SAVE-TRIP. Chapitre XVI

caiheme

Je suis le furtif reflet qui raye les voitures stationnées.

Nous avons bien marché.

Fatigués, nous nous installons sur les marches d'un escalier poisseux. Une douce musique rythmée par un piano, teintée de cymbales et de percussions claires nous enveloppe. La mélodie se fait plus présente, elle devient presque matière, comme un voile épais et protecteur. Je ferme les yeux, l'air sent bon l'été, la foule ronronne dans mes oreilles. Je rouvre les yeux, Samuel transpire.

De larges auréoles couvrent sa chemise, ses cheveux mouillés de sueur et ses lèvres gercées en disent long sur le dessèchement qu'il est en train de subir.

Je réfléchis à PST. Le Save-trip est en train de s'achever, lundi on retourne à la vie, on retourne travailler. Profitons de l'instant, nous sommes tous les quatre dans une ville inconnue, les escaliers collent et puent. Samuel et Suzanne sont accroupis, ils ont la tête penchée, leurs visages ont disparu, il n'y a que des cheveux. Yoann regarde les gens passer, il les analyse. Je contemple les bâtiments. Les images de la ville s'étirent, les couleurs deviennent claires. Je me retrouve dans le jardin des grands-parents d'un ami d'une amie. J'ai perdu mes camarades d'escalier. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a un anniversaire, le genre d'anniversaire où je connais un quart des personnes, le lieu où se passe la fête appartient à l'une des personnes des trois quarts inconnus.

C'est le soir, la journée a été remplie par des salades conséquentes, de la viande de barbecue à volonté. Les bouteilles de vin n'ont pas cessé d'apparaître sur les tables, des éclats de rire ont habillé les anecdotes. Des plateaux de fromages blancs, crémeux et secs, ont circulé de convive en convive. Pourtant, je sais que je suis assis sur cet escalier de ciment plein de crasse dans la ville avec Samuel Suzanne et Yoann, mais je sais qu'il y a aussi des rires d'enfants, des conversations intergénérationnelles entre peaux imberbes et visages ridés. L'après-midi se termine par des cafés, le soir doucement fait son entrée.

Je ne comprends pas comment le temps fonctionne, mais des jeux de société occupent la digestion. Le vin entretient les joueurs, il huile leurs engrenages. Quelques alcools forts commencent à apparaître, le tabac fumé se mélange à la fraîcheur des arbres et des fleurs. Dans la pelouse, l'herbe se couche et forme un chemin. Je suis au bout du chemin, assis sur une chaise en plastique, entouré d'arbres et de buissons. Mon dos est plaqué contre le dossier de la chaise, je vois la lumière d'un lampadaire de ville qui brille à travers les feuillages. L'étoile artificielle scintille, c'est le voyant du tableau de bord de la voiture, Yoann conduit, Samuel et Suzanne sont derrière.

Je rêve d'un voyage parfait, un voyage fait d'un mélange subtil de médoc' et d'alcool.

Du vieux cognac qui sent le cuir pour la douceur, pour le moelleux confort, ou bien de l'absinthe, électrique et piquante. Boire et sentir l'arôme imprégner la langue, sentir le liquide tracer des sillons de feu. Puis, gober de l'aspirine en quantité, pour fluidifier le sang et intensifier les effets.

Appel de phare, Yoann active le clignotant, tic-tac d'horloge.

Fumer de l'herbe pour ralentir, du tabac pour la continuité, gober de l'aspirine pour la fluidité.

C'est ainsi que vont se former d'écœurants tourbillons de la pensée, des cyclones de sensations, des couleurs, un malaise intense et paralysant. La tête qui tourne, le sang se fige dans le corps, il sèche, il s'émiette. Il devient semblable à de la gouache séchée, il devient paillette, on se disperse, on croise son reflet dans une fenêtre sombre, dans les fragments d'un miroir brisé, ce qui frappe c'est la pâleur du visage, et surtout c'est le regard, un regard émoussé.

Suzanne se frotte les coudes sur le matelas, Samuel fume une cigarette. Les images s'étirent à nouveau, tout devient sombre, le noir est complet. Mon téléphone sonne. Les paupières restent collées, la couette maintient le corps couché, l'oreiller semble un aimant et ma tête de fer. La peau qui m'entoure devient cage, l'esprit crie de se lever, il est sept heures passées, le réveil plusieurs fois a sonné. Impossible de bouger. Les draps sont si doux, la chaleur confortable et l'extérieur si glacial. L'esprit combat, il remue, s'agite et crie. Les chaînes qui le maintenaient se cassent. Comme la poussière dispersée par les courants d'air, je sens le sommeil sur moi s'en aller. Je suis chez moi, les fenêtres sont grandes ouvertes, Yoann a dû me déposer.

Je traîne mon corps à la cafetière. Pendant la fabrication, je vais à la salle de bains. L'eau coule sur mon visage, je règle la température assez forte pour réveiller le corps. Je m'habille et me rends à PST. Je croise Suzanne dans un couloir de l'agence. La journée s'enchaîne avec des sonneries de téléphone et des doigts qui tapent sur le clavier. Je ne recroise pas Suzanne. La journée va vite, très vite, je sors de l'agence. Pour me remettre je fais un tour en ville, il y a une terrasse de bar agréable au loin, je m'installe à une table libre. Le soleil est chaud. Après avoir été enfermé par une journée de speed dans un bureau à température statique sous un éclairage de néons blancs, chaque détail de vie est distrayant.

Le serveur prend la commande de bière et laisse sur le bord droit de la table une petite soucoupe remplie d'olives verte. Je pique au cure-dents les grains du sud et sors mon paquet. Le papier d'aluminium cache une cigarette. Je pensais les avoir toutes fumées durant le Save-trip. Le serveur pose la bière sur la table et repart avec le pourboire en souhaitant la bonne soirée. Des enfants jouent dans la fontaine pour se rafraichir. J'espère pour eux qu'ils ont gardé leurs chaussures. Les bouteilles de verre ont tendance à se casser dans ce genre d'endroit.

Tout en les regardant, je tends négligemment la main pour saisir une nouvelle olive. Mes doigts rencontrent le vide. Je change la direction de mon regard, le récipient est passé à gauche. Les sphères vertes tremblent et se mélangent. Une tête de rongeur avec des dents de carnivore sort de la soucoupe. L'aluminium qui sert à chauffer les cailloux blanc se déplie et se plaque sur sa tête. La couleur terne de l'os laisse place au gris argenté du papier à rêve. Le corps de la créature est semblable à une pieuvre. Une partie unie, des autres qui se démultiplient. Des tentacules recouverts de cure-dents en bois, une fourrure de rondins aiguisés qui ondule. La tête grossit, l'aluminium a du mal à suivre. Il tremble un peu, puis se déchire pour faire place à une tête de vache dénuée de chair. Les tentacules se rétractent dans la nouvelle tête. Le crâne d'os se recouvre de nerf, de peau. Des yeux poussent dans les orbites vides. La tête boviné flotte devant moi, elle me regarde. Je prends la bière et l'amène à mes lèvres. La vache vole doucement sur la place ensoleillée, elle s'éloigne en gargouillant.

De son cou s'échappent du sang et des entrailles. En tombant sur le sol, les matières organiques disparaissent en fumée comme l'eau sur une plaque électrique. Je bois une gorgée de bière en fermant les yeux, le tremblement fait taper le verre contre mes dents.

Je repose la pinte, rouvre les yeux et la tête est de nouveau là. Je vois mon reflet dans ses yeux vitreux. La vache meugle, toute sa peau part d'un coup sec. Nappe tirée sans faire chuter les objets. Le museau s'allonge, il se divise en trois tentacules recouverts de vis argentée, le filetage est tranchant, piquant, coupant, aiguisé. Les appendices flottent autour de ma tête, à leur extrémité une corne blanche. Fébrilement je sors mon paquet de cigarettes, mes mains continuent de trembler. Sans quitter du regard le centre d'où sortent ces trois bras au caractère inquiétant, je porte à ma bouche le tube blanc que mes doigts agités saisissent. Je gratte la pierre du briquet, il s'échappe et tombe sur la table. Les mains moites font l'évadé. La crainte qu'il soit tombé dans la bière m'envahit. La fixation visuelle demeure. À l'aveuglette, mes doigts retrouvent le fuyard. Je frotte à nouveau. Flamme, crépitement du tabac, j'aspire, goût étrange. Surprise, c'est l'industrielle de MD. Les tentacules se hérissent et se referment sur ma tête. Noir total.

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