TA PEAU

Entre toutes, je l'ai choisie, elle et pas une autre. Sa bonne mine, le rosé de sa peau, le reflet que le soleil fait sur le renflement de son corps, tout cela n'a pas manqué de me séduire. Et puis…, je dois l'avouer, il y a l'odeur. Un parfum enivrant hors du commun qui semble n'émaner que d'elle et non de ses compagnes. Certaines pâlissent malgré elles de sa proximité. 

J'échange un regard de connivence avec la marchande des quatre-saisons et je m'en saisis, éprouvant dans le creux de mes mains son velouté, sa taille, son poids et, l'approchant de mon visage, son odeur hors du commun. 

— Elle s'est égarée cette pomme-là ! Une « Cripps » au milieu des Golden. Nous n'en cultivons même pas. Si vous la voulez, mangez-la, me dit-elle avant de se désintéresser de moi.

Dans le panier, les jalouses jubilent de la disparition de Cripps.

Traverser toute l'esplanade où se tient le marché n'est pas une sinécure avec une pomme à la main. Les gens que je croise me regarde avec une telle insistance que je dois louvoyer pour les éviter. En réalité ils n'ont d'yeux que pour cette pomme que je tiens à hauteur de mon visage comme un marionnettiste, prêt à parler pour elle sans desserrer la bouche.

Cette pomme curieuse n'est que l'image de ton absence, de mon manque de toi, de mon impatience que tu reviennes.

Du bout des doigts, par pressions successives, j'éprouve l'élasticité de sa peau délicatement halée mais, comme pour la tienne, des feuilles en ont protégé d'infimes portions jusqu'à les rendre intimes.

Ta peau claire qui laisse deviner par transparence les battements de ton cœur. Tes bras nus  où des tâches dorées ont l'air de se promener et de changer de place, de s'enfuir fâchées à l'approche de ma main qui te frôle. Ton cou ou la naissance de tes seins qui sont de fabuleuses cachettes et qui capture, outre mon âme, celle des fleurs que nous cueillons. Ces jambes que les hommes et les enfants regardent avec étonnement quand nous passons sur le mail en nous donnant la main. D'ailleurs, tes mains, dans le creux de leurs paumes, tes mains cachent des trésors. S'y mêlent le jasmin qu'elles ont capturé en caressant la haie avant que nous sortions, le romarin dont tu ne manques jamais de froisser quelques brins volés au mur de la voisine, les senteurs citronnées de la crème qui est posée sur le coin de l'évier. 

Je suis assis sur le banc tout au bout de l'esplanade, loin des chalands. En tête à tête avec ma pomme. Imagine-moi… J'ai les yeux fermés, je lui parle à voix basse. Incidemment ma joue touche la sienne, enfin sa joue, en quelque sorte. Comprends-moi. Je ne deviens pas fou mais j'entretiens avec elle une relation étrange qui finira bientôt. Tout ce que je suis en train de t'écrire, je le lui explique, je poétise, j'évite de lui dire que tu reviens ce soir pour ne pas la fâcher. Je crois qu'elle s'attache.

J'ai dû m'assoupir un instant. Elle est là, sur mes genoux, échappée de ma main. Sur le dossier raide du banc, deux oiseaux font tapage. Je sens à leurs manières effrontées un désir de capturer ma Cripps ou à tout le moins d'y planter un bec de gourmet. 

De la main droite je les chasse à grands gestes. De la gauche je la saisis et… je la croque. Une jubilation sans honte envahit ma bouche, entoure ma langue pour en ériger les papilles, remonte d'un jet sucré et acidulé jusque dans mes fosses nasales dégageant en volutes des parfums de fleurs et de fruits exotiques.

Au pied d'un arbre, j'abandonne la dépouille, le trognon rongé jusqu'aux pépins, pour les deux prédateurs qui ne se sont enfuis qu'à trois pas sans quitter la pomme des yeux tout au long de sa disparition.

Je vais rentrer à la maison tuer les quelques heures qui me séparent encore de toi. Entre toutes, je t'ai choisie, toi et toi seule. Dans le creux de mes mains je sens déjà l'odeur de ta peau.