SAVE-TRIP. Chapitre XV

caiheme

Je suis le cycliste percuté

La femme se met à bâiller.

« —Bon Yoann, navré, mais je dois partir, il commence à se faire tard et la route est encore longue. Je passerai à PST dans la semaine. Messieurs, madame, au plaisir.»

 La femme se lève, elle tend une carte de visite à Yoann. Celui-ci la saisit, il retourne le rectangle cartonné et sourit.

 « — Bureau B26, il te suffit de passer et je ferai en sorte que tes commandes partent, je te mets dans ma liste des priorités. 

—     Très bien, merci Yoann pour la soirée.

—     Je te raccompagne ?

—     Non merci, j'aime marcher seule.

—     Ca alors, moi aussi, on y va ensemble ?

—     A bientôt Yoann. »

La femme sourit à Yoann, elle enfile son manteau et nous quitte en laissant derrière elle une odeur de dentifrice et de tabac froid. Je finis mon verre et me ressers en bière. Suzanne débouche le flacon d'absinthe, c'est une absinthe noire, elle pose la tête de la fourchette sur la tasse vide, elle dépose le sucre et verse le liquide, une odeur de réglisse émane de la bouteille de verre. Le fluide obscur mouille le rectangle brun et colore furtivement la fourchette argentée. Suzanne sort un briquet couleur crème, frotte la pierre, le sucre s'enflamme, l'aura bleue qui l'entoure ondule. Des bulles couleurs pétrole se créent à la surface, elles gonflent. Le noir s'accumule, les taches glissent le long des transparentes petites sphères, tombent et disparaissent. Yoann écrase sa cigarette dans une tasse.

« — Bon, parlons sérieusement. »

Il sort son ordinateur portable et l'allume. Le bleu de l'écran remplit le fond de mes yeux. Les bières et l'absinthe occupaient mon attention, désormais c'est le rectangle bleuté qui accapare mon regard. J'ai l'impression de me voir en train de m'observer, de me voir en train de me regarder droit dans les yeux. Ma pupille noire est dilatée. Le vieux Fred nous observe de loin, l'odeur de l'absinthe de Suzanne envahit mon esprit, je finis ma bière.

« — Je te pique un verre Suzanne.

—     Vas-y, c'est fait pour être bu. »

Je me sers et bois l'absinthe d'un trait, tout mon palais explose. Des fleurs d'anis recouvertes de métal perforent ma langue et mes joues. Le liquide descend dans mon corps, cela passe doucement, gentiment, comme une huile protectrice. Puis, la descente se stoppe, flash, tout l'estomac se sent perforé de milliers d'épingles en forme d'étoile, sensation froide comme l'acier. Toute la lucidité revient, tout est beaucoup plus clair. Les contours deviennent vifs et nets. Yoann explique la situation, PST est dans une mauvaise période, commandes non respectées, problème de fluidité et surtout mauvais café.

« —Nous devons accélérer le processus d'échange, les données ne sont pas assez suivies, il faut que tout PST puisse communiquer. Les téléphones permettent cet échange cependant, ils ne laissent pas de traces. Les données doivent être écrites pour être transférées plus vite. Chaque mot doit inclure plusieurs informations et percuter la pensée. N'oublions pas l'ambigüité, elle est le lubrifiant des affaires. Le téléphone servira à affiner les données. L'écrit validera et archivera les actions, nous aurons la trace qui protégera du procès. Je connais quelqu'un qui pourra nous aider, c'est une source, un personnage dans le théâtre du monde. Il renseigne, explique, conseille. Tout est toujours trop grand, trop vaste. Nous avons besoin de ceux qui connaissent les noms pour avoir accès aux informations. Ils sont les prises sur le mur d'escalade, c'est à eux qu'il faut s'adresser pour évoluer. Finissons nos verres et allons le voir, il habite à côté. »

Yoann tape sur son clavier d'ordi. Le moteur de recherche n'est que la poursuite de ce personnage. Nous usons encore le fond de nos verres et quittons la salle pour rejoindre le bar. Instinctivement, nous avons gardé nos pintes pour rincer une dernière fois notre larynx fatigué. Accoudés au comptoir, nous encaissons l'alcool en contemplant la rue par les yeux du bâtiment. Théâtre d'ombres chinoises colorées. Derrière les vitraux jaunes et verts des nubiles figées, se mêlent les silhouettes matures des buveurs de feu. La noirceur de leur forme s'éclaire de la flamme des briquets, les shooters s'ornent de lumière brûlante.

Chaque ombre appose sa paume sur le petit verre, l'oxygène se consomme et aspire la peau. Les mains tapent trois fois le shooter sur la table. La percussion dysharmonique avertit le serveur qu'il va devoir remplir les verres. Les silhouettes décollent l'ampoule d'éthanol, versent le contenu dans la gorge et reposent, à l'envers, le récipient vidé sur la table. Cette pratique sonore permet de commander quand la pensée aligne les mots dans le mauvais sens. Les habitués ont généralement le dessous des mains brûlé, certains ont les lignes de vie crevassées par une frappe trop brutale. Nous finissons nos pintes et sortons en même temps que le serveur. Ses chaussures à semelles d'acier font craquer les transparents perceurs de peau qui jonchent le sol de la terrasse.

Nous passons par des rues bétonnées. La nuit urbaine est lumineuse. Des enseignes de restaurants se succèdent dans l'avenue que nous traversons, jaunes et bleus sont les néons. Des bus circulent, ils perforent l'air de leur corps métallique, un cliquetis les accompagne. Les lampadaires éclairent les affiches vieillies par le temps. Les images collées aux murs décrépissent en prenant la teinte du ciel, quand le temps s'accentue l'immortalité reprends ses droits. Au loin un losange rouge clignote. Éclipse rapide dans un océan d'étoiles artificielles.  Yoann s'arrête.

« — Ne bougez pas je reviens. Si nous voulons une réponse, il va falloir acheter l'info. »

Samuel demande.

« — Il réclame cher ?

—     Il ne prend pas d'argent, la difficulté réside dans le fait qu'il faut deviner ce qu'il veut. Le cadeau doit être à la hauteur de l'information. Trois paramètres doivent être pris en compte pour que la négociation soit réussie. La première étant le type d'info que l'on souhaite avoir. La deuxième joue sur les relations que l'on entretient avec l'informateur et la troisième est l'instant de la rencontre. Si le moment n'est pas adéquat, l'affaire ne marche pas. »

Il rentre dans le magasin, le losange accélère son clignotement. La couleur devient stable. Samuel sort trois parachutes de grande taille d'une boîte de cachou, son geste est discret, imperceptible pour qui ne connait pas. Ses doigts se referment autour des proies, le vent agite le blanc du papier à cigarette. On croirait des oiseaux capturés cherchant à échapper aux griffes du prédateur. Il nous en donne un chacun. La grande taille se prend quand l'ivresse de l'alcool est à son paroxysme, quand tout semble perdu, qu'il faut à tout prix remonter à la surface.

En l'absorbant, la MD permet de voir une minuscule grand-mère morte au corps décharné grimper le long de votre jambe un couteau rouillé entre les dents. Le bord coupant est du côté de ses lèvres, chaque mouvement lui entaille la chair, elle jette souvent ses bras sur le mollet d'une manière convulsive. Ses ongles noirs et sales s'enfoncent dans la peau, sa bave blanche se mélange au sang, un filet rougeâtre coule le long de sa bouche.

Elle continue de monter, ses yeux sont exorbités, sa respiration est saccadée. Ne reste comme solution pour empêcher cette sordide ascension que de se trancher la jambe au niveau du genou, l'os du tibia est trop solide. Pour supporter la douleur, il faut s'asseoir sur une chaise en osier, poser deux bols d'eau glacée sur une table en bois et plonger les coudes dans les récipients. Les mains se rapprochent ainsi du visage, les paumes soutiennent la tête et les expressions se font grâce à vos doigts. Le mieux est de les avoir longs et fins comme les pianistes. Le sectionnement de la jambe peut faire hurler, le menton soulève la tête et les doigts courent autour des yeux, ils pincent les sourcils, soulèvent les paupières, agitent les joues. Les mouvements sont secs, rapides et sveltes. Les doigts, comme des pattes d'araignées, glissent et s'agrippent à la peau de façon tétanique. Cette gymnastique qui se nomme « La danse des émotions » doit s'effectuer sans interruption.

Yoann ressort, le clignotement rouge reprend son rythme. Yoann a sous les bras un long rectangle emballé dans du papier cadeau. La matière est un plastique dur, brillant. Les sapins enguirlandés côtoient les bûches recouvertes de groseilles factices et les bonshommes de neige. Le porteur ronchonne.

« — Finir les stocks, finir les stocks. Il en a des bonnes, je vais avoir l'air fin avec du hors-saison. »

Nous reprenons la marche, nous arrivons devant une ruelle sombre. Il y a des poubelles de partout. Les déchets débordent, le jus des ordures coule dans les plaques percées des égouts. Certains trous bouillonnent, des bulles grasses éclatent silencieusement. Yoann s'avance.

« — C'est ici. »

Des cartons sont empilés les uns sur les autres, la structure en peau de marchandise monte jusqu'à la fenêtre du premier étage d'un immeuble tagué. Yoann tape sur les cartons. Un homme avec un casque de musique sur les oreilles sort sa tête d'une des poubelles, le fil du casque est arraché, c'est le son de l'imagination qu'il doit écouter. Il nous regarde, son visage est caché par l'obscurité qui règne dans la ruelle. Il sort de la poubelle et se rapproche. Il est enveloppé d'une couverture jaune chromée. L'or tient chaud. Un frottement de papier d'aluminium accompagne ses mouvements. Il avance sur un rythme étrange.

C'est un homme de ville qui doit emprunter les transports en commun. Quand le moteur démarre et que le bus avance, les passagers ont les pieds fichés dans le sol plastifié. Alors, leurs genoux se plient au rythme des bosses et des trous. Comme le marin sur la terre ferme, un homme de ville continue d'avoir le corps qui bouge à force de voyager. Celui-ci est un de ceux qui trainent vers le coin fumeurs des entreprises. Il vient pour récupérer les clopes d'occasion dans les cendriers, les salariés sont des fumeurs pressés, ils gâchent souvent leurs cigarettes. L'homme urbain tousse et crache par terre. Il s'adresse à Yoann

«—Quand t'es cancéreux et que la famille vient te voir, c'est que c'est mauvais signe.

—      T'inquiètes, je ne viens pas pour ça, j'aurais besoin de renseignements 

—     Tu as de quoi payer ? 

—     Payer ? Pourquoi faire ? Tu vas mourir.

—     Toi aussi, et alors ? 

—     Tu as beau approcher de plus en plus de la fin, tu ne lâches rien ! Tiens, j'ai ta cartouche de cigarettes. »

Yoann tend le paquet cadeau. Des mains gonflées tenues par des avant-bras maigres rentrent dans le rayon d'un lampadaire.

«—Ho je vois que tu es toujours dans les temps. J'ai un analphabète à amadouer, je lui ferais un beau cadeau, il me sera redevable et n'ira pas vérifier la date. Dis-moi ce que tu veux petit frère.

—     J'aurais besoin de quelqu'un qui puisse accélérer les échanges d'infos à PST. Je t'ai tout marqué dans le mail.

—     Ho ? Je n'ai pas encore regardé, attends attends. Il doit bien avoir un PC là-dedans. »

L'homme se met à chercher dans les cartons. Il en sort un modèle identique à celui de Yoann. Il le pose sur une poubelle et ramène une caisse remplie de batteries. Il les insère et les essayes.

«— Non, non, non. Morte, vide, pas la bonne marque. »

Les batteries sont jetées à terre sans ménagement. Yoann s'impatiente, il soupire.

«—Tu veux que je te passe le mien ce serait plus simple non ?

—     Sois patient petit frère, soit patient. Ha ! voilà ça marche. Alors, hum hum, d'accord. Bon, très bien je connais celui qui vous aidera. Un instant. »

Il sort de sa couverture d'aluminium un livre aux pages plastifiées. Elles contiennent chacune une quinzaine de cartes de visite. L'homme feuillette.

«—Non, pas lui, pas lui, fichu, foutu, disparu. Hum… Ha ! Celui-là sera parfait. »

L'homme retire une carte et la tend à Yoann. Puis, il repose le livre et écrit à l'ordinateur, mouvements rapides, click. Il referme le PC.

«—Voilà il viendra vous voir mardi à neuf heures à l'agence. »

Yoann regarde la carte, puis le livre. Il fronce les sourcils, prends le livre et le feuillette à son tour.

«—Dis donc, tu te fiches de nous ! Toutes les cartes de visite ont le même nom. Arnaqueur, rends-moi mes cigarettes !

—     Petit frère imbécile, vérifie donc de plus près. Ne vois-tu pas que le numéro de série de chaque carte est différent ? Crois-tu que je laisserai un tel répertoire sans y mettre une sécurité ? »

Yoann souffle par les narines. Il tourne les talons et tend la carte à Suzanne. C'est elle qui le verra en premier.

«— Au plaisir petit frère, à bientôt. »

Nous sortons de la ruelle pour récupérer la voiture en centre-ville, et Yoann ne répond pas.

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