Spirales

Christian Lemoine

Ces carnets à spirale, achetés un à un, à mesure que se remplissent les pages. L'écriture s'y faufile, compressée entre les lignes serrées ; et quelquefois les lettres, les mots, sont restés en suspens, trop rapidement couchés pour déposer leur sens ; n'en reste plus alors que les signes illisibles, indéchiffrables, enfermant leur message dans une calligraphie obtuse, rétive à tous les décryptages. S'y succèdent, sans logique, des notes absconses, des titres de livres, des bribes de poésie, des références musicales ; peut-être un extrait de lecture, ou la parole entendue d'un philosophe au piège d'un micro, ou celle d'un sociologue donnant en quelques mots sa vision d'un monde mouvant, ou toute pensée un peu sentencieuse, celle-là qui doit éclairer le chaos ; quelque souvenir de rencontre, quelque image d'un visage entraperçu ; quelque sentence fulgurante et sublime qui n'est plus qu'une idée vague, au matin venu, quand la lumière du jour affiche dans sa crudité l'évidence du trivial. Une quelconque fille, dans le brouillard troublant de son unicité, s'y vêt parfois des atours d'une reine, avant d'être avalée dans l'anonymat des foules. Et pourtant, son ombre demeure, stagnante, nimbée de l'aura d'une promesse évaporée, aussi longtemps qu'elle n'est pas supplantée. Rituel des étagères, où les carnets prennent la pose des réflexions figées. Il en est un qui connaît la conjugaison au présent de l'indicatif, s'il garde encore dans son mystère le rêve de dévoiler l'extraordinaire de l'inédit, avant de se réduire à ses itératives banalités, au bas de la dernière page. Alors, celui-là qui n'a plus l'heur de réserver encore des pages intactes trouve sa figure de statue dans l'alignement des tranches aux spirales métalliques. Ainsi, un autre carnet entre dans l'expérience. Mais un jour, forcément...

Signaler ce texte