TÆDIUM VITÆ

Christian Lemoine

Il n'y aura pas de bétons hermétiques où séquestrer les douleurs inextinguibles, nulle fosse circonscrite d'argiles réputées inaltérables, pour enfouir en stockage profond les plus brûlantes des peines. Ils ne savent quel alphabet, quelle signalétique inventer, pour mettre en garde les visiteurs, les curieux, les inconscients, les trouble-mort. Tout un carrousel de prénoms virevolte et s'agite, quêtant son amnésie dans des images folles, des femmes de pixel, des femmes de quadrichromie. Pourtant, le prénom, l'unique, l'ineffaçable. Il surnage dans les fumées, traverse les écrans insipides, bouleverse les échafaudages illusoires. Et dans toute lecture, il s'immisce et s'insinue pour, fantôme flottant, se glisser entre les mots des auteurs et faire de leurs héros les légataires d'une vie réelle, dans le tourbillon effaré de leur légende. Chaque couple désuni par l'omnipotence de son créateur revendique, dans un cœur blessé qui espère son remède, le droit à la révolte contre le sort qui lui est prescrit. Oh ! Juliette et son Roméo, bien sûr. Mais pourquoi seraient-ils les premiers, les porte-étendard ? Quichotte pour sa dulcinée. Yseult dans les yeux de Tristan, Lancelot terrassé pour Guenièvre. Etienne Lantier recueillant l'agonie de Catherine Maheut. Clotilde Saccard échouant à recevoir celle de Pascal Rougon. Angel Clare foudroyé, exécuteur involontaire de sa chère Tess Durbeyfield. Oh ! leur défilé jamais ne verra son ultime marcheur. Les heureux, les bénis, eux ne se réclament pas du grand œuvre littéraire. Ils n'ont nul besoin de la lumière des célébrités : être deux les comble. Qu'en feraient-ils, de l'indicible ? Muette, la grande douleur ? Comment en serait-il autrement ? Dire, c'est appeler. Crier, c'est tenter de puiser dans le flot des anonymes le regard et la main qui pourraient guérir. Ils le savent bien, elles ne l'ignorent pas, elles et eux, qui tombent sans fin dans la béance insondable ; celle-là qui tressaille en leurs viscères. Le gouffre est sans fond, puisque toujours le fond s'esquive, rétif à la révélation. Fi de la moitié perdue ! Balivernes du double ! L'anachorète, âme meurtrie, pleure sur cet alter-ego qui l'avait accouché au monde, qui lui avait soufflé que la vie reniait ses rudesses. Dans le cercle parfait du ciel piégé dans les noirceurs du puits, il ne peut surprendre que son propre reflet, et les troubles brumes de son lent effacement. Long cortège des bannis, procession lancinante des faces exsangues, quand bien même sous les cagoules un seul visage s'itérerait à l'infini. D'ailleurs, il s'agit bien de la même face décalquée sur le drap, aberration moqueuse d'une sainte Véronique transfuge des ateliers d'une Warhol Factory. Le visage démultiplié se kaléidoscope dans la lagune fangeuse, jusqu'à la nausée. Plongeant de la margelle du puits, la tornade éphémère, qui disperse les ombres, et ne laisse plus sur le sol que des défroques inutiles, cependant qu'au loin, dans un autre maelström de poussières pulvérulentes, la débâcle s'augure.
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