SAVE-TRIP. Chapitre XII

caiheme

Je suis l’enfant des trottoirs de l’hiver.

Mon genou me relance, j'ai la bouche pâteuse, l'esprit brouillard et les neurones qui croustillent. Du plan horizontal je deviens vertical. Assis sur le matelas, les pieds dans le vide, je regarde autour de moi, j'aperçois Yoann sur le pouf' en train de discuter avec Samuel.

«—Tu vois, le monde entier communique, mais on a toujours l'impression d'être seul. Cette fille du bar, elle a compris ce qu'était la solitude, seulement elle a l'invisibilité encombrante.

—     C'est-à-dire ?

—     Elle parle de choses futiles pour remplir le vide que sa présence crée.

—     Elle se troue pour s'aérer l'esprit ?

—     Oui, ça doit être une hémophile des larmes. On ne peut pas se comprendre, les fumées m'ont envahi depuis trop longtemps. J'ai le corps tellement sec que les pleurs ne peuvent plus couler, c'est devenu de la matière blanche en paillette, seul le sel est resté.

—     Et c'est parce que tu as pleuré au bar que ton nez est blanc ?

—     Hé hé hé, non du tout, ça doit être de la mousse de bière. Tu sais ce que c'est, t'es fasciné par une fille, tu bois la pinte, tu ne fais pas attention et la neige de l'orge te colle au pif.

—     Vu ce qu'il te reste, ça devait être une sacrée neige. »

Yoann rapproche son pouce ainsi que son index au niveau du nez, il renifle un grand coup.

« — Humfff ! Oui sacrée comme tu dis. Avec une carcasse craquelée comme la mienne les courants d'air empruntent les routes de chair, j'ai pris froid que ça ne m'étonnerait pas.

—     Et pour ce soir alors, comment ça se passe ?

—     Ben, hier j'ai débroussaillé le regard dans le bar, mais je n'ai fait que l'intérieur, et sous une lumière artificielle en plus. Aujourd'hui, je veux voir à quoi ressemble l'environnement en plein jour. On n'a qu'à se rejoindre là-bas quand j'aurai terminé. Disons dans la soirée.

—     Faut nourrir ses yeux pour les rêves la nuit

—     Hé hé ! ha mon vieux Sam', être assis à côté de toi, dans ce moment présent. Voilà ce qu'est pour moi l'éternité. »

Je  descends sur la moquette et marche en direction de la salle de bains. Toutes les fourmis qui s'entassaient pendant que j'émergeais se compriment sous le poids de mon corps. Pour fuir, les fourmis empruntent mes veines, leurs pattes crochues me hérissent les nerfs. Je  vais dans la salle de bains et ferme la porte.

La cuvette baissée des toilettes me sert de siège, la compression diminue, les frétillements s'atténuent. Le jean est sale et chaud, la sueur a dû créer une épaisseur supplémentaire. Je me déshabille, les vêtements se retirent en même temps que les pansements.Je tourne les robinets et rentre dans la cabine. Le jet d'eau chaude me détend la peau et humidifie les plaies. Les spots du plafond rendent les ouvertures de chair roses et brillantes.

Je remarque que les bandages ont empêché la pénétration, certaines blessures ont commencé à se refermer, les lèvres crantées gonflent sous la chaleur. Quelques-unes sont petites, charnues et débordent de viscosité. Les bouches de douleur prennent l'aspect confortable et accueillant de crevette dépiautée. Crustacés que les dents pressent pour faire sortir le jus sur la langue. Les entailles un peu plus matures prennent la teinte du saumon fumé, celui dont le goût s'intensifie après la giclée jaune  d'acide.

Les plus anciennes sont rêches et entourées de peaux mortes. Les mouvements ont fait entrer la transpiration devenue matière dans les plis de la peau et empêché l'apaisement. Les poils de mes jambes contrastent avec les lèvres pulpeuses des jeunes blessures. Pointes de clou autour de trous de chair. La chaleur fait gonfler les commissures, le jet entraîne les impuretés et l'eau sombre emporte les cadavres dissous. L'écoulement centrifuge gargote.

Difficile de saisir la durée du nettoyage, on a l'impression d'être resté cinq minutes alors que bien plus de temps s'est écoulé. C'est le problème du retour d'un Save-trip, le recadrage avec la réalité, il faut un temps d'adaptation pour être parfaitement synchrone avec elle. La douche rattrape le retard, elle rapproche le passé pour qu'il devienne constitutif du présent. Le problème c'est que le temps disparaît souvent dans le siphon. Je panse le corps, me rhabille et rouvre la porte, il n'y a plus personne. Je sors de la chambre et me rends au buffet du restaurant.

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