SAVE-TRIP. Chapitre XIV

caiheme

Je suis l’ignoré de la nostalgie

Nous sommes devant le bar, les voitures ont disparu. Les murs du bâtiment respirent, les fenêtres jaunes et jade regardent la rue, yeux de verre aux paupières jamais closes. Les jeunes trinqueuses se retrouvent dans les vitraux. Je pousse la porte du bar, une chaleur épaisse s'en échappe. Le cabaret est le corps, le tripot en est l'âme.

Le rouge est abondamment présent à l'intérieur, tant sur les draperies éveilleuses de désirs que dans les cruches révélatrices de talents. Des tables au bois noueux percées par des vrilles hasardeuses sont dressées, çà et là, au hasard, sans que le moindre larbin-géomètre ait consenti à ajuster leurs parallélismes, ou du moins, à veiller à ce qu'elles puissent former un chemin adapté pour les incessants passages des randonneurs assoiffés.

Certaines tables sont à moitié noircies par le feu. La durée de vie des supports de muse verte semble être en concordance avec les saisons. L'été est là, mais on peut deviner que ces larges trépieds de bois combleront l'appétit d'un feu noctambule que l'intempérance de l'alcool ne suffira plus à réchauffer lorsque le temps deviendra gris et froid. J'entends des rires tordus, des voix de filles des rues, des gorges malades. Le comptoir est imbibé d'alcool, le barman l'éponge avec une serviette de bain, le liquide brille sous le rayon des lampes électriques. Suzanne s'avance.

« —Bonsoir, je vais prendre une absinthe, avec du sucre, roux de préférence, les garçons vous prenez quoi ? »

Samuel sort son portefeuille de sa poche intérieure et tend un billet au barman.

« —Une bière chacun, je cherche quelqu'un, Yoann un gars brun mal rasé avec un costard noir, il nous a donné rendez-vous ici, vous l'avez vu ? »

Le barman jette sa serviette sur son épaule, elle se met à suinter sur le sol. Sans y prêter attention, il saisit le billet.

« —Non ça ne me dit rien, allez-vous asseoir au fond de la pièce à votre droite derrière le rideau rouge. C'est ici que les gens en costard se donnent rendez-vous. »

La voix du barman appartient au lieu, elle fait partie intégrante de cet endroit, cet univers de pousse-au-crime est un bloc, une unité impénétrable. De nombreux lieux sont ainsi conçus. Les mêmes objets, les mêmes personnes s'y retrouvent et cohabitent. Mais quelque chose dérange, quelque chose d'inhabituel. Derrière le mur, dans l'interstice des planches, un œil vert nous scrute.

« —Mais qu'est-ce que c'est que cet œil vert derrière vous ? »

Le barman se retourne, il regarde le mur et saisit deux pintes pour les placer sous la tireuse à bière. Le liquide doré jaillit et glisse le long de la transparente paroi de verre. Il me regarde d'un air étonné.

« —Un œil vert ? Mais de quoi parlez-vous ? »

L'œil a disparu. Le barman pose les deux pintes sur le comptoir.

« —Vous êtes sûr que ça va ? Vous n'avez pas bonne mine, vous êtes tout blanc. Attention hein, je ne veux pas de malaise ici, si vous ne vous sentez pas bien vous sortez et vous allez vous écrouler dehors, c'est compris ?! »

Suzanne attrape les pintes en souriant faussement.

« —Oui, oui on a compris, on va s'asseoir dans la pièce et attendre notre ami ! »

Elle me tend la bière, le verre est froid. La sensation circule dans mon corps, ma vision s'éclaircit. Suzanne me chuchote de me remuer et de ne pas attirer l'attention. Nous partons nous installer. Le rideau rouge épais fait office de porte. Au-dessus est accrochée l'affiche d'un homme en costard, sa tête est une botte de paille, une cigarette est plantée à hauteur de sa bouche. Sa main est armée d'un zippo allumé, elle est stoppée, elle ne touchera jamais son but. D'ailleurs est-ce la cigarette ou la tête ? Sous l'affiche un panneau de bois sur lequel est gravé au tison :

« Plus tu apprends de choses, moins tu as l'impression d'en savoir ».

Nous pénétrons dans une grande salle, de grands draps sur lesquels sont cousus différents motifs pendent au plafond. Par des angles de vue choisie, les tableaux de tissus offrent des mises en perspective. Les peintures d'étoffe sont pleines de formes colorées. Le rectangle d'or côtoie le cercle d'azur. Les teintes sont vives, éclatées. Ce sont des morceaux de tissu cousu sur des couvertures. Les spots de lumière sont braqués sur les rectangles aux couleurs parsemées. Les voir de face est trop fort, trop intense, les yeux se plissent. Il faut les contourner pour les contempler. La blancheur qui se trouve derrière la toile filtre et atténue la saturation. Cela devient moins violent à regarder. Sur l'une des toiles textiles, un cube est mis en perspective. L'ombre du cube devient un côté, tout n'est pas visible, mais une partie est révélée, le regard peut voir davantage.

La salle est immense, on n'en voit pas le bout, le sombre fait disparaitre l'horizon. De grosses lampes circulaires éclairent individuellement chaque table. Les tables rondes en métal gris sont disposées dans le même désordre chaotique du bar. Des nappes cirées à carreaux blancs et noirs recouvrent les plateaux.

L'atmosphère est enfumée. Les gens sont assis, ils parlent, ils négocient. Un homme avec un chapeau canotier joue aux cartes. Des bols blancs sont empilés les uns sur les autres sur sa table. Certains sont pleins de café où flottent des cigarettes à moitié consumées. Il tire les cartes, puis selon une règle qu'il semble suivre, il boit du café, allume une cigarette, éteint sa cigarette dans son café, change de bol. Le seul espace libre est réservé au plaquage des cartes. En passant à ses côtés, je l'entends qui marmonne.

« —Les parallèles sont identiques, mais différentes, les parallèles sont identiques, mais différentes … »

J'aperçois Yoann au fond de la salle, il est accompagné d'une femme. Des dizaines de tasses remplies de café jonchent leur table. Des cendriers remplis de mégots bruns s'étalent sur la nappe. Ils semblent plongés dans une profonde discussion. Yoann est assis le dos contre le mur, il aime surprendre les autres, mais n'aime pas être surpris. Sur le mur il y a une télévision haute définition. Un film en noir et blanc tourne en boucle. L'œil de celui qui regarde le film est celui d'une caméra qui avance doucement droit devant elle.

Les objets s'animent et se déplacent pour permettre le passage du regard. L'éventail se replie, le livre tombe, les draps s'écartent. La corde de marin se lève, comme charmée par un joueur de flute. Une boule de verre roule, elle coupe en deux le regard, l'échiquier binaire est tranché et tombe. Le miroir s'effondre, le reflet est emporté. Un crayon d'acier s'envole, l'aimant est caché. Un compas tourne sur sa pointe effilée, danse sur lui-même. Poupée de cercle dans boîte à musique. Une chemise se déplie et quitte le cadre, le film doit tourner à l'envers, nouvelle façon de le regarder. Retour sur l'éventail.

En s'approchant, le ton de leur conversation s'éclaircit. La bouche de la femme est entourée de rouge à lèvres vulgaire, la bouche de Yoann est sèche, ses lèvres sont craquelées. La bouche vulgaire parle à la fissurée.

« — On dit que l'on dort ensemble, mais ce n'est pas vrai, on se sépare …

—     C'est pour cela qu'il faut dormir en ville. La lumière des lampadaires éclaire la chambre où l'on s'endort,  ainsi le dernier regard est pour celui qui est dans le lit.»

Nous nous asseyons à la table de Yoann, il nous présente son accompagnatrice. Il s'agit de la cliente dont il nous avait parlé. Les présentations sont rapides. La femme parle de son addiction, sa voix est malade et chevrotante. Je remarque plusieurs interrupteurs sous  la table. Usuels objets de la relation d'interprétation. Le choix de rester dans la lumière statique ou d'éteindre pour modifier la perception de la conversation.  Restons dans la lumière. Pour l'instant.

 «—Il m'est arrivé un jour où le manque de Liquide était trop, trop en manque de Liquide. J'étais dans une tente avec une lampe, et il faisait chaud ici, il faisait bon et nous étions cuits. Il faisait bon ici et il faisait froid dehors. Les peaux trouées sont en train de geler, demain ils seront morts.  Ralentis, ils vont s'immobiliser. Et ils ne tiendront pas, pas même six mois, ça, c'est certain, ce sont des rats. Sauf quand ils ont du Liquide. Mais le monde est en famine, rien à se mettre, l'horreur pour les tuyaux avides.Il faut sortir de la tente et affronter le froid, le froid qui gèle les os, le manque se fait trop sentir, il faut percer la peau. Puiser dans une flaque gelée, une eau stagnante j'ai récupérée. Atteindre douces petites veines bleues et les perforer. Les cieux ont circulé dans mon corps, comme une couleuvre, le monde d'un coup est devenu or. C'était dur, le plus dur de tous mes shoots. Et je n'ai plus jamais voulu me retrouver dans un pareil état de manque, c'est pour ça que le liquide mène à la ruine. »

Les sons s'intensifient, j'entends les bulles de la bière crépiter à la surface de mon verre. Je promène mon regard, le sol semble se mouvoir, les lattes du plancher ondulent sous l'effet de la lumière. L'œil vert est de nouveau là, il me regarde, personne d'autre ne semble l'avoir vu. Je demande à Samuel de regarder le sol.

« —Tiens, tu vois que je n'hallucine pas.»

Yoann dépose sa tasse de café et tire une cigarette de son paquet. Il saisit son briquet, frotte la pierre, la flamme jaillit. Il aspire, expire sur le tube blanc, la flamme ondule, elle danse et éclaire son visage.

« — Ah ça, mais  c'est le vieux Fred ! Il est ici depuis longtemps ? Où est-il ? Ha le voilà ! Regardez, il a vu que l'on parle de lui. Vous avez vu comme il se déplace ? »

L'œil en effet, s'élance vers l'entrée, il remonte du plancher jusqu'au mur, il ne nous quitte pas du regard. Yoann le regarde en souriant. Il tire une nouvelle bouffée de sa cigarette, le tison crépite.

« — Je vais vous dire qui est le vieux Fred. »

En parlant, une fumée grise s'échappe de sa bouche, ses dents semblent concevoir la fumée, comme si le corps même de Yoann n'était constitué que de cette matière.

« —On dit que lorsque le vieux Fred est né, il était laid, si laid que le simple fait de le voir provoquait l'extermination de toute pensée rationnelle. Le père devint fou et se pendit dans la grange où le fils avait été conçu. La mère resta seule pour élever l'enfant. Elle avait peur, elle ne pouvait supporter ses yeux verts, cette couleur inconnue des géniteurs. Dans le landau, l'enfant fixait sans interruption, la mère fuyait son regard et n'osait pas le regarder. L'enfant ne comprenait pas.

Un jour, alors qu'il faisait ses premiers pas dans la cuisine, il voulut se rapprocher de celle qui l'évitait. La mère, à ce moment-là, se terrait dans un angle de la pièce. Accroupi, le visage recouvert par ses cheveux sales, elle ne bougeait pas. L'enfant avançait maladroitement, ses bras levés lui fournissaient l'équilibre. Il se mit à sourire, bascula et emporta avec lui une casserole d'huile bouillante qui lui brûla le visage.

Bien qu'horrifiée, la mère tenta de le soigner. Les soins maternels firent pousser deux excroissances noirâtres au-dessus des sourcils de l'enfant. Elle décida de l'emmurer pour ne plus avoir à supporter ses yeux. Elle continua de le nourrir sans pour autant le regarder. Elle espérait secrètement que la mort se chargerait de cet être repoussant, mais il en fut autrement.

L'enfant survécut à la malnutrition, au raticide et à la claustration, la maison était l'une des chambres d'un vieil hôtel, le large espace entre les murs permit à l'enfant de se déplacer à l'intérieur sans que personne ne l'aperçoive.

La mère l'oublia peu à peu, puis finalement elle n'eut plus qu'un souvenir brumeux. Mais l'absence d'homme dans sa vie de femme commençait à se faire pesante. Sa grossesse, son angoisse et son stress l'avaient rendue asociale.

La beauté de sa jeunesse s'était effacée avec le temps. Cette harmonie des traits qui lui évitait d'avoir à parler pour qu'un homme vienne à l'aimer avait rendu sa conversation fade et sans intérêt. Seul l'état d'ivresse la rendait suffisamment attirante pour qu'un homme vienne à la séduire. Elle se mit alors à fréquenter les bar de la ville, elle tentait de ramener ses conquêtes avinées jusqu'à sa maison. Mais la demeure était loin, et l'air frais du soir, ou du matin redonnait à ses compagnons de route la lucidité que l'alcool avait brouillée. Nombreux s'extirpèrent de ses bras avant même que les murs de l'hôtel ne soient en vue.

Quelquefois, certains apaisaient les pulsions de la mère dans un coin de rue ou sur un sentier de terre battue.

Non seulement cela comblait peu son besoin d'affection, mais ces infructueuses traversées l'épuisaient. Elle vendit la grange et utilisa l'argent pour remettre à neuf sa vieille demeure.

Elle fit faire quelques modifications à l'intérieur afin d'appâter ceux qui calmeraient la libido malsaine qui lui rongeait l'âme. Elle fit ramener d'épaisses tables en bois, des chaises, des tabourets, des draps qu'elle récupérait çà et là au hasard des rencontres, ainsi que ce comptoir que vous avez pu voir à l'entrée. Le tout donnait l'illusion d'un bar.

Les hommes venaient boire et se dégourdir les idées après le travail. Ainsi, elle en capturait toujours un ou deux qu'elle pouvait ramener dans sa chambre. Qu'ils soient jeunes, difformes ou vieux, peu lui importait, car ils ne la repoussaient pas dans la nuit qui suivait la beuverie.

Ainsi naquit la Géhenne Des Nymphes.

Son affaire marcha si bien que le patron du plus grand bar de la ville demanda à racheter cet hôtel qui lui faisait concurrence. Elle refusa, mais lui proposa de travailler pour elle. Cet homme devint le barman de la Géhenne. Le premier filtre de sélection pour la mère qui est maintenant la plus vieille et la plus riche femme de la ville.

Je serais vous, je ferais attention, si vous avez pu passer, c'est que vous convenez sans doute aux critères de sélection que la vieille lui impose. »

La cendre de sa cigarette se maintient dans l'air. La structure semble à la fois solide comme si des fils d'acier maintenaient chaque débris brulé du tabac, et fragile au point qu'une simple brise pourrait faire s'envoler les cendres. Je le regarde, sa main ne tremble pas.

« —Mais toi aussi tu es rentré. »

Il se met doucement à rire. L'armature grise s'effondre.

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