Soir - Noir - Froid

Christian Lemoine

Nous marchions contre le vent, en des samedis souverains, où le monde déjà soupçonnait nos hymnes et nos colères. Marcher ainsi, face ouverte contre le mur, yeux agrandis sur la bourrasque, et y débusquer la trace de nos occurrences adverses. Nous marchions. Marcher contre l'effroi, contre les bruits trop adroits qui venaient boire en discrétion le sang de nos désarrois, et emplir de leur chahut les comparutions immédiates de nos prétentions. « Croix de bois, croix de fer, si je mens... », des promesses, des engagements. Rien n'était, au-delà des doigts emmêlés, détenteurs de tous les pouvoirs. Marcher encore, contre la vie qui broie, contre la paroi lucide des rêves trop étroits, contre les trottoirs pavés de trop mièvres intentions. Marcher toujours, par la seule façon de se tenir debout : jurer par le déséquilibre que la marche nous tenait en alerte. Marcher, et toiser les foules, les voir dans les heures de bascule, lorsqu'elles gîtent en vaisseaux sans gouvernail, au péril du moindre écueil. Dans la rumeur qui croît, il est des proies qui se libèrent, et croient déjouer le ressort tendu des tiroirs d'archives. Un soir, sur le promontoire dressé d'où les rois déboussolés abdiqueraient de leur pouvoir chenu, nous avions entrevu l'immensité de nos missions impossibles. Nous marchions, plus tard, les yeux plongés en nous. Sous le bandeau noir, dans nos mains tendues, la courroie vibrante et brûlante, ce cuir en rênes sans couronne, et dans nos paumes exagérément ouvertes, si froid.

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