SAVE-TRIP. Chapitre XI

caiheme

Je suis l’étoile absorbée du verre ébréché.

Cela fait maintenant une heure que le film a commencé, Samuel est assis sur le lit. Il regarde d'un œil absent les acteurs d'une autre époque essayant de sortir discrètement d'une grotte cartonnée. Une musique d'instrument à vent accompagne leurs mouvements clandestins. Les robots-tueurs se rendent compte de l'évasion, les vieux haut-parleurs intégrés à la télévision grésillent.Les acteurs se mettent à courir, l'un d'eux s'affale sur le sable, son visage effrayé disparaît dans l'ombre épaisse d'un robot-tueur.

Les fils du pantin métallique brillent sous la lumière des projecteurs du studio, l'image en noir et blanc tressaille, la bande de la cassette est vieille. Yoann n'est pas venu, Samuel soupire, il porte la tasse à sa bouche et aspire de l'air. Il regarde un instant la tasse vide, puis la repose sur la table-drap qu'il s'est aménagé. Le whisky est versé, Samuel avale d'un trait le délayage d'atmosphère. La chambre est plongée dans le noir, la télévision est l'unique source de lumière. Les images lumineuses se reflètent dans la bouteille.

Le liquide couleur d'automne ne bouge pas, il est compact.

Samuel se resserre et se lève du lit. Sa vision est un peu plus floutée que d'habitude, il se sent lourd, il cherche ses cigarettes, le paquet est posé sur le pouf percé, le sang en polystyrène est figé, il coule, mais ne bouge pas, c'est un arrêt sur image. Samuel avance d'un pas hasardeux en direction du blessé en tissu, ses pieds nus marchent sur le prospectus de Yoann.

L'alcool fait quadrupler le prospectus, Samuel cligne des yeux, le quadruple se multiplie.

La moquette devient une mer de papier. Le nom du bar clignote. Points lumineux sur surface aquatique.

Les enseignements de Samuel lui résonnent dans la tête. L'appréciation esthétique d'une image est difficile sans une initiation préalable du spectateur.

Sans une éducation picturale, il ne peut accomplir l'effort d'abstraction par lequel le mode d'existence de l'image se distingue expressément du monde réel. Samuel le sait.

Du regard haché par les locomotives à l'accélération de la circulation des informations, le monde n'a cessé de gagner en vitesse. La concentration doit être travaillée.

Il faut intensifier la contemplation pour cristalliser cette vitesse et arriver à ingérer cette multitude des données. Les envois à distance et l'échange d'information sont devenus profondément intenses.

Les images ont davantage voyagé. Elles sont censées imiter la réalité,  mais c'est dorénavant la réalité qui cherche à les imiter, on reproduit de plus en plus ce que l'on voit dans les images, qu'elles soient statiques ou animées.

On cherche à devenir l'image plutôt que le modèle.

La réalité se nourrit désormais de reproductions d'elle-même.

Le monde n'est plus qu'une image qu'il convient de regarder, une image avec ses teintes et ses formes variées. Quand il est seul et qu'il voit le sourire de la personne absente, Samuel sait que cette photo n'est rien d'autre qu'une tache de couleur sur du papier.

Ce n'est pas l'artiste qui attire, c'est son expérience retranscrite à travers un art, c'est là une tâche difficile. Savoir perdre toute notion d'espace et de temps.

Se laisser embarquer par le flot hallucinatoire d'une came quelconque et conserver le cap d'une pensée déboussolée.

Trouver le rocher dans une mer déchaînée par l'excès pour accrocher sa main. S'agripper à la pierre, prendre les vagues, éprouver les chocs. Mémoriser pour retranscrire le plus clairement possible le ressenti.

Lâcher prise revient à se noyer et à couler pour ne plus remonter. S'abandonner revient à se faire broyer par les vagues de l'alcool. La came augmente les aspérités du monde que l'on connait, elle rend plus perceptibles ses contours. L'oreille s'aiguise, elle entend mieux. Le regard se dilate et décrypte plus aisément. Des routes s'ouvrent dans la pensée pour reconstituer la genèse des objets. Tout est plus saisissable.

Samuel continue d'avancer en direction du pouf éventré, il pressant le choc élastique du whisky. Il sent son haleine se solidifier et prendre la forme d'un caoutchouc. Le caoutchouc est maintenu par ses dents, quelqu'un tire dessus, il tire fort. Samuel résiste et tend le bras pour saisir son paquet de tabac.

Les humains hurlent de terreur à travers le cube lumineux, les robots-tueurs les ont encerclés et vont les anéantir. Instinctivement les doigts de Samuel se resserrent sur la blague.Le paquet en main, il se dirige vers la salle de bains, s'assoit sur le WC et fait couler l'eau de la douche. L'eau va s'évaporer et capturer la chaleur, Samuel est au frais pour rouler. Mais, au moment où il s'y attend le moins, l'élastique casse et lui revient en plein visage, c'est l'effondrement sur le carrelage.

L'ivresse a pris le dessus, les fils qui maintenaient la marionnette de chair alcoolisée viennent de se rompre, le pantin s'écroule net. Il rebondit sur le carrelage, Samuel est le premier à s'en étonner, il rebondit si fort qu'il passe à travers le toit de l'hôtel et atterrit dans un cerisier.

Coup de chance c'est l'été, les fruits sont mûrs. Il tend son bras et décroche de la branche un paquet de cigarettes, retire l'écorce en plastique et en tire une roulée. Juste au-dessus de lui un chat, qui s'était endormi sous le soleil, vient de prendre feu, le chat ne bouge pas, il continue de dormir et ronronne doucement.

Samuel allume sa cigarette sur l'endormi et descend de l'arbre. Le sol est devenu ciel, une nuée de portes en bois traverse l'horizon, Samuel commence à avoir chaud, il faut dire que l'inversion l'a rapproché du soleil. Il attrape une porte, la poignée dorée est froide, c'est bon signe. Derrière lui des fenêtres de campagnes dévorent les restes d'un vitrail de cathédrale déchiqueté, le groupe de charognards émet un bruit discontinu de disqueuses coupant du métal.

Samuel ouvre la porte et se voit au loin en train de l'ouvrir, il entre. Des taches brunes et des bandes noires horizontales apparaissent dans le ciel bleu, l'horizon devient jaune, les nuages virent au rouge et l'ensemble disparait dans un blanc éblouissant.

Dans cet espace sans contours Samuel aperçoit au loin une bille verdâtre arriver, plus la bille se rapproche plus sa taille augmente. Ce qu'il prenait pour une bille est un atelier de peinture. Trois murs en U, un plafond et un plancher de bois en pleine accélération lui foncent droit dessus. Travelling sur théâtre filmé. À l'intérieur, un homme, avec une calvitie prononcée, est entouré de morceaux de cartons. Les cartons ont la forme et la taille d'un enfant.

Il y en a des centaines, ils prennent tout l'espace de l'atelier, chacun d'eux représente un personnage de série TV. Derrière les mannequins aplatis, un immense gribouillage fait office de décor. Cela représente Paris un soir de Quatorze Juillet. Les personnages de carton regardent de leurs yeux de gouache l'homme à la calvitie. Celui-ci feuillette un cahier de scénario sur un pupitre de musique.

Les pages du cahier sont usées, la police d'écriture est claire, lisible, propre, pas de rature. C'est une police semblable à celle des écoliers aux pupitres troués pour l'insertion des encriers. Les noms des personnages sur le cahier sont inscrits dans la marge et écrit en rouge, les dialogues sont en bleu, les actions en noir. L'homme à la calvitie est habillé d'un costume gris, en dessous un gilet en laine verte sombre et à son cou est accroché un nœud papillon brun foncé serpenté de lignes rouges cramoisies.

Il pose une caméra sur un trépied, règle l'objectif et donne sa voix aux personnages en cartons. La surprise est telle que Samuel lâche sa cigarette, au lieu de tomber celle-ci s'envole et rebondit sur un sol invisible à deux mètres au-dessus de sa tête. L'atelier de l'homme à la caméra continue sa lancée, un sifflement envahit l'espace. La fumée de la cigarette rejoint le visage de Samuel, l'atelier accélère encore, la fumée devient plus épaisse. Samuel est figé, il a devant lui un opaque écran gris. Incapable de bouger, il ferme les yeux.

La cigarette s'éteint, le voile de fumée commence à se disperser, l'atelier est à quelques mètres de Samuel, le sifflement s'amplifie, il rouvre les yeux.

Dans le nuage gris, il voit émerger le large sourire de Yoann, deux yeux écarquillés apparaissent progressivement, un cylindre blanc vient se placer entre les lèvres. Son extrémité devient rouge, la scène prend l'allure d'un tableau. La braise rend la vision centripète et toute la fumée est aspirée dans la cigarette.

Retour dans la chambre, la tête de Yoann observe Samuel, ce dernier a le visage plaqué contre le carrelage de la salle de bains. Il articule péniblement quelques mots, la plupart sont mâchés par la réserve de salive qui s'est formée à l'intérieur de sa joue.

 

« —Hum, comment t'es rentréch ?

—     Le mec de l'accueil m'a filé les clefs. Ça va ?

—     on t'cha laiché un peu d'whichky.

—     Ha ha ha, ben mon vieux, t'as l'air de l'avoir aimé. Les deux autres pioncent sur le lit, mais toi tu préfères reposer sur le sol à ce que je vois.

—     Je me rapproche du chol, je m'habichtue pour plus tarche. 

—     Hé hé, sacré chambre que vous avez là en tout cas. Des fenêtres trouées qui laissent passer le vent pour l'aération et une tapisserie moisie, vraiment mon vieux vous avez le top !

—     Ch'était cha alors qui chifflait

—     De quoi ?

—     Rien, relèvche moi chi tu veux la bouteille. »

 

Yoann ramène Samuel à son lit, se sert une tasse de whisky, roule une cigarette à Samuel et lui parle de la « Géhenne des Nymphes ».

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