchée. Je repose à l'envers la torpille industrielle dans le paquet. Il ne s'agirait pas de la perdre au milieu des autres et de l'offrir par inadvertance à un charognard de bar.

Les programmes télé continuent de s'enchainer les uns après les autres. Samuel déchire une carte de visite. Il transforme la bande de carton en cylindre, la place sur une feuille de cigarette, amène le tabac, lèche la partie collante et roule l'ensemble. Il se lève du lit et ouvre le meuble sous la télévision.

« — Hé, regardez ça ! Le mobilier est rempli de VHS.»

Les boitiers sont noirs, un papier rose buvard occupe la surface de chaque pochette plastique, un code-barres sur la tranche semble faire office de titre. Les boites sont serrées les unes contre les autres. Samuel en tire une à lui, le mouvement de sa main se bloque. Les cassettes sont trop serrées pour bouger. Surpris, il grogne.

« —Hé ben, ça fait un moment que personne n'y a touché, le plastique est collé. »

Suzanne avance à quatre pattes sur son lit. À plat ventre, elle met ses mains sous son menton. Les jambes en l'air elle demande.

« — Il y a des bons films Sam' ?

—     Ben je ne sais pas, les titres sur la tranche ne me disent rien, ce doit être des copies. Attends, je vais en sortir une pour voir. Ha, mais c'est bloqué.

—     Tire plus fort. »

Les doigts moites de Samuel glissent sur le rebord en plastique. Je m'allume une cigarette, saisit le pouf éventré et me rapproche des cassettes ankylosées.

 « — Attend Samuel, on va tirer à deux. »

Nous tirons une cassette, et c'est tout le lot qui vient à nous. Samuel s'exclame.

« —Ha, mais le fake quoi ! Il n'y a de VHS que l'apparence.»

Les unités sont collées les unes aux autres, formant un seul et même boitier. Je tape ma cigarette pour faire tomber la cendre. Samuel regarde le faux rangement. Il le soupèse.

« —Pour un mètre de pur plastique c'est quand même bien lourd. »

—     Tiens, regarde sur le dessus, il y a des attaches. »

Samuel les défait. Le fake est un coffre, une boite faite de boitiers. Samuel regarde à l'intérieur, il sourit, et nous regarde.

« —Oh oh oh, devinez quoi ? »

Suzanne et moi répondons en même temps.

« —Quoi ? »

Il plonge la main dans le gouffre de plastique noir et en sort une grande bouteille de whisky.

« — On a de quoi boire pour la nuit ! »

Nous levons tous trois nos bras au ciel et exprimons notre joie par un “ouiiiiii” commun. La bouteille est haute et remplie aux trois quarts. L'étiquette est fatiguée par le temps, mais le breuvage semble s'être bonifié. Samuel retire le bouchon de liège, il hume par le goulot et me passe le récipient.

“—Hum sens-moi ça, toi qu'a du flair.»

Le liquide dégage une odeur de cuir. Suzanne s'est mise à genoux sur le lit.

“—, Mais on n'a pas de verre, on va faire comment pour trinquer ?”

Samuel allume sa cigarette. Sans desserrer les lèvres il dit :

“—S'il y a une bouteille, c'est que les verres ne sont pas loin. Logique.

—     Logique”

Samuel met la main dans le coffre, fouille et la retire l'air dépité.

“—Bon, rien ici. Voyons voir là-dedans.”

Il plonge la tête et les mains dans le meuble. La moitié de son corps a disparu, de la fumée s'échappe du mobilier. La télévision, bloquée sur un reportage de baleine, colore de bleu les vapeurs de combustion. Samuel gratte, farfouille et respire bruyamment. Je passe la bouteille à Suzanne et déplace le cendrier.

“—Heu, ça va Samuel ? Tu vois quelque chose ?

—     Oui oui c'est bon, la braise au bout de mes lèvres m'éclaire. 

—     Ah bon, il y a des verres? 

—     Ben, je ne sais pas, il y a trop de fumée.”

Je m'assois sur le pouf, pose mon dos contre la façade du lit et porte une nouvelle cigarette à ma bouche. Les coudes posés sur les genoux, j'amène le briquet à proximité de sa cible.

“—Et tu n'as pas besoin d'aide ? Tu es sûr ?”

—     Non, non. La fumée va surement se dissiper

—     Surement, oui. »

Le briquet électrique clique et la flamme sort. Une main jaillit soudain du plafond et dérobe l'objet de mon attention. J'entends le rire de Suzanne.

« —Hi hi hi, allez, envoie le briquet. »

Je soupire et jette l'électrique comme le sel par-dessus l'épaule.

« —Merciiiii ! »

Samuel sort du trou noir aux contours de bois plaqué. Ses cheveux sont ébouriffés, ses yeux écarquillés et son mégot écrasé.

« — Bon il n'y a que des tasses de thé ébréchées, mais il y en a assez pour tout le monde. J'ai aussi trouvé une cassette, elle était scotchée toute au fond, l'obscurité la camouflait.

—      Et tu l'as trouvé comment du coup ?

—     La braise a buté contre le gaffeur et a commencé à bruler le plastique. Une odeur pareille ça se remarque de suite. »

Le briquet électrique surgit du lit, parcourt l'air et vient s'écraser sur la moquette. La voix de Suzanne arrive après l'atterrissage du feu portatif.

« — Alors, on trinque et on regarde ce qu'il y a sur la cassette? »

Le liquide brun coule dans la porcelaine, les tasses s'entrechoquent et trois voix suivent le heurt de céramique.

« —Santé ! »

Nous versons le whisky dans nos gorges par l'ébréchure. Boire ainsi rend l'alcool plus agréable. Quand il y a un risque de coupure, il faut privilégier ce côté. C'est l'endroit le plus dangereux, le verre alors se mérite mieux. La crainte intensifie la saveur.

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