SAVE-TRIP. Chapitre XVIII

caiheme

Je suis la lampe qui effraie

Suzanne ouvre la porte de son immeuble, elle se rend au 4e et dernier étage. Elle croise des garçons et des filles dans les escaliers. Ils dorment, l'un d'eux tient une bouteille pleine à la main, il a dû s'écrouler durant sa course à l'ivresse. Un autre tient une fille dans ses bras, elle a le visage caché par un tee-shirt. Suzanne les enjambe en prenant garde de ne pas les réveiller.

L'immeuble appartenait à son père, quand la mort l'a frappé, Suzanne a hérité de tous les appartements. Durant un temps, elle a perçu l'argent des loyers, pouvant ainsi se payer les bonnes écoles et voyager sans être inquiétée. Lorsqu'elle s'est mise à travailler pour occuper ses journées, elle s'est rendu compte qu'elle avait besoin d'animation, de compagnie. Elle proposa alors à des amies et des connaissances de loger chez elle. L'immeuble était assez grand pour que chacun puisse y faire sa vie. Suzanne n'exigea rien sinon que les lieux devaient être entretenus.

Ainsi l'immeuble était animé, les gens allaient et venaient. Suzanne n'y prêtait pas beaucoup d'attention, mais l'agitation la maintenait éveillée. Même si elle n'était pas particulièrement sociale, elle pouvait dégonfler sa baudruche de nerfs en revenant à l'immeuble. Elle croisait un peu tout et n'importe quoi et cela lui plaisait. Des nouvelles têtes, de nouveaux mouvements chaque jour pour détruire la routine.

Suzanne ouvre la porte du dernier étage, c'est le seul endroit qu'elle ferme à clé. Toutes les pièces paraissent vieilles, délabrées. La peinture s'écaille sur les murs, il y a des traces d'humidité, le plancher en faux bois n'a jamais été changé. Elle rentre dans sa chambre, les volets sont fermés, tout est plongé dans l'obscurité. Il fait frais mais la chaleur et l'air neuf ne sont pas rentrés depuis longtemps. Suzanne ferme les verrous de la chambre et se déshabille. Elle roule en boule ses vêtements et tape ses chaussures pleines de terre sèche au-dessus de l'évier. Elle amène le tout dans la machine à laver et lance le programme. L'eau remplit le cube. Suzanne tourne l'interrupteur, le plafond recouvert de néons blancs s'éclaire. Un bruit électrique sourd emplit l'appartement. C'est l'air préféré de Suzanne.

Elle s'assoit nue sur le sol, place ses avant-bras sur ses genoux et regarde le tambour de la machine tourner. Le bourdonnement de la machine emplit la pièce. Suzanne soupire, instinctivement elle cherche son paquet de cigarettes dans sa poche, mais elle ne rencontre que de la peau. Elle n'a plus de cigarettes, elle se lève et en récupère dans un cendrier.

Tout en fumant les mégots les uns après les autres, elle écoute l'accélération de l'essorage. C'est la sonorité d'un train qui rentre en gare, le crissement des freins sur les rails de métal. La tonalité de rapprochement se bloque sur un instant, le train à l'air de venir, le bruit l'indique. Mais il ne viendra pas, la note est figée. Suzanne tord la tête et voit que la machine grise tourne sur elle-même en même temps que l'essorage s'opère. Un bruit de cigale recouvre le bruit apaisant des néons blancs. Le coassement des bêtes du sud s'accentue, les sons prennent forme. Les crissements deviennent plus aigus. Des troupes de cafards remplissent les oreilles de Suzanne. La machine à laver ripe contre l'air. Le frottement sourd et grave s'accentue. La machine ralentit, s'arrête puis entame une nouvelle rotation dans le sens inverse tandis que l'essorage dans le tambour se poursuit. Les insectes continuent de frotter leurs pattes de plus en plus vite. Suzanne jette le cendrier sur le plafond. Les néons se brisent, le verre éclate sur le sol. Les sons s'atténuent, il ne reste que les pleurs de Suzanne dans l'appartement fermé.

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