Tapis !

David Lopez

     Quelqu'un va mourir ce soir.

     Le tonnerre gronde au-dehors mais les convives installés en cercle autour de la table ne semblent pas y prêter attention. Je les observe depuis un petit moment mais ça non plus ils ne l'ont pas remarqué. Trop occupés à débriefer le dernier coup que nous venons de jouer.

    C'est moi qui ai invité ce petit monde chez moi, pour une soirée poker.

     Le poker. Ce jeu qui nous réunit si souvent et qui a permis de maintenir le lien entre nous. Des relations qui durent depuis plus de dix ans maintenant, lorsque je me suis inscrit pour la première fois à un tournoi qu'organisait le club local. J'étais nouveau dans le coin et j'ai rapidement trouvé ma place parmi eux. Il faut dire que je suis plutôt bon à ce jeu et avant d'arriver ici je m'étais déjà fait un nom dans le petit monde du poker internet.

     Alors ils m'ont accueilli à bras ouverts, chacun voulant me connaître et apprendre comment gagner sa vie en jouant aux cartes.

     J'ai d'abord suscité la curiosité et l'espoir. Ces sentiments ont très vite laissé place au doute, à la convoitise et à la jalousie. Mais j'ai laissé les mauvaises langues s'épuiser en vaines paroles et me suis lié d'amitié avec Tom et Pascal qui en plus d'être bien sympathiques, voyaient toujours ma présence ici d'un bon oeil. Les deux sont cousins avant d'être des accrocs de poker. Ils sont un peu plus vieux que moi et m'ont pris sous leur aile dès le début.


     Quelqu'un va mourir ce soir.

     Une sensation étrange qui m'étreint l'estomac. Je ne suis pas dans mon assiette depuis qu'ils sont arrivés. J'angoisse.

     — Julien qu'est-ce que tu fous ? m'appelle Tom.

     — J'arrive. Deux secondes.

     Je décapsule une cinquième bière et me dirige vers le salon où nous sommes installés depuis maintenant plusieurs heures. Je tend à chacun une bouteille mais seul Pascal me remercie poliment tandis que les autres m'exhortent à me dépêcher pour reprendre la partie.

     En plus des deux cousins, il y a José, un type tatoué partout de cinquante cinq ans qui conduit des engins de chantier le jour et qui dilapide sa paye au casino la nuit. Il n'avait jamais gardé une femme plus de quelques mois dans sa vie et cela ne surprenait personne. Le dernier de la bande était Joshua, un jeune assoiffé de gloire et de pognon, et qui ne s'en cachait pas. Il pourrait devenir un requin du poker en travaillant mais je n'y croyais pas. Ce mec avait trop d'égo pour envisager que sa vision du jeu ne soit pas la bonne.


     Je trouve l'ambiance tendue depuis tout à l'heure. Tom, qui a d'habitude toujours le mot pour détendre l'atmosphère, a la mine des mauvais jours. J'ai eu vent de la dispute qu'il avait eu avec Joshua au club la semaine dernière, sans savoir de quoi il en retournait. En tout cas leurs échanges s'étaient résumés au minimum ce soir et Tom avait déjà perdu trois fois sa mise, ce qui expliquait sans doute sa mauvaise humeur.

     De son côté, José est fidèle à lui-même. il maltraite un chewing-gum avec les quelques dents qu'il lui reste et émet des grognements de temps à autre pour donner son point de vue. Son tapis de jetons n'a pas trop bougé.

     — Bon, on reprend les gars ?

     — Allez c'est reparti, je dis.


     C'est mon tour de distribuer. Je bats les cartes avec dextérité, j'étais croupier avant d'arriver dans la région. Pascal est premier de parole, il décide de jeter ses cartes, tout comme José et puis moi. Ne reste que Joshua et Tom sur ce coup. Le premier fixe les jetons de son adversaire avant d'annoncer “Tapis”.

     Tom paraît désarçonné, agacé d'être une nouvelle fois provoqué par la désinvolture de ce jeune joueur. Il hésite. Je capte le regard que vient de lui lancer son cousin, un regard qui lui demande de rester patient et de ne pas céder une nouvelle fois.

     Malgré tout, sans prononcer un seul mot, il pousse tous ses jetons au milieu de la table. Signifiant ainsi qu'il paye la relance de son adversaire. Ils retournent alors leurs cartes, deux rois dans les mains de Tom contre deux as pour Joshua qui part largement favori dans cette confrontation.

     Je tire le flop, le turn puis la rivière mais aucune carte ne vient aider les rois.

     Alors que je m'attend à ce que Tom annonce qu'il achète une énième fois des jetons pour rester en jeu, celui-ci surprend tout le monde en se levant brusquement.

     — Bordel cette comédie a assez duré les gars ! hure-t-il.

Personne ne semble réagir.

     Je perçois alors quelque chose d'étonnant. José vient de faire un mouvement du menton vers Joshua, comme pour lui donner son approbation.


Quelqu'un va mourir ce soir.

     Cette sensation que je tente de repousser depuis plusieurs heures revient me serrer les entrailles. Je n'arrive plus à m'en débarrasser.

    J'ignore l'objet du différend qui les a opposé la semaine dernière mais la rancune a l'air tenace. J'ai peur que les choses dégénèrent sous mon toit alors je tente d'intervenir.

     — C'est pas grave Tom, arrête-toi de jouer pour ce soir, la chance reviendra une prochaine fois. Et toi Josh, stoppe la provoc'.

      Celui-ci se tourne vers moi. Son visage rougissant de colère, il se lève et me jette :

     — Mais ferme ta gueule Julien ! Si on en est là c'est de ta faute !

      Je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Je n'ai jamais fait de mal à aucun des gars présents ici.

     José se lève à son tour dans un mouvement lent, le bruit de la chaise raclant le sol provoquant un petit vacarme. Tout le monde s'attend à ce qu'il parle mais il ne dit rien.

      Je ne saisis toujours pas ce qu'il est en train de se passer.


     — Tu nous as tous rendu fous avec le poker Julien. José et Tom sont ruinés, Joshua n'a que vingt-cinq ans mais il est déjà sur la paille. Moi-même ma femme m'a quitté le mois dernier à cause de ce maudit jeu.

Mais toi tu n'en as rien à foutre, tu ne vois rien. Tout ce qui compte c'est ton profit personnel. On est tous dans la merde et tu ne t'es rendu compte de rien.

     C'est Pascal qui vient de parler. Avec un ton beaucoup trop calme qui me glace le sang. Contrairement aux autres il ne se lève pas et continue de fixer ses jetons.

     — Cette fois c'est terminé, aboie José.

     En même temps qu'il prononce ces mots, il sort de sa poche un objet que mon cerveau ne parvient pas à considérer comme réel.

     J'observe un à un les visages autour de moi et ne réussis à y lire que de la colère et du ressentiment.

    Quant à moi, je dois avoir l'air ahuri, hagard. Mes yeux se posent à nouveau sur l'objet sorti par José. Cette fois j'arrive à intégrer ce que c'est. Un flingue.

   Un grondement sourd se fait entendre dehors. L'orage reprend de plus belle.

      Soudain tout se met en place dans ma tête.


     Quelqu'un va mourir ce soir.

     Moi.


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