Suis-je assez malhonnête ?

Thierry Kagan

Sur l'échelle de la satisfaction, qui ne classe au plus haut l'engueulade avec quelqu'un n'y étant pour rien ?

(ne répondez pas, ne répondez pas !)

Aussi, comment se contenir envers un innocent qui s’attend – quand même un peu - à en prendre plein son grade, voire au-dessus ?

Difficile, n’est-ce pas !

Mais… mais quand on joue sur ce terrain, parfois le sort se joue de nous.

Exemple.

Vous êtes au supermarché, vous choisissez une soupe de poisson, soupe code-barrée sur l'étalage à 3 euros 65.

Vous continuez vos allées et disputez d'autres rations de survie à mère-grand qui, ce jour-là, n’a pas de grandes dents (très appréciable pour se mettre en condition).

Vous vous dites, en passant par les liquides, que c'est fou ce que l'on peut faire comme jus sur Terre (vous vous dites même que d’ailleurs, on peut faire du jus avec quasiment tout ce qui traîne sur la planète).

Vous passez par le charcutier pour le plaisir de voir trancher un jambon (et pas le vôtre).

Enfin, vous arrivez en caisse.

Stupeur et tremblements : votre soupe passe non pas à 3,65 mais à 4 euros 30.

Vos vingt extrémités se contractent de concert.

Et là, la caissière de 35 heures votre aînée (j’ai oublié de vous dire : vous êtes chômeur), vous l'allumez à feu doux.

Vous commencez par un aimable « je ne comprends pas ».

Elle est confuse (en fait, pas du tout : elle a juste ses trucs qui lui rappellent sa condition de femme au moment précis où vous l’interpelez).

Mais à l’instar du sympathisant politique (qui régurgite maladroitement les idées de ses leaders pour les reprendre en boomerang dans le râtelier), la caissière, c'est la voix de son maître, il n’y a pas de raison de la ménager.

Donc, très vite, vous la houspillez, la traitant même de caissière (elle n’est pas responsable, bien sûr, mais si elle ne voulait pas croiser le fer avec l’antipathie, elle n'avait qu'à choisir un métier sans client ; travailler avec des phoques, par exemple).

Pour arriver à vos fins, vous calmez le jeu (« ce n’est pas contre vous » ; « ne le prenez pas personnellement », « mettez-vous à ma place » ou autres précautions oratoires désamorçant les poussées de rébellion) et vous demandez à voir le directeur.

Celui-ci s'amène et vous explique que « vous vous rendez pas compte, vous les clients », qu' « il y a tellement de produits », que « c'est un travail de fou que de mettre les prix. Et si, en plus, il fallait les changer partout à la fois, on serait dans un monde idéal. Et un monde idéal, ça n'existe pas ».

Mais là, vous vous braquez : le coquin a tenté un faux syllogisme !

Vous n'êtes pas dupe et vous recontractez.

Par chance, vos mains sont dans les poches, ce qui permet à la colère de se dissiper – là, précisément, dans le pantalon - sans être taxé d’agressivité.

Vous le regardez droit dans les deux logos qu'il porte à la place des yeux et vous lui dites, en tapant d’un pied : "je veux, je veux, je veux ! des bons d'achat pour me dédommager."

Lui revient à la charge en disant que « c'est un métier très dur », que « vous ne vous imaginez pas, vous, les clients… ».

STOOOOP !

Dernière cartouche : vous dites que vous êtes sans emploi et que c'est assez dur aussi comme boulot, tous les jours, d'être chômeur.

Vous observez donc tous deux une minute de silence (ce qui correspond, à peu près, à une minute de chômage).

Et, épuisé, le directeur s'en retourne vous éditer les bons d'achat.

Pendant ce temps, vous relisez le détail des courses sur le ticket de caisse.

Et... vous constatez que la bouteille de Champagne est passée non pas à 23 euros mais à 2 euros 30.

Vous souriez, goguenard.

Un peu de salive vous coule des commissures.

Vous la rattrapez de votre langue et de votre mieux.

Et le directeur revient enfin, les bons d'achat à la main.

Il vous dit, en tapant du pied (mais pas avec le vôtre) : « Et quand les prix en caisse sont plus bas que les prix indiqués en rayon, vous zallez pas nous le dire, hein ! vous zallez pas nous le dire ! ».

Vous appréciez d'abord qu'un directeur de supermarché puisse faire les liaisons entre les mots aussi bien que n’importe quel CE2 (si ce n’est que sa syntaxe est incorrecte).

Ensuite, que lui aussi laisse échapper un peu de salive des commissures (mais qu’il ne sait pas la rattraper).

Vous compatissez. Un peu. Beaucoup.

Et puis, vous vous reprenez, parce que, comme vous le savez, il ne faut pas déconner, on n’a pas que ça à faire quand on est chômeur.

De retour à la maison, vous racontez, tout fier, l'histoire à votre femme (ou à votre chien, selon celui des deux le plus à même de comprendre votre enthousiasme).

Pour fêter ça, bien qu’à température ambiante, vous ouvrez le Champagne à 2 euros 30.

Vous buvez un peu.

Vous attendez.

Rien.

Vous buvez une deuxième coupe. Une troisième. Toujours rien.

Il est bon, ça pétille et tout, mais rien.

Surpris, vous ouvrez une autre bouteille de la même marque, achetée plus tôt dans un autre magasin et au prix fort (et fraîche, celle-là).

Vous buvez verre après verre et là, ça va beaucoup mieux.­­

Que la vie est contradictoire, parfois, non ?

A croire que comme avec les psychanalystes, si on ne paye pas le juste prix, on prend moins de plaisir.

(à moins que ce ne soit la quantité d’alcool qu’il ne faille ajuster…)

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