SAVE-TRIP. Chapitre XIII

caiheme

Je suis le temps ravagé

Je récupère un grand pichet de jus d'orange et vais sur la terrasse. Deux personnes occupent déjà la place. L'un est un vieillard chauve assis sur une chaise roulante, il est enveloppé d'une couverture bleue miteuse. Il hoche la tête d'avant en arrière et bougonne à la façon d'une radio fatiguée. L'autre est un homme d'une trentaine d'années aux lunettes noires, il est allongé sur un transat en plastique.

Ses cheveux sont bruns avec des pointes blondes tenues en l'air par le gel. Ses lunettes cachent ses yeux, la peau de son visage est dénuée d'imperfections. Tout est lisse, sans crevasses ni boutons, on croirait l'épiderme d'un enfant. Chaque avant-bras repose sur un accoudoir, ses mains pendent avec nonchalance. Ses vêtements sont d'un genre chic et distingué, la coupe de la chemise s'associe harmonieusement à celle du pantalon. Ses souliers sont vernis. Il a tout d'un soigneur d'apparence. Je m'assois sur une chaise en métal blanc vers la rambarde en bois.

Le dossier du siège est écaillé, la rouille a commencé à dévorer les pieds. Je prends une nouvelle cigarette. La vue sur la route est laide, mais le soleil est chaud et le jus d'orange frais. Je sens des pattes et des mandibules me triturer de nouveau l'arrière du crâne. Les gorgées vont noyer ces pics organiques. Ils vont descendre dans le tube de chair et finir brulés dans la poche d'acide, la fumée que j'exhale est sans doute la leur. Samuel et Suzanne me retrouvent au bout du troisième pichet. Ils ont récupéré du lait, des croissants et le panier de fruits du restaurant. Nous aménageons la place en ramenant des chaises et une table de jardin. Le soleil de l'après-midi accompagne notre repas.

Nous mangeons et buvons avidement.Petit à petit, l'estomac se remplit et arrive à saturation. Nos ventres sont enflés, mais nos carences sont comblées. Pendant que nous digérons paresseusement, une femme en tenue d'infirmière pose un ralentisseur dans l'entrée qui lie la terrasse au restaurant. Elle rejoint le chauve à roulette.

« — Alors Monsieur, tout se passe bien ? Le soleil est assez chaud ? N'avez-vous pas froid ?

—     Gnn !

—     Vous avez pris vos petits comprimés bleus? Je vois que non, ils sont encore sur votre plateau-repas, il faut les prendre. Allez, on ouvre grand la bouche. Voilà, comme ceci. Et un grand verre d'eau pour faire passer tout ça. Allez, on se force un peu.

—     Agueu gueu, shlurf, gob gob !

—     C'est très bien monsieur, je vous emmène pour votre toilette, vous êtes prêts ?

—     Aguou guou guou giguaaa, wouh ! »

L'infirmière emmène le vieux en faisant passer le fauteuil roulant directement sur le ralentisseur. Le vieux lève les bras et exprime une joie égale à celle qu'éprouvent les enfants dans les chenilles rapides des fêtes foraines.

« — Wouh ! guou guou gui gueu.»

Les élucubrations quittent la terrasse en même temps que l'étrange l'attraction mobile. L'homme aux lunettes noires sort une boite de métal de la poche droite de son pantalon, il en tire un cigarillo. Il le regarde.

« — Bon sang, j'espère que tu m'emporteras avant que je ne devienne ainsi. Tant qu'à partir, mieux vaut choisir. Entre cancer et sénilité, le choix est vite fait. »

Il ricane, allume la tige brune, sort un dictaphone de son autre poche et se met à parler.

« — D'ailleurs, je ne crois pas que la sénilité existe, je crois plutôt que le ralentissement de l'inéluctable processus de décomposition maintient en vie de plus en plus d'attardés. Les vieux croulants ne deviennent pas des enfants à qui l'on donne des ordres. Ce sont juste des personnes qui toute leur vie en ont reçu pour se diriger. L'âge ne fait pas la maturité. Ceux qui veulent vivre vieux sont ceux qui pètent de trouille de prendre des risques.

Ils n'osent rien, rejettent les fautes qui les accablent sur des tiers. Ils craignent une autorité imaginaire, se reconnaissent aux excuses qu'ils professent à tout va. Je pense qu'ils ont conscience de la stupidité de leur existence. J'aime croire à cette utopie. Leur vie est une telle fadeur qu'ils se créent des ennuis pour lui donner un semblant de saveur. Ainsi, ils se complaisent dans leurs problèmes et oublient volontairement qu'ils en sont la cause. »

Il stoppe l'enregistrement, sa bouche est ouverte, il semble réfléchir. Il fait tomber la partie brulée de la tige brune et réenclenche le dictaphone.

« — Cette solution de facilité entretient la fiente de leur éloquence. Ils usent de concepts lourds et puants pour écouter des réponses qu'ils connaissent par cœur. Le concept doit être suffisamment vulgaire pour toucher les absents de la finesse. Ils ont besoin d'un public pour exprimer leur mécontentement, pour cracher leur profond mal-être, sans ça ils s'écrasent. Le duel n'est pas fait pour eux.

Ils ne vivent que pour se cloitrer dans leur propre univers et se conforter sur des acquis profondément vétustes. Leur bonheur personnel est la seule chose qui importe, quelle bêtise de se croire suffisamment important pour gâcher sa vie par la seule volonté de vouloir exister. Ils s'habillent d'une pensée binaire, quelle tristesse d'avoir une idée aussi pauvre du monde. Certes, ils ont le mérite d'avoir un avis, le problème c'est qu'ils empruntent le caniveau de la conscience. Au moins, les relativistes n'ont pas ce problème. »

Il stoppe à nouveau l'enregistrement, il a l'air frustré

 « — Mais il n'y a pas que les vieux, il y a les superficielles, rigides comme des mannequins de présentation. Le déséquilibre est fort et la compensation régit leur existence. Les récipients en peau, les décorations de corps et les brosseurs de pelage font contrepoids. La flétrissure pèse dans la balance de la personnalité.

Pour que la symétrie demeure, il faut emplir le balancier de langues affuteuses de griffes et de doigts chauffants lisseur de poils. Parfois, l'horizontal est menacé par les mixtures chimiques qui changent la teinte de la crinière. Heureusement, les palettes de peinture, qui éclaircissent les pommettes et colorient les paupières, harmonisent la saturation des couleurs. Si l'apparence doit être autant enrichie, c'est afin de compenser l'intérieur.

Car la chiotte qui leur sert de cœur aspire la peau. Les traits se tirent, la carcasse fendille, et c'est l'ensemble qui pourrit. Quand l'existence est encore jeune, cela ne se voit pas, c'est dans le long terme que les traces apparaissent. C'est la raison pour laquelle elles commencent si jeune la déformation du corps. Il faut que celui-ci prenne des proportions pour combler l'absence de conversation. L'amas de chair doit attirer l'attention.

La puberté est ce qui les rend vivantes, tout le reste n'est qu'attente. Les allers-retours intérieurs leur font découvrir ce que l'initiative aurait empêché. L'appréhension de la nouveauté est tenace.»

Il arrête encore le dictaphone, il souffle, se lève et vient nous voir.

« —Bon, ça ne vous intéresse pas ce que je dis ? Vous ne pourriez pas réagir un peu ? Vous en aller, m'empêcher de parler, me frapper ? Au premier passage, même si la plupart s'en vont, au moins ils réagissent, vous ne vous sentez peut-être  pas concerné par ce qui est énoncé ? »

Ses lèvres sourient, mais ses dents sont serrées. La dentition est parfaite, les dalles sont ordonnées, un vrai sourire d'acteur stéréotypé. Seule la couleur détonne dans cet assemblage de finesse. Des plaques couleur d'éponge usée comblent l'interstice des blocs d'émail. La matière des blocs à mâcher, découper, déchirer semble être constituée de pain de seigle desséché. Suzanne jette sa cigarette et lui répond.

« — Qu'est-ce qui vous fait croire que l'on pourrait se sentir concerné ? Et quand bien même nous le serions, que pourrait-on gagner à réagir. »

Samuel poursuit.

« — C'est vrai, l'intérêt à répondre serait creux, tout comme doit l'être le crâne du vieux à roulette.

—     Le vieux, comme vous dites, est mon père. »

Je souris.

« —Vous n'avez pas l'air de l'apprécier. »

L'homme aux lunettes soupire, il prend un siège

« —Vous permettez ? Puisqu'il n'y aura pas de confrontations, discutons, qu'est-ce que vous faites par ici ? »

Déformation professionnelle, Suzanne me tape du coude pour engager la conversation.

« —Nous rentrons de voyage, mais vous, dites moi, pourquoi être aussi acerbe et chercher ainsi le conflit ?

—     L'entrainement

—     L'entrainement ?

—     Oui, je vais vous expliquer. Le déchet roulant que vous avez vu était un homme de partage, il souhaitait que les informations circulent. Le vieux a donc créé sa propre imprimerie. Pour lui, c'était sa raison d'exister. Permettre à ceux qui veulent échanger de poser leur pensée sur papier. Son entreprise était l'application de cette idée, sa vie se matérialisait par les camions qui transportaient l'incorporel vendable. La connaissance circulait par la matérialité. Étant son seul fils, il m'a envoyé dans de grandes écoles pour planifier, intensifier mon éducation. Et ceci, afin de permettre à cette entreprise de continuer d'être. Je suis destiné à la faire vivre, c'est la raison pour laquelle j'existe. Le transfert d'information est la chair de notre époque. Règne du cannibalisme où la mère se nourrit des enfants qu'elle engendre. Pendant quelques années tout se passait bien, le papier alimentait ça et là les chercheurs.

—      Chercheurs de quoi ?

—     Allez savoir, mais ils achetaient, lisaient, regardaient, placardaient, publiaient toujours, toujours plus. Les idées grouillantes, sagesses et bassesses, s'inscrivaient dans le physique. Tout devenait de plus en plus rapide, cela allait et venait, le cuivre de machines accélérait davantage le processus, la vitesse d'échange s'accéléra encore, et le cuivre devint verre. Le monde avait besoin de communiquer plus intensément, le grouillement devint vibration. Le tube qui emmenait les informations montra des signes de faiblesse,  le médium blanc ne suffisait plus.

Vint alors l'éclatement, et le monde offrit le support que l'information réclamait, celle-ci devint fluide, direct et réactive. Le verre transportait tout. Peu à peu, les ventes à l'imprimerie ont baissé, le papier s'estompait. La matière n'arrivait plus à figer le croissant besoin d'information. Autrefois contenue, elle devint flux, l'instantanéité des transferts perfora le papier. Le vieux ne comprenait pas ce qui se passait, sa raison d'être déchiquetait sa vie. Tout devenait trop rapide, trop compliqué. Orgueilleux, il s'entêtait, le monde devait se plier à ses règles. Mais le monde n'avait que faire de cet orgueil, il avait pris ce dont il avait besoin, s'en était servi et avait jeté ceux qui n'arrivaient plus à le suivre.

Le monde vous accompagne un instant, mais il marche vite, il faut constamment surveiller son pas. L'entreprise se désagrégeait, ma raison d'être était menacée, j'ai donc repris l'imprimerie et l'ai adapté pour qu'elle survive. Bien que le support fût changé, l'information était à nouveau desservie. Quand le vieux compris ce que j'avais réalisé, il ne vit que traitrise et hérésie. L'information devait être palpable, lourde, elle devait être matière.

Nous vendions au poids, ainsi était ses règles. Dans un dernier acte sensé, il refit les contrats qui nous liaient, ainsi que son testament de façon à ce que je ne puisse ajouter des modifications supplémentaires. Mon salaire devint misérable, à peine plus qu'un étudiant. Je ne pourrai récupérer le contrôle de l'entreprise qu'une fois son processus biologique terminé. Il ne voulait voir de son vivant une pareille abomination envahir sa création.

—     Mais pourquoi est-il encore là ?

—     L'os du crâne était trop solide, la balle qu'il s'est tirée n'a pas traversée le cerveau. Elle est désormais fichée. Je ne peux plus adapter l'entreprise au monde tant que le vieux respire, nos vies sont ainsi liées. L'ancien cherche à survivre au temps, mais le temps change trop rapidement. Père et fils servent le même objectif, ils veulent que l'information circule. La méthode diffère, mais la volonté est identique.

—     Qu'est-ce vous faites alors ?

—     Je ne peux faire retirer la balle, le père risquerait de mourir. La situation ferait croire que j'ai produit cet acte pour l'argent et annulerait mon héritage. Et s'il venait à survivre à l'opération, il m'interdirait de toucher à l'entreprise et provoquerait à nouveau sa ruine. »

Deux filles en petite tenue sortent de l'hôtel, elles ont également des lunettes noires. Elles embrassent l'homme aux dents de pain en caressant la poche du dictaphone. Elles rigolent et vont s'asseoir un peu plus loin. Elles parlent avec un étrange accent. Suzanne fronce les sourcils, elle poursuit la conversation.

« — L'héritage servirait à remettre l'entreprise à flot ?

—     Hum, bien sûr, elle doit continuer d'exister. Voyez-vous, l'entreprise est comme la vie, c'est une machine. Pour que celle-ci fonctionne, il faut des engrenages qui tournent à l'intérieur, et pour que les rouages fassent vivre correctement la machine il faut de l'huile. S'il n'y en pas assez, la machine se grippe, elle se ralentit. La carcasse s'use plus vite, elle doit fournir davantage d'effort. Un jour arrive où il n'y a plus assez d'huile, alors une à une, les roues dentées freinent, jusqu'à s'arrêter. Les organes métalliques se figent, le fonctionnement se stoppe.

La rouille s'amène, attaque le caisson jusqu'à qu'il n'y est plus rien. Au contraire, s'il y a trop d'huile et pas assez de rouages, il y a du gaspillage. La machine tourne inutilement à plein, pour y remédier il faut rajouter des rouages, et plus il y a de rouages plus il y a besoin d'huile. Cette huile c'est l'argent, l'argent fait tourner les cercles crantés de la vie. Pour comprendre le monde et adapter l'entreprise à ses changements, j'ai grand besoin d'huile. »

L'une des filles se lève, s'assoit sur les genoux de l'homme au cigarillo, elle lui chuchote quelque chose à l'oreille. La seconde vient également, ses ongles sont vernis de plusieurs couleurs, elle frotte son petit index vert contre son pouce rose. L'homme ricane, la gamine assise se lève, lui tapote doucement la joue et toutes deux s'enfoncent dans le restaurant en passant à côté du ralentisseur. Suzanne sourit, elle demande à l'homme au dictaphone.

 « — Vous devez avoir une sacrée entreprise, mais pourquoi le dictaphone ? »

L'homme aux lunettes noires prend l'air amusé, il montre ses dents usées par le tabac.

«—On perd si facilement les choses, je dois chaque jour m'entrainer à argumenter autant que possible face aux situations, j'apprends à les provoquer pour les contrôler. L'entreprise continue de tourner et quand je reviendrai je la reprendrai aux associés. Parler est un art, il faut s'y entrainer. Le dictaphone enregistre les conversations, je les écoute en boucle pour gérer les conflits et analyser ce qui blesse le plus. »

C'est à Suzanne de prendre un air amusé.

«  — Et le ralentisseur ?

—     Hé bien comme le vieux aime que l'information soit palpable et que je souhaite lui montrer que je ne suis pas son ennemi, je fais en sorte qu'il consomme chaque jour des pilules bleues. Il croit alors qu'il est une source d'information, ainsi quand il passe d'une pièce à une autre, les informations perçues changent. Et durant ce court instant le sol se soulève et matérialise le franchissement. La surélévation lui fait sentir que c'est moi qui provoque cette émotion grâce aux pilules bleues.

—     Soit, mais je crois surtout que ces cachets de ciel empêchent votre père de retrouver ses esprits. En vérité je crois que vous le droguez pour récupérer l'argent. Vous créez chez lui une accoutumance. Ces paradis de l'artifice que vous lui ingérez fabriquent un manque immense, un trou noir à combler. Quand viendra le moment où il sera privé, trop faible, trop détruit. Vous exigerez la modification des contrats pour récupérer l'argent, et ce, pour votre propre compte. Ensuite, je pense que cette histoire de fils fidèle aux rêves d'un père est la couverture que vous promouvez aux gens qui passent dans cet hôtel, qui nous dit que le vieux n'a pas été enlevé ? Que vous le cachez en attendant le moment de la rançon ?

—     Si tel était le cas, vous imagineriez quel genre d'homme dangereux je pourrai être ?

—     J'imagine que nous jouons à armes égales. »

Suzanne sort son téléphone.

« — C'est fou ce qu'on peut faire maintenant avec ces boites, des choses incroyables et fascinantes. Toutefois, il y a des actions qui survivent, les applications nouvelles ne peuvent les déloger ni les supprimer. Les survivantes sont là pour servir l'instant. Les plus coriaces sont l'enregistrement d'une conversation, ou bien le fait de pouvoir transférer celle-ci en quelques instants sur la boite mail de son entreprise. Comme ça, juste pour saisir les moments importants. »

L'homme ne sourit plus, ses lèvres se ferment, ses lunettes cachent ses yeux, il devient une statue. Les deux cercles noirs ne cillent pas. Il arrête le dictaphone.

« — Je crois que c'est l'une des conversations les plus intéressantes que j'ai eues dans cet hôtel, j'ai hâte de vous entendre à nouveau. 

—     Moi également. »

L'homme se remet à sourire, il se lève et nous quitte. Je rallume une cigarette.

« — Je te savais tordue, mais là tu m'impressionnes Suzanne. Tu enregistrais vraiment ?

—     On est en congé, on verra ça à PST. Tiens voila pour patienter.»

Suzanne me prend la main et dépose délicatement un parachute blanc de taille moyenne dans le creux de mes lignes fatigué. Elle sourit.

« — Pour ce soir. »

Cette taille s'utilise quand on va rencontrer de nombreuses personnes au même endroit, quand tout est animé de partout. La réflexion doit être plus constructive.

Alors, la substance permet de construire une machine pour associer les idées.

C'est une machine qui se compose de milliers de piliers mécaniques bleu argenté emboîtés les uns sur les autres dans des dimensions infinies. La machine est complexe à étudier.Il n'existe aucun but, aucun objectif pour cette machine. Il subsiste  toutefois un plan pour comprendre son inutilité, la lecture donne au regard l'impression de voler au milieu de neurones humains phosphorescents. Et plus l'on avance plus notre vol devient rapide. Il y a au loin un mur sombre, tout s'accélère, on traverse le mur sans bruit, on est suspendu dans le vide, on s'enfonce dans un abîme terreux. Les étincelles bleutées des câbles électriques mal raccordés de la machine éclairent par intermittence des horloges, des chaises de salon, des armoires en bois, des tableaux de peinture accrochés aux parois en terre grasse d'un gouffre profond. Quand les arcs électriques ont cessé de fournir la lumière, le regard revient au milieu des neurones humains.

Le voyage s'effectue toujours au même endroit, mais la lassitude n'existe pas. À chaque lecture du plan, la vitesse de déplacement et les proportions changent, rendant le paysage à chaque fois différent.

Les yeux verts de Suzanne me percent, je sens une lame froide m'entrer dans le crâne. Elle me regarde comme une adolescente. Je gobe le parachute avec le jus d'orange et remercie Suzanne en souriant à mon tour. 

« — La prochaine ardoise est pour moi, j'ai combien de temps ?

—     Le papier est fin, tu en as peu avant qu'il ne se désagrège. On en profite pour explorer l'hôtel, tu viens Samuel ?»

Tous deux gobent le papier rempli de poudre blanche. Yeux verts, tourbillons d'eau sale dans évier en inox, visage souriant de l'hôtelier chauve et gras.

Nous prenons l'ascenseur.

J'appuie sur les boutons. Premier étage. Défilement de marcheurs, des allures hétérogènes qui se complètent. Elles sont rapides, saccadées, nonchalantes. Des mouvements d'épaules pour gagner une place. Fermeture des portes. Appui sur d'autres boutons, mélodie du changement. Ouverture des portes, Deuxième étage. Aucun mouvement, couloir vide, plantes inertes, tableaux statiques. Fleur de plastique dans vase de grès, couleur fatiguée par le temps, la poussière blanchit les pétales imitateurs de la vie. Fermeture porte, bruit de chaine, montée. À chaque changement d'étage, les doigts rapides tapent les boutons numériques. Troisième étage, déchargement de valise par le personnel, le groom vise son regard dans le décolleté de sa collègue, le tee-shirt est large. Regard furtif empli d'espérance. La collègue charge des valises en hauteur, la montée fait découvrir le bas de ses reins nus, espérance intensifiée. Fermeture, les doigts continuent d'appuyer, les mouvements sont ordonnés en fonction du son de chaque touche, les appuis prennent un rythme, l'ouverture des portes permet de souffler pendant la création des images. Effleurements sur piano accordé. Quand les rectangles se ferment l'agitation reprend, panneau sélectionneur d'étages devient tambour frappé par trente baguettes de chair. Je m'assois et ferme les yeux pour écouter la mélodie, à chaque étage les pistons soufflent. La tête en vrac, une lame d'acier me coupe le crâne, sensation glacée. Mandibules et pattes crochues frottent à nouveau la chair. Tourbillon d'eau claire dans évier en porcelaine, retour dans la chambre. Suzanne et Samuel sont assis sur le lit. Tout en laçant mes chaussures, je sens leurs yeux vitreux m'observer et me dire qu'il faut me hâter. La télé montre les images du film de robot à l'envers, rembobinage de la cassette, flash, mémoire du film, la MD montre le film en accéléré, superposition des deux projections, nouvelles histoires, nouvelles images, flash, cassette arrêtée. Je sers la boucle du lacet, je demande.

« —Où allons-nous ? »

Samuel ne répond pas, il jette négligemment un prospectus froissé, celui-ci se dépose doucement sur la moquette de l'appartement.L'adresse du bar sur le prospectus peine à se faire lire, le papier lui-même semble lassé d'avoir été déplacé, plié, froissé, transporté.

Je vois écrite en grosses lettres grasses « La Géhenne Des Nymphes ». La police d'écriture est agréable. Le nom du bar suit la forme d'un C retourné. Sous le titre se trouve un puits de pierre par lequel ressortent deux créatures vertes.

Leurs yeux sont sombres et révulsés, les corps ressemblent à deux filles pubères, seul le torse est visible, le reste s'enfonce dans le puits. La créature de droite porte un chapeau melon gris, celle de gauche un haut-de-forme noir, elles ont toutes deux une pinte de bière à la main. Elles la frappent l'une contre l'autre en riant. Ce mouvement est figé pour l'éternité sur ce morceau de papier. Je saisis le prospectus, la texture est étrange, elle reste froide. Je sens qu'il émane de cette matière une odeur de tabac froid.

Je prends les clefs de la voiture, nous sortons de l'hôtel, ouverture centralisée, ceinture tirée, fermeture portière. Suzanne est à mes côtés, Samuel s'assied à l'arrière. La voiture s'engage sur la route, ma main allume les phares, se trompe de levier et nous fonçons dans la nuit au rythme de l'essuie-glace. Les passagers m'expliquent qu'ils sont allés visiter la cave de l'immeuble. Profitant d'un instant d'inattention du gros homme graisseux, ils se sont glissés dans le couloir qui mène à l'alimentation électrique générale de l'hôtel. Ils me disent qu'il semble y avoir eu un incendie, tout est brulé, tout est noir. Le plastique fondu s'est répandu sur le sol à la manière de vagues de pétrole, comme un océan crasseux figé dans le temps. L'odeur d'un feu récemment éteint embaumait toute la surface de la pièce, l'incendie a été intense. Ils me chuchotent l'un et l'autre à l'oreille.

« —Nous appréhendions le fait d'avancer et de descendre cet escalier de pierre, de nous enfoncer dans un abîme incertain. Ce territoire semblait nous appartenir. Seul le bruit incessant des moteurs à essence troublait le calme de ce paysage lunaire. »

Tout en conduisant je regarde négligemment la route en songeant aux deux créatures du papier glacé, que pouvait-il y avoir dans ce puits ? Je fixe la face arrière d'une voiture, j'aime laisser mon imagination dessiner un quelconque visage qui me retransmettrait ainsi l'émotion du conducteur et me permettrait de savoir si oui ou non c'est un pilote enclin à se faire doubler. Mais bon, nous ne sommes pas pressés ce soir, donc je m'en fiche un peu.

En tout cas, le véhicule noir qui nous précède semble m'étudier. On continue d'avancer, la route se dégage, mais l'arrière de la voiture noire continue de m'observer, les feux de stop me regardent. Ce n'est plus l'arrière d'un véhicule c'est un visage, un visage avec une bouche carrée remplie de chiffres semblables à des dents, des yeux triangulaires qui deviennent rouge vif dès que la voiture freine, ce visage m'observe. On le dépasse, un autre visage se place devant nous, Samuel et Suzanne ne le voient pas, le visage nous sourit, ses yeux ronds tournent sur eux-mêmes, ses pupilles me fixent, la voiture freine, les feux s'allument et les yeux aspirent toute ma vision.

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