Souvenirs d'en France

Muriel Guigo

la petite fille parisienne que j'ai été se souvient de séjours passés dans la ferme bretonne de ses grands-parents.

Je m'allonge sur le grand lit arc-en-ciel de ma mémoire, je ferme les yeux et remonte la mécanique du temps pour me retrouver à l'âge de tous les possibles, à l'âge de l'insouciance qui se cogne à la prise de conscience, à l'âge des élans et des peurs enfantines, des films que l'on se repasse à loisir en ajoutant ou supprimant un détail, un personnage, au gré des histoires que l'on se raconte tout bas, à l'âge des étés tantôt tristes et joyeux de mon enfance.

Je me rejoins dans ce grand lit aux bois nervurés, sombres et luisants sur lequel j'ai dû me hisser, vu mon jeune âge et ma petite taille, à l'aide d'un petit banc.

Momie raide et frissonnante, les jambes jointes reposant sur le drap de grosse toile écrue, frais presque humide, je tente de me réchauffer en y frottant vigoureusement les talons.

Je m'enfonce sous les couvertures parées d'un gros édredon gonflé de plumes légères et, de mes pieds en tenaille, à la recherche de la source de chaleur, je tente de rapprocher la bouillote de caoutchouc rose déposée par ma grand-mère au fond du lit.

Une odeur de campagne, de linge propre blanchi au bleu et de bois encaustiqué, remplit la pièce. Je suis là dans la pénombre, la respiration ténue, l'oreille aux aguets et les sens en éveil, en reconnaissance d'un lieu que je retrouve et redécouvre, à l'écoute des moindres craquements de la maison assoupie qui semble à son tour s'étirer, se détendre et puis souffler.

Au-dessus de ma tête, à l'heure où toute activité humaine a pris fin, c'est la fête. Dans le grenier, se livre un ballet incessant de petits pas griffus et rapides, de courses-poursuites dont l'enjeu semble être quelques grains de blé ayant fini leur course dans les interstices du plancher et que j'entends rouler de-ci de-là.

J'imagine que d'autres petits rongeurs plus voraces plongent à corps perdu dans le tas de grains qui s'éparpillent sous leur poids en une cascade bruyante, diffuse et désordonnée de chapelet qui se rompt.

Un raffut inhabituel et la précipitation de pattes sur le solier suivi d'un silence suspect où toute vie semble, pour un temps, suspendue, me fait penser qu'un hôte indésirable s'est invité au festin nocturne et a décidé de mettre fin à cette orgie.

Et puis plus rien ; la maison tout entière semble maintenant assoupie. Seul le meuglement têtu, lugubre et lointain d'un bovin au pré, se fait entendre au plus profond de cette fraîche nuit d'été.

Pelotonnée dans le nid que la chaleur de mon corps a rendue habitable et même délicieusement confortable, je pense déjà à demain et me mets en ordre de bataille pour la journée qui m'attend. Les paupières lourdes, je finis par sombrer vers mes mille et une vies possibles.

Peu à peu, tirée de mon sommeil par tous les bruits familiers de la ferme qui reprend vie, j'entends les brocs de lait en métal qui s'entrechoquent et que l'on traîne dans la cour pour le passage matinal du laitier, les vaches secouant leurs chaines en sabotant le ciment de l'étable, meuglent doucement, impatientes de retourner au champs, la sonnette de l'écrémeuse scellée dans l'appentis tintinnabulant à chaque tour de manivelle, les allées et venues de mes grands-parents affairés aux multiples travaux de la ferme.

Je regarde le plafond de la chambre et m'amuse à retrouver sur les lattes du plancher qui le constituent, les formes que produisent les veines du bois et mon œil expert resitue ici, l'homme au chapeau, là, le gnome au profil aquilin et au regard creux évoqué par une aspérité dans le bois, plus loin, le chien aux poils hérissés. Tout un monde d'êtres imaginaires jouant à cache-cache mais obstinément figés à leur place git au-dessus de ma tête que l'intensité de mon regard ne suffit pas à ranimer.

De cette ferme bretonne de mon enfance et des vies qui s'y sont abritées, il ne reste que les vestiges d'une époque révolue dont le souvenir ranime la flamme et la mémoire se fait le plus fidèle sanctuaire. 

Ma grand-mère y demeure à jamais, elle est là penchée sur la motte de beurre couleur bouton d'or et s'attelle, aujourd'hui, à mouler le pain de beurre qu'elle décorera à l'aide de ses petits ustensiles de bois et qui trouvera sa place sous la cloche de verre posée au centre de la table en chêne centenaire.



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